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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20110525

Dossier : IMM-4226-10

Référence : 2011 CF 587

Ottawa (Ontario), ce 25e jour de mai 2011

En présence de l’honorable juge Pinard

ENTRE :

German HERNANDEZ RODRIGUEZ

Irma Gabriela ORTIZ BLANCA

German HERNANDEZ ORTIZ

 

Demandeurs

 

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]          Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2001), ch. 27, par German Hernandez Rodriguez, Irma Gabriela Ortiz Blanca et German Hernandez Ortiz (les demandeurs). Le tribunal a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de « réfugiés » ni celle de « personnes à protéger » et a donc rejeté leur demande d’asile.

 

[2]          Les demandeurs sont citoyens du Mexique. Leur demande d’asile est basée sur le récit d’Irma Gabriela Ortiz Blanca (la demanderesse), l’épouse de German Hernandez Rodriguez. German Hernandez Ortiz est leur fils.

 

[3]          Le 10 décembre 1999, l’entreprise Distribution IGOB a été constituée à Puebla. L’entreprise vendait et distribuait des cartes de téléphone prépayées. La demanderesse était la représentante légale de cette entreprise. L’entreprise a établi des liens commerciaux avec la compagnie Josper Communication, représentée par Rafael Pellegrin Breton. Ce dernier serait ami avec le gouverneur corrompu de l’État, M. Mario Marin Torres et serait aussi affilié avec le richissime Carlos Slim, propriétaire de la compagnie de télécommunications Telcel.

 

[4]          Monsieur Pellegrin Breton a intenté une action contre la demanderesse, qualifiant cette dernière de fraudeuse. Il aurait voulu l’impliquer dans une fraude dont il était le responsable. La demanderesse en a été informée le 2 mai 2007, lorsque trois policiers fédéraux seraient entrés chez elle sans mandat d’arrestation et l’auraient ensuite détenu dans leur véhicule. Elle aurait réussi à s’échapper. La demanderesse a contacté un avocat qui lui aurait conseillé de quitter Puebla. Les demandeurs sont allés à Phoenix (Arizona) pendant 25 jours, puis sont restés dans l’État de Chiapas pendant quatre mois jusqu’à la résolution de l’action. La demanderesse a été exonérée de toute faute.

 

[5]          Les demandeurs auraient subséquemment commencé à recevoir des menaces de mort par téléphone. La demanderesse aurait tenté un recours aux autorités, mais sa plainte n’aurait pas été poursuivie à défaut de preuves.

 

[6]          Le 19 février 2008, M. Pellegrin Breton aurait intercepté les demandeurs en leur disant qu’ils allaient payer. Les demandeurs l’auraient dénoncé auprès du Ministère public. M. Pellegrin Breton aurait été mis au courant de cette dénonciation puisque lui et ses amis auraient intercepté et battu le demandeur. M. Pellegrin Breton les ayant menacé une fois de plus, et en raison de l’état psychologique délicat de la demanderesse, les demandeurs ont décidé de venir au Canada. Ils sont arrivés ici le 9 juin 2008 et ont demandé l’asile le jour même.

 

* * * * * * * *

 

[7]          Le tribunal a trouvé que la question déterminante en l’espèce était celle de l’existence de la protection étatique. Le tribunal a fondamentalement trouvé que les demandeurs n’en avaient pas fait suffisamment pour revendiquer la protection de l’État. Il a trouvé que s’ils n’avaient pas confiance aux autorités locales, ils auraient dû aller au district fédéral ou à Cancun afin de se plaindre aux autorités là-bas. Ils auraient pu se plaindre aux organisations non-gouvernementales ou profiter de l’offre de leur avocat de les aider dans le futur. Le tribunal a aussi jugé la crédibilité des demandeurs affectée par leur défaut de demander l’asile lorsqu’ils se trouvaient aux États-Unis et par le fait que la procédure que M. Pellegrin Breton avait intentée contre la demanderesse en 2007 avait été rejetée par la Cour.

