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Date : 20110531

Dossier : T‑80‑10

Référence : 2011 CF 629

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2011

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

demandeur

et

 

 

 

JENNIFER BEYAK

 

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, le procureur général du Canada, demande le contrôle judiciaire de la décision rendue le 18 décembre 2009 par M. Guy Giguère, président du Tribunal de la dotation de la fonction publique (le Tribunal).

 

[2]               Le Tribunal avait précédemment conclu qu’il y avait eu abus de pouvoir dans le processus de deux nominations et avait ordonné que ces nominations soient révoquées. Il avait en outre ordonné que des mesures correctives soient prises par Ressources naturelles Canada (RNCan), notamment la suspension de la délégation des pouvoirs de dotation jusqu’à ce que les gestionnaires en cause aient reçu une formation, l’examen des autres nominations ainsi que l’évaluation de la capacité de la section des ressources humaines de RNCan à fournir des conseils appropriés en matière de dotation.

 

[3]               Les ordonnances du Tribunal concernant les mesures correctives ont été annulées par la Cour fédérale lors d’un contrôle judiciaire et ont été renvoyées au Tribunal. Le Tribunal a modifié ses ordonnances concernant les mesures correctives en les changeant en recommandations.

 

[4]               Le demandeur demande maintenant à la Cour d’annuler les recommandations de la décision modifiée du Tribunal au motif que le Tribunal n’a pas compétence pour formuler de telles recommandations.

 

[5]               Je suis parvenu à la conclusion que le Tribunal peut faire des recommandations non contraignantes et je rejette la présente demande de contrôle judiciaire pour les motifs qui suivent.

 

Contexte factuel

 

[6]               La défenderesse, Mme Beyak, a déposé deux plaintes d’abus de pouvoir commis par M. Tom Hynes, directeur, et M. John MacMillan, gestionnaire, relativement à la nomination de Mme Monique Delorme à titre d’agente de développement commercial (niveau CO‑01) à RNCan.

 

[7]               Le 3 mars 2009, le Tribunal a conclu que les deux plaintes d’abus de pouvoir étaient fondées. Le Tribunal a également conclu que MM. Hynes et MacMillan avaient abusé de leur pouvoir en vertu de la Loi sur l’emploi dans la Fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (la LEFP) en agissant de mauvaise foi et de manière irrationnelle et déraisonnable, ce qui a mené à la nomination inéquitable de Mme Delorme au poste d’agente de développement commercial.

 

[8]               Le Tribunal a ordonné que les nominations soient révoquées et a en outre ordonné les mesures correctives suivantes :

 

[200] Le Tribunal ordonne à l’intimé de retirer immédiatement les pouvoirs délégués à M. Hynes en vertu de la LEFP. L’intimé a le loisir de déterminer s’il prendra des mesures en vue de rétablir cette délégation, mais il ne devra pas la rétablir sans qu’une formation adéquate soit donnée à M. Hynes et que ce dernier soit apte à démontrer qu’il répond aux exigences appropriées et préétablies relativement à l’exercice de ces pouvoirs.

 

[201] Le Tribunal ordonne à l’intimé de ne pas rétablir la délégation de pouvoirs de M. Hynes avant d’avoir examiné toutes les nominations effectuées en vertu de la nouvelle LEFP auxquelles MM. Hynes et MacMillan ont participé, d’avoir procédé à des vérifications sur place, s’il y a lieu, et d’avoir déterminé que cette affaire constitue un incident isolé.

 

[202] Le Tribunal ordonne à l’intimé d’évaluer, dans les 90 jours, la capacité de son organisation de ressources humaines de fournir un soutien et des conseils appropriés aux gestionnaires concernant les processus de nomination non annoncés et de corriger, dans les six mois, toutes les lacunes décelées dans le cadre de cette évaluation.

 

 

[9]               Le demandeur a demandé le contrôle judiciaire de la décision rendue le 9 mars; il contestait les ordonnances susmentionnées concernant les mesures correctives. Il n’a pas attaqué les conclusions du Tribunal ni l’ordonnance de révocation des nominations contestées.

