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Date : 20110525

Dossier : IMM-5217-10

Référence : 2011 CF 589

[Traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2011

En présence de monsieuR LE JUGE PINARD

ENTRE :

MEKEISHA FEZINA DANIEL

 

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision rendue par un commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L. C. 2001, ch. 7 (la Loi). La Commission a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[2]               La demanderesse, Mekeisha Fezina Daniel, est une ressortissante de Saint-Vincent-et-les Grenadines. Elle est née en 1987. Elle avait 13 ans lorsque sa mère s’est engagée dans une union de fait avec un dénommé Calvert Cupid. En mai 2003, M. Cupid aurait agressé sexuellement la demanderesse; il l’aurait régulièrement agressée par la suite. En février 2005, la demanderesse a tenté d’obtenir la protection de la police, mais les policiers se sont contentés de parler à M. Cupid, échangeant même avec lui quelques plaisanteries, et n’ont procédé à aucune arrestation. Immédiatement après leur départ, M. Cupid a menacé la demanderesse. Les agressions se sont poursuivies. La mère de la demanderesse, qui est aussi soutien de famille, refuse de croire que son conjoint est un prédateur sexuel.

 

[3]               En avril 2008, la demanderesse a communiqué avec sa tante, Nyasha Ralph, qui habite au Royaume-Uni. Celle-ci l’a convaincue de communiquer à nouveau avec la police. La demanderesse a porté plainte à la police et les policiers ont rendu visite à M. Cupid, mais aucun suivi n’a été assuré. À la suite de cette visite, M. Cupid a de nouveau menacé de mort la demanderesse.

 

[4]               La demanderesse s’est rendue au Royaume-Uni et est restée chez sa tante pendant trois semaines. Elle avait l’intention de s’y installer définitivement, mais le mari de sa tante n’était pas d’accord avec cette décision et la demanderesse est donc retournée à Saint-Vincent-et-les Grenadines.

 

[5]               La demanderesse affirme qu’en juin 2008, elle a été violée par M. Cupid et s’est retrouvée enceinte. Sa tante lui a fait savoir qu’il y avait une femme au Canada, Mme Josette Davis, qui pourrait être en mesure de l’aider. La demanderesse est entrée au Canada le 5 octobre 2008.

 

* * * * * * * *

[6]               La présente affaire soulève les questions suivantes :

a.       La Commission a-t-elle commis une erreur en n’appliquant pas les « Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe » (Directives concernant la persécution fondée sur le sexe) de la présidente de la Commission lorsqu’elle a déterminé que le témoignage de la demanderesse n’était ni crédible ni plausible?

 

b.      La Commission a-t-elle commis une erreur en déterminant que la demanderesse pouvait bénéficier de la protection de l’État de Saint-Vincent-et-les Grenadines?

 

 

 

[7]               La norme de contrôle applicable à une conclusion tirée par la Commission au sujet de la crédibilité est celle de la décision raisonnable. Par conséquent, la conclusion de la Commission doit appartenir aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick [2008] 1 R.C.S. 190, par. 47).

 

[8]               La norme de contrôle applicable à une conclusion relative à la protection de l’État est également celle de la décision raisonnable (Buitrago c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1046, par. 14).

 

* * * * * * * *

 

[9]               Tout d’abord, la demanderesse soutient que l’objectif des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe est d’aider le tribunal à tirer des conclusions dans le contexte de la revendication du statut de réfugié. Elle cite la décision Griffith c. Canada (M.C.I.) (1999) 171 F.T.R. 240, où une demande, fondée sur des faits semblables et présentée par une femme de Saint-Vincent-et les Grenadines, avait également été rejetée pour des raisons de crédibilité, d’absence de crainte subjective et de protection adéquate de l’État. Le juge Douglas Campbell a insisté sur la nécessité de tenir compte d’un « ensemble de symptômes » que présentent souvent les victimes de violence familiale (citant R. c. Lavallee [1990] 1 R.C.S. 852), ajoutant que « les Directives portant sur le sexe laissent entendre que pour évaluer les actions d’une femme qui est la victime de violence conjugale, il est essentiel d’utiliser des connaissances particulières pour aboutir à une appréciation juste et équitable » (par. 20).