 

[8]          Le tribunal a noté que les demandeurs ont affirmé qu’il y avait des informateurs au sein de la police qui ont avisé leur agent persécuteur de leur plainte contre lui. Le tribunal a trouvé que la preuve documentaire indique qu’il existe énormément de corruption au Mexique et qu’en général les citoyens n’osent pas porter plainte de crainte de subir des représailles ou d’être enlevés. Le tribunal a noté avoir pris en compte le témoignage de la demanderesse, la preuve documentaire positive et négative, la décision persuasive de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au sujet de la protection de l’État au Mexique (TA6-07453, novembre 2007), la situation des demandeurs, qui ont pu quitter leur pays à deux reprises, et la jurisprudence de cette Cour qui a jugé que malgré le haut niveau de corruption des autorités publiques, dont la police, la protection étatique est néanmoins disponible au Mexique. Il a trouvé que les demandeurs ne l’avaient pas convaincu de l’insuffisance ou de l’inexistence de la protection de l’État, ni qu’il aurait été futile, empirant ou dangereux s’ils s’étaient déplacés dans une autre ville pour y informer les autorités. Il a considéré qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce qu’ils fassent d’autres démarches.

 

* * * * * * * *

 

[9]          Après révision de la preuve et audition des procureurs des parties, la décision en cause m’apparaît déraisonnable pour les motifs suivants.

 

[10]      Premièrement, le tribunal a eu tort de trouver que le défaut des demandeurs de demander l’asile lorsqu’ils se trouvaient à Phoenix minait leur crédibilité. Leur séjour à Phoenix a eu lieu avant plusieurs événements importants : le rejet de l’action de M. Pellegrin Breton par la Cour (ce qui l’aurait agacé), les menaces de mort par téléphone et l’attaque sur le demandeur. Je trouve illogique de conclure que la crédibilité des demandeurs soit diminuée parce qu’ils n’ont pas demandé l’asile à un moment où ils ne pensaient pas en avoir besoin.

 

[11]      De plus, le tribunal a trouvé que M. Pellegrin Breton n’avait pas l’influence que la demanderesse lui a attribuée parce que la Cour a rejeté son action en 2007. Les demandeurs notent que même un système corrompu peut parfois fonctionner et prétendent que le fait que M. Pellegrin Breton n’a pas pu influencer ce résultat n’aurait pas dû affecter leur crédibilité quant à son influence. Je suis d’accord, d’autant plus que les demandeurs n’ont pas pu obtenir la protection policière après le jugement.

 

[12]      En second lieu, et cela est encore plus sérieux, puisque la question de la protection étatique a été la question déterminante pour le tribunal, ce dernier n’a pas suffisamment tenu compte de la situation spécifique des demandeurs en regard de toute la preuve. À cet égard, les demandeurs soutiennent que le tribunal a erré en tirant de la preuve seulement des extraits favorables à son opinion, tout en ignorant les éléments défavorables. Les demandeurs, à ce sujet, notent que le tribunal, à la page 7 de sa décision, réfère au rapport intitulé « 2009 Human Rights Report: Mexico » du U.S. Department of State (USDOS) au soutien de sa conclusion que la protection étatique existe au Mexique. Les demandeurs citent cet extrait du rapport utilisé par le tribunal :

The government generally respected and promoted human rights; however, the following problems were reported during the year by the country’s National Human Rights Commission (CNDH) and other sources: unlawful killings by security forces; kidnappings; physical abuse; poor and overcrowded prison conditions; arbitrary arrests and detention; corruption; inefficiency, and lack of transparency that engendered impunity within the judicial system; confessions coerced through torture; violence and threats against journalists leading to self-censorship. Societal problems included domestic violence, including killings of women, trafficking in persons; social and economic discrimination against some members of the indigenous population; and child labor.

 

 

 

[13]      Les demandeurs notent aussi, en regard de la déclaration du tribunal voulant que le Mexique appréhende des policiers et fonctionnaires corrompus, que le même rapport USDOS indique qu’un seul soldat avait été trouvé coupable sous la présidence de Felipe Calderon. Le rapport énonce aussi :

President Calderon remarked in speeches in March and October that corruption was a serious problem in the police forces and a primary reason for the use of the military in the domestic counter narcotics fight. The CNDH reported that police, especially at the state and local level, were involved in kidnapping, extortion, and in providing protection for, or acting directly on behalf of, organized crime and drug traffickers. Local forces in particular tended to be poorly compensated and directly pressured by criminal groups, leaving them most vulnerable to infiltration. According to a 2009 HRW report in impunity in the country, impunity was pervasive; this lack of accountability contributed to the continued reluctance of many victims to file complaints. . . .