 

[10]           Le 10 juin 2009, le juge suppléant Lagacé a examiné la même question dans la décision Canada (Procureur général) c. Cameron et Maheux, 2009 CF 618 (Cameron et Maheux) et a statué, au paragraphe 33, que :

 

[33] Le Tribunal peut fort bien par sa décision sensibiliser l’administrateur à un incident, mais il ne peut par une ordonnance se substituer à la CFP, à l’administrateur ou à l’employeur pour déterminer si des mesures correctives doivent être prises à l’extérieur du contexte précis de la plainte dont le Tribunal est saisi.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[11]           Sur le consentement des parties, la protonotaire Roza Aronovitch a accueilli une demande de contrôle judiciaire le 17 septembre 2009, annulant les ordonnances concernant les mesures correctives susmentionnées et renvoyant l’affaire au Tribunal afin [traduction] « de lui fournir une occasion, si nécessaire, de traiter de la question d’une manière compatible avec le paragraphe 33 de la décision [Cameron et Maheux] de la Cour ».

 

[12]           Le 18 décembre 2009, le Tribunal a revu sa décision et a conclu qu’il avait le pouvoir de recommander des mesures correctives. Le Tribunal a modifié sa décision du 3 mars 2009, essentiellement en transformant les ordonnances concernant les mesures correctives en recommandations.

 

[13]           Le demandeur présente maintenant la présente demande de contrôle judiciaire dans laquelle il soutient que le Tribunal essaie de faire indirectement ce qu’il n’a pas le pouvoir d’ordonner en vertu de la LEFP. Le demandeur fait valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit en agissant sans compétence et qu’il a outrepassé sa compétence, contrairement aux alinéas 18.1(4)a) et c) de la Loi sur les Cours fédérales et au paragraphe 81(1) de la LEFP.

 

Décision contestée

 

[14]           Dans sa décision modifiée datée du 18 décembre 2009, le Tribunal a énoncé le raisonnement l’ayant mené à conclure qu’il avait compétence pour formuler des recommandations non contraignantes :

 

[12] L’intention du législateur, qui a été énoncée dans le préambule de la LEFP, est de disposer de mécanismes de recours destinés à résoudre les questions touchant les nominations. En examinant les éléments de preuve présentés, le Tribunal peut constater des problèmes qui vont au‑delà du processus de nomination visé par la plainte. Le Tribunal peut alors informer l’intimé des mesures recommandées pour régler ces problèmes. Dans de tels cas, les recommandations du Tribunal ne sont pas exécutoires étant donné qu’elles ne sont pas formulées en vertu des dispositions de la LEFP qui confèrent au Tribunal le pouvoir d’ordonner des mesures correctives. Les recommandations du Tribunal sont formulées à titre de suggestion seulement.

 

 

[15]           Le Tribunal a modifié ses ordonnances précédentes concernant les mesures correctives pour les transformer en recommandations non contraignantes. Les modifications précises apportées à ses motifs antérieurs sont soulignées dans les extraits suivants :

 

Préoccupations qui dépassent le contexte de la plainte

 

[190] Lorsqu’il accueille une plainte présentée en vertu de l’article 77, le Tribunal dispose de vastes pouvoirs en matière d’ordonnance de mesures correctives, conformément au paragraphe 81(1) et à l’article 82 de la LEFP. Le Tribunal peut ordonner à la défenderesse de révoquer la nomination ou de ne pas faire la nomination proposée. Le Tribunal peut ordonner à l’intimée de prendre toute mesure corrective qu’il juge appropriée, exception faite d’une ordonnance de faire une nomination ou d’entreprendre un nouveau processus de nomination. Comme l’a indiqué la Cour fédérale dans la décision Procureur général du Canada c. Cameron et Maheux, 2009 CF 618, l’ordonnance du Tribunal concernant les mesures correctives doit se rapporter uniquement au processus de nomination visé par la plainte. Lorsque le Tribunal a des préoccupations qui dépassent le contexte de la plainte, il peut toutefois en faire part à l’intimé. Il convient de noter que les mesures correctives s’adressent à l’intimé sous forme d’ordonnance et non aux personnes en cause lorsque l’abus de pouvoir est constaté.

 

 

[…]

 

[191] Dans le préambule de la Loi, le législateur a indiqué que le pouvoir discrétionnaire de dotation, accordé en vertu de la LEFP à la CFP et aux administrateurs généraux, doit être délégué à l’échelon le plus bas afin d’assurer la marge de manœuvre nécessaire en matière de dotation. Il est donc important de s’assurer que ce pouvoir discrétionnaire est exercé raisonnablement, comme l’a voulu le législateur. Lorsque le Tribunal statue que celui‑ci n’a pas été exercé raisonnablement et qu’il y a eu abus de pouvoir, il peut ordonner des mesures correctives directement liées à la plainte. Lorsque les préoccupations du Tribunal sont plutôt de nature systémique, comme le fait de s’assurer que le pouvoir discrétionnaire est exercé de façon à respecter l’intention du législateur dans d’autres processus de nomination, il peut faire part de ces préoccupations à l’administrateur général et à la CFP.