 

[10]           Le juge Campbell a ensuite conclu, au paragraphe 25, que les motifs donnés dans le cas de conclusions relatives à la crédibilité des femmes victimes de violence familiale doivent être sensibles à ce qui est connu des femmes qui se trouvent dans cette situation et qu’il ne faut pas recourir à la norme objective de la « personne raisonnable » lorsqu’il est possible qu’une norme masculine soit appliquée injustement (par. 28). La demanderesse soutient qu’en l’espèce, la Commission est tombée dans ce piège en appliquant une norme objective et en ne faisant pas preuve du degré de connaissance, de compréhension et de sensibilité nécessaire pour l’examen des questions relatives à la crédibilité dans de tels cas (par. 27).

 

[11]           Dans la décision Keleta c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005, CF 56, au paragraphe 14, la juge Danièle Tremblay-Lamer a déclaré qu’il n’est pas nécessaire que la Commission cite les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe dans ses motifs, mais qu’il lui appartient de démontrer le degré de connaissance et la sensibilité décrit dans la décision Griffith, précitée. La demanderesse signale que, dans la présente affaire, la Commission n’a fait aucunement mention de ces Directives, mais qu’elle a plutôt tiré mécaniquement des conclusions reposant uniquement sur des invraisemblances, par exemple sur l’incapacité de la demanderesse à déménager malgré son jeune âge et sur son incapacité à fournir des photographies de l’homme l’ayant violée. La demanderesse souligne qu’elle avait 15 ans quand le cycle de violence a commencé et qu’elle était encore mineure lorsqu’elle a appelé la police pour la première fois. Elle fait valoir que le fait que la Commission ait complètement écarté les Directives a miné l’évaluation objective de ses allégations.

 

[12]           Le défendeur fait valoir que les Directives ne peuvent en soi servir à établir le bien‑fondé d’une revendication lorsque les explications de la demanderesse ne sont pas acceptables (S.I. c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 1662, par. 3 et 4). Le défendeur soutient que le simple fait que la Commission n’a pas cru la demanderesse ne signifie pas que la Commission a été insensible (Vargas c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 1347, par. 15 et 16). Le défendeur fait remarquer qu’il n’est pas allégué que la Commission n’a pas fait preuve de sensibilité dans la conduite de l’audience. Le défendeur soutient que, compte tenu du fait que la demanderesse n’a présenté aucune preuve à l’appui de sa demande, il était raisonnable, et non insensible, pour la Commission de poser des questions sur l’existence possible d’éléments de preuve, comme des photographies, par exemple.

 

[13]           À mon avis, cette décision de la Commission démontre un manque de sensibilité et un défaut d’appréciation du contexte contraires aux Directives. S’il n’était pas nécessaire pour la Commission de mentionner expressément les Directives, elle devait quand même, selon la jurisprudence, tenir compte de l’approche exposée dans les Directives dans son appréciation de la preuve. La revendication de la demanderesse était fondée explicitement sur la violence liée au sexe dans un pays où ce type de violence est monnaie courante. Je suis d’accord avec la demanderesse qu’il y a une distinction à faire entre les décisions citées par le défendeur (S.I. et Vargas, précitées) et la présente espèce. Dans les décisions citées, la Commission avait constaté l’existence d’incohérences et de contradictions réelles dans la preuve de la demanderesse, lesquelles remettaient en question la véracité des allégations (Vargas, par. 15). Dans la décision S. I., la Cour a conclu que la Commission avait appliqué les Directives correctement (par. 8). Dans le cas présent, la Commission n’a relevé aucune contradiction ou incohérence réelle dans le témoignage de la demanderesse, mais elle a plutôt jugé peu plausible que la demanderesse demeure dans une situation de violence compte tenu du fait qu’elle était instruite. Cela correspond très précisément au genre de conclusion douteuse à laquelle les Directives et l’arrêt Lavallee, précité, font référence, et qui démontre selon moi que la Commission n’a pas suivi les Directives, tentant plutôt d’appliquer un point de vue strictement objectif en ce qui concerne ce que doit faire une personne victime de violence. Les motifs de la Commission n’étaient pas, comme le requiert le jugement Griffith, précité, sensibles à ce qui est connu des femmes qui se trouvent dans cette situation; je ne vois rien dans la décision qui démontre que la Commission a tenté de considérer les actions de la demanderesse dans leur contexte, soit celui d’une jeune femme qui, pendant de nombreuses années, a été soumise à des violences sexuelles et au viol par un membre de sa famille. Le témoignage de la demanderesse aurait pu être étayé par une preuve d’expert, mais rien ne l’obligeait en fait à fournir une telle preuve, et malgré cette lacune, j’estime que les conclusions de la Commission ne sont pas fondées sur l’expertise, mais plutôt sur ce que la Commission estime qu’une femme violentée aurait dû faire dans la situation où se trouvait la demanderesse. Bien que j’accepte que l’absence de corroboration par des rapports de police ait été un facteur important, je conclus que le défaut de la Commission d’appliquer les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe a miné son analyse et a rendu déraisonnables ses conclusions sur la crédibilité de la demanderesse.