 

 

 

[14]      Tenant compte et des extraits cités dans la décision en cause et de ceux ci-dessus cités par les demandeurs, je suis d’avis, en contexte, que la conclusion du tribunal sur l’existence de la protection étatique est erronée, compte tenu de la situation spécifique des demandeurs établie par la preuve. Il importe ici de reproduire l’extrait pertinent suivant de l’arrêt Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 491, [2009] 1 R.C.F. 237, rendu par ma collègue la juge Danièle Tremblay-Lamer :

[20]     . . . En effet, bien que le Mexique constitue une démocratie et veuille généralement assurer la protection de ses citoyens, la documentation abonde quant aux problèmes de gouvernance et de corruption qui y existent. Les décisionnaires doivent par conséquent apprécier avec soin la preuve dont ils sont saisis et laissant voir que le Mexique, bien qu’il veuille protéger ses citoyens, peut bien ne pas être en mesure de le faire. Cette appréciation doit notamment prendre en compte la situation générale ayant cours dans le pays d’origine du demandeur, toutes les mesures que celui-ci a effectivement prises et sa relation avec les autorités (Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1211, au paragraphe 21; G.D.C.P. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 989, au paragraphe 18).

 

 

 

[15]      De plus, je ne suis pas d’accord avec le reproche du défendeur voulant qu’il s’agisse ici d’une situation où les demandeurs n’ont fait qu’une seule plainte ou n’ont eu qu’une seule interaction infructueuse avec les policiers avant d’abandonner leurs efforts. Le tribunal lui-même a cité des portions de la preuve documentaire démontrant que les citoyens mexicains, face à la corruption, ont souvent trop peur de déposer des plaintes additionnelles. En l’espèce la demanderesse avait déjà été interceptée par la police sans mandat d’arrestation à cause de l’influence de M. Pellegrin Breton. La plainte au sujet des menaces de mort téléphoniques n’a pas été reçue. Plus tard, lorsqu’ils ont déposé une plainte au sujet des menaces de M. Pellegrin Breton, le demandeur a été attaqué et blessé. Je ne trouve aucunement déraisonnable qu’ils n’aient plus tenté de réclamer la protection auprès des institutions qui n’avaient évidemment pas leurs intérêts à cœur, mais plutôt ceux de leur antagoniste. Je trouve que le tribunal a erré en acceptant que la corruption existe tout en ignorant que les demandeurs ont souffert de ce fait et en concluant qu’ils auraient dû réclamer l’aide des institutions qui ont manqué à leurs engagements envers eux.

 

[16]      Pour toutes ces raisons, malgré la présentation soignée de l’avocate du défendeur, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est donc retournée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié différemment constituée pour être reconsidérée.

 

[17]      Je suis d’accord avec l’avocate du défendeur que les questions proposées par les demandeurs pour certification ne méritent pas d’être certifiées, compte tenu des critères jurisprudentiels émanant notamment des arrêts Liyanagamage c. Canada (M.C.I.) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.) et Huynh c. Canada, [1995] 1 C.F. 633 (1re inst.), conf. [1996] 2 C.F. 976 (C.A.).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue par un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 28 juin 2010 est annulée et l’affaire est retournée à la Commission différemment constituée pour reconsidération.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4226-10

 

INTITULÉ :                                       German HERNANDEZ RODRIGUEZ, Irma Gabriela ORTIZ BLANCA, German HERNANDEZ ORTIZ c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 19 avril 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 25 mai 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Stewart Istvanffy                            POUR LES DEMANDEURS

 

Me Michèle Joubert                             POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stewart Istvanffy                                                           POUR LES DEMANDEURS

Montréal (Québec)

 

Myles J. Kirvan                                                            POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

 

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