 

[…]

 

[195] Les éléments de preuve présentés au Tribunal démontrent clairement que M. Hynes ne devrait pas continuer à agir en qualité de subdélégataire de l’intimé à moins que ce dernier ne prenne les mesures correctives qui s’imposent. Les éléments de preuve démontrent aussi que les mesures mises en place par l’intimé n’ont pas suffi à faire en sorte que ces nominations soient fondées sur le mérite et que la LEFP, le REFP et les exigences des lignes directrices soient observées et non contournées. Ces considérations amènent le Tribunal à formuler les recommandations suivantes à titre de suggestion pour aborder les préoccupations du Tribunal.

 

[196] M. Hynes a indiqué qu’il avait eu une formation limitée relativement à la LEFP et qu’il s’en était remis à l’avis des conseillers en ressources humaines. Celui‑ci devrait à tout le moins recevoir une formation suffisante pour exercer le pouvoir de dotation qui lui a été délégué en vertu de la LEFP. Le Tribunal recommande que tant qu’il n’aura pas achevé cette formation et que n’aura pas été évaluée sa capacité de prendre des décisions appropriées et de mener des processus adéquats en matière de nomination, aucun pouvoir de dotation en vertu de la LEFP ne lui soit délégué.

 

[197] Le Tribunal a jugé que M. Hynes a fait preuve d’irrévérence à l’égard de la LEFP et des autres exigences en matière de dotation. La direction de M. Hynes a manifestement conduit aux abus de pouvoir constatés dans les nominations qui font l’objet des plaintes en l’espèce. À la lumière de ces constatations, l’intimé devrait s’assurer qu’il s’agit d’un incident isolé et que M. Hynes est en mesure d’exercer son pouvoir discrétionnaire conformément aux exigences de la LEFP et des autres exigences en matière de dotation. Le Tribunal recommande que l’intimé examine toutes les nominations internes auxquelles MM. Hynes et MacMillan ont participé et procède à des vérifications sur place, s’il y a lieu, avant de déléguer à M. Hynes un pouvoir de dotation en vertu de la LEFP.

 

[198] En outre, l’intimé assume des fonctions consultatives et de surveillance par l’entremise de son personnel des ressources humaines et il a mis des mesures en place, notamment des critères concernant les nominations effectuées au terme de processus non annoncés. Toutefois, ces mesures se sont avérées inefficaces dans les circonstances entourant les plaintes en l’espèce. Par conséquent, le Tribunal recommande qu’une évaluation soit faite, dans les 90 jours, de la capacité de l’organisation des ressources humaines de RNCan d’offrir aux gestionnaires des conseils adéquats, en particulier en ce qui concerne les processus de nomination non annoncés et de corriger, dans les six mois, toute lacune décelée au cours de l’évaluation.

 

 

[16]           Le Tribunal n’a pas apporté d’autres changements à sa décision antérieure.

 

Dispositions législatives

 

[17]           La Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (la LCF), dispose :

18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral

 

 

 

18.1(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le

cas :

 

a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l’exercer;

[…]

 

 

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle‑ci soit

18. (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

 

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.

 

18.1(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

 

 

(a) acted without jurisdiction, acted beyond its jurisdiction or refused to exercise its jurisdiction;

 

(c) erred in law in making a decision or an order, whether or not the error appears on the face of the record;

 

 

 

[18]           La Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (la LEFP) dispose :

Préambule

Attendu :

 

que la fonction publique a contribué à bâtir le Canada et continuera de le faire dans l’avenir tout en rendant des services de haute qualité à sa population;

 

qu’il demeure avantageux pour le Canada de pouvoir compter sur une fonction publique non partisane et axée sur le mérite et que ces valeurs doivent être protégées de façon indépendante;

 

[…]

 

que le pouvoir de faire des nominations à la fonction publique et au sein de celle‑ci est conféré à la Commission de la fonction publique et que ce pouvoir peut être délégué aux administrateurs généraux;

 

[…]

 

que le pouvoir de dotation devrait être délégué à l’échelon le plus bas possible dans la fonction publique pour que les gestionnaires disposent de la marge de manœuvre dont ils ont besoin pour effectuer la dotation, et pour gérer et diriger leur personnel de manière à obtenir des résultats pour les Canadiens;

 

[…]

 

77. (1) Lorsque la Commission a fait une proposition de nomination ou une nomination dans le cadre d’un processus de nomination interne, la personne qui est dans la zone de recours visée au paragraphe (2) peut, selon les modalités et dans le délai fixés par règlement du Tribunal, présenter à celui‑ci une plainte selon laquelle elle n’a pas été nommée ou fait l’objet d’une proposition de nomination pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