 

[14]           Deuxièmement, la demanderesse soutient que les conclusions de la Commission concernant la protection de la police à Saint-Vincent-et-les Grenadines sont déraisonnables. La demanderesse cite l’extrait suivant d’une demande de renseignements datant de novembre 2008 :

[traduction] La plupart des policiers ont une connaissance et des compétences limitées en ce qui concerne la violence familiale, y compris en ce qui concerne les procédures. Toutefois, quelques rares officiers traitent la question avec sérieux. Les policiers diplômés reçoivent une formation générale au sujet du maintien de l’ordre qu’ils appliquent aux cas de violence familiale, ce qui donne lieu à des complications pour la victime, qui s’estime victimisée à nouveau.

 

De plus, lorsque les femmes victimes de violence se présentent pour porter plainte contre leur agresseur, elles sont accueillies par de jeunes agents de sexe masculin grossiers, irrespectueux et sexistes qui estiment que la victime a eu ce qu’elle méritait. Il n’y a pas d’équipe spécialisée non plus. Dans la plupart des cas, les agents de police de sexe masculin s’impatientent si la victime hésite à répondre aux questions.

 

En général, l’attitude des policiers, la publicité des débats et l’inefficacité générale de la police et des tribunaux font en sorte que la victime hésite à témoigner.

 

 

 

[15]           La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en n’examinant pas cet élément de preuve, qui contredit sa conclusion selon laquelle les problèmes de la demanderesse découlent de son inaction (Cepeda-Gutierrez et al. c. Canada (M.C.I.) (1998) 157 F.T.R. 35). Elle fait également valoir que la conclusion de la Commission doit être appréciée en fonction des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, étant donné que la Commission, en concluant que l’inaction de la demanderesse contribuait de manière importante à ses problèmes, a omis de tenir compte du contexte dans lequel la demanderesse se trouvait, c’est-à-dire celui d’une jeune fille de 17 ans vivant dans un tel milieu.

 

[16]           Le défendeur soutient que la protection de l’État n’était pas une question déterminante en l’espèce. Bien que la Commission n’ait pas explicitement abordé la question de la protection de l’État comme une question déterminante distincte, elle a, à mon avis, manifestement conclu que la demanderesse aurait pu bénéficier de cette protection, et elle a utilisé cette conclusion pour attaquer la crédibilité de la demanderesse, qui, de fait, n’avait pas sollicité la protection de l’État. Sur ce point, je suis d’accord avec la demanderesse que la Commission a tiré sa conclusion sans tenir compte de la preuve contradictoire. J’estime déraisonnable que la Commission ait attaqué la crédibilité de la demanderesse sur ce point, compte tenu de la preuve contradictoire indiquant que, même si l’inaction des victimes peut jouer un rôle, il y a manifestement des lacunes dans la protection qui leur est offerte, ainsi que dans les comportements auxquels elles se heurtent. Je suis d’avis qu’une approche contextuelle et sensible telle que prescrite par les Directives aurait tenu compte de cela et expliqué pourquoi la Commission a conclu qu’il ne s’agissait pas d’un facteur important.

 

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[17]           Pour les raisons susmentionnées, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour être entendue à nouveau par un tribunal différemment constitué.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission), en date du 16 août 2010, est annulée et l’affaire est renvoyée devant la Commission pour être entendue à nouveau par un tribunal différemment constitué.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 

 

 


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-5217-10

 

INTITULÉ :                                                   MEKEISHA FEZINA DANIEL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 20 avril 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          Le juge Pinard

 

DATE :                                                           Le 25 mai 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ethan Friedman                                                                 POUR LA DEMANDERESSE

 

Patricia Nobl                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ethan Friedman                                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

 

Myles J. Kirvan                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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