 

a) abus de pouvoir de la part de la Commission ou de l’administrateur général dans l’exercice de leurs attributions respectives au titre du paragraphe 30(2);

 

b) abus de pouvoir de la part de la Commission du fait qu’elle a choisi un processus de nomination interne annoncé ou non annoncé, selon le cas

[…]

 

 

81. (1) S’il juge la plainte fondée, le Tribunal peut ordonner à la Commission ou à l’administrateur général de révoquer la nomination ou de ne pas faire la nomination, selon le cas, et de prendre les mesures correctives qu’il estime indiquées.

 

 

82. Le Tribunal ne peut ordonner à la Commission de faire une nomination ou d’entreprendre un nouveau processus de nomination.

 

88.(2) Le Tribunal a pour mission d’instruire les plaintes présentées en vertu du paragraphe 65(1) ou des articles 74, 77 ou 83 et de statuer sur elles.

 

102. (1) La décision du Tribunal est définitive et n’est pas susceptible d’examen ou de révision devant un autre tribunal.

 

(2) Il n’est admis aucun recours ni aucune décision judiciaire — notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto — visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action du Tribunal en ce qui touche une plainte.

Preamble

 

Recognizing that

the public service has contributed to the building of Canada, and will continue to do so in the future while delivering services of highest quality to the public;

 

Canada will continue to benefit from a public service that is based on merit and non‑partisanship and in which these values are independently safeguarded;

 

 

 

authority to make appointments to and within the public service has been vested in the Public Service Commission, which can delegate this authority to deputy heads;

 

 

delegation of staffing authority should be to as low a level as possible within the public service, and should afford public service managers the flexibility necessary to staff, to manage and to lead their personnel to achieve results for Canadians;

 

 

 

 

77. (1) When the Commission has made or proposed an appointment in an internal appointment process, a person in the area of recourse referred to in subsection (2) may — in the manner and within the period provided by the Tribunal’s regulations — make a complaint to the Tribunal that he or she was not appointed or proposed for appointment by reason of

 

 

 

 

(a) an abuse of authority by the Commission or the deputy head in the exercise of its or his or her authority under subsection 30(2);

 

 

(b) an abuse of authority by the Commission in choosing between an advertised and a non‑advertised internal appointment process;

 

 

81. (1) If the Tribunal finds a complaint under section 77 to be substantiated, the Tribunal may order the Commission or the deputy head to revoke the appointment or not to make the appointment, as the case may be, and to take any corrective action that the Tribunal considers appropriate.

 

82. The Tribunal may not order the Commission to make an appointment or to conduct a new appointment process.

 

88.(2) The mandate of the Tribunal is to consider and dispose of complaints made under subsection 65(1) and sections 74, 77 and 83.

 

102. (1) Every decision of the Tribunal is final and may not be questioned or reviewed in any court.

 

 

(2) No order may be made, process entered or proceeding taken in any court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise, to question, review, prohibit or restrain the Tribunal in relation to a complaint.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Questions en litige

 

[19]           Les parties ne sont pas d’accord sur les questions soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire. Le demandeur soutient que la norme de contrôle est celle de la décision correcte, alors que la défenderesse fait valoir que c’est la norme de la décision raisonnable que l’on doit appliquer.

 

[20]           Le demandeur formule les questions en litige du point de vue de la compétence et propose la question suivante :

[traduction]

·      Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur de droit ou agi sans compétence ou outrepassé sa compétence en formulant des recommandations concernant les mesures correctives appropriées à apporter dans pareilles circonstances?

 

 

[21]           La défenderesse perçoit les questions différemment et les énonce comme suit :

[traduction]

·      Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en formulant des recommandations non contraignantes en réponse à ses préoccupations systémiques relatives au processus de nomination?

 

·      La Cour a‑t‑elle compétence pour examiner les recommandations non contraignantes formulées sans fondement législatif exprès et les remarques incidentes du Tribunal?

 

 

[22]           Voici, selon moi, les questions en litige :

 

·      Le Tribunal a‑t‑il compétence pour formuler des recommandations?

 

·      La Cour a‑t‑elle compétence pour examiner les recommandations faites par le Tribunal?

 

 

Norme de contrôle

 

[23]           Compte tenu de l’approche divergente des parties quant aux questions en litige, j’estime qu’il est nécessaire d’arrêter en tout premier lieu la norme de contrôle judiciaire relative à la question de savoir si le Tribunal a ou non compétence pour formuler des recommandations.

 

[24]           Dans larrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 34 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’y a que deux normes de contrôle judiciaire : celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. La Cour suprême a ajouté que la cour de révision doit avant tout se demander si la norme de contrôle judiciaire relative à la question en litige a déjà été établie (Dunsmuir, paragraphe 62).

 

[25]           Le demandeur fait valoir que la Cour a déjà conclu que, dans deux décisions similaires visant des décisions du Tribunal, Lavigne c. Canada (Sous‑ministre de la Justice), 2009 CF 684 (Lavigne), et Cameron et Maheux, c’était la norme de la décision correcte qui s’appliquait.

 

[26]           Dans la décision Lavigne, dans laquelle le juge Shore a procédé à l’analyse de la norme de contrôle, le demandeur contestait la décision du Tribunal de rejeter sa plainte pour divers motifs. Le juge Shore a examiné la question de savoir si le Tribunal a correctement interprété le terme « abus de pouvoir » comme étant une pure question de droit. Toutefois, il a fait remarquer que la décision du Tribunal selon laquelle le Comité de présélection a agi de manière fautive et a abusé de son autorité mettait en cause des questions mixtes de fait et de droit et devait être contrôlée selon la norme de contrôle de la décision raisonnable. Compte tenu de ces facteurs, le juge Shore a contrôlé la question dont il était saisi selon la norme de la décision raisonnable.

 

[27]           Dans la décision Cameron et Maheux, le juge suppléant Lagacé a examiné des ordonnances du Tribunal concernant des mesures correctives qui ressemblaient à celles que le Tribunal avait ordonnées dans la présente affaire. Il a effectué une analyse contextuelle, se concentrant sur la question de la compétence du Tribunal, concluant que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision correcte en ce qui concerne la question de la compétence et celle de la décision raisonnable en ce qui concerne la conclusion mixte de fait et de droit du Tribunal.

 

[28]           Le juge suppléant Lagacé a conclu que la lecture combinée des articles 77, 81 et 82 de la LEFP indique que « toute mesure corrective ordonnée par le Tribunal ne doit porter que sur le processus de nomination faisant l’objet des plaintes dont il est saisi » : Cameron et Maheux, paragraphe 18.

 

[29]           Au paragraphe 22, le juge suppléant Lagacé a examiné les trois mesures correctives prises par le Tribunal, à savoir :

(a)        faire enquête sur toutes les nominations faites par la gestionnaire depuis l’entrée en vigueur de la Loi;

(b)        suspendre le pouvoir de dotation délégué à la gestionnaire pendant cette enquête; et

(c)        fournir à la gestionnaire une formation afin de s’assurer qu’elle comprend bien ses responsabilités et ses obligations en vertu des nouvelles dispositions de la Loi.

 

Le juge suppléant Lagacé a statué que ces mesures correctives ordonnées empiétaient sur le pouvoir exclusif de la Commission de la fonction publique (la CFP) de déléguer et de surveiller le pouvoir de nomination prévu aux paragraphes 15(1) et 24(2) de la LEFP, qu’elles se substituaient au pouvoir de l’administrateur général de sous‑déléguer ce pouvoir et portaient atteinte au pouvoir de l’administrateur général d’exercer sa discrétion de faire enquête et d’exiger que les employés suivent une formation. Il a également fait remarquer que la Loi sur la gestion des finances publiques (L.R.C., 1985, ch. F‑11) (la LGFP) prévoit que les administrateurs généraux de la fonction publique peuvent déterminer les exigences en matière d’apprentissage, de formation et de perfectionnement du personnel dans leurs secteurs respectifs.

 

[30]           Le juge suppléant Lagacé a déclaré :

 

[33] Le pouvoir conféré au Tribunal par la Loi d’instruire des plaintes d’abus de pouvoir dans le cadre de processus de nomination comme c’est le cas ici, ne lui confère pas le droit de s’immiscer dans le pouvoir conféré tel que susdit par la LGFP.

 

[…]

 

[35] Toutefois, même en admettant qu’il y a eu abus de pouvoir dans le processus de nomination faisant l’objet des deux plaintes, pour les motifs déjà donnés, la Cour se doit de conclure que les trois mesures correctives ordonnées n’ont pas droit à la déférence de cette Cour; car elles sont non seulement mal fondées en fait et en droit, donc déraisonnables, mais elles dépassent aussi largement la compétence du Tribunal.

 

 

[31]           À mon avis, le fait que le Tribunal avait rendu des ordonnances qui empiétaient sur la compétence de la CFP et des administrateurs généraux était un facteur important de l’analyse. Il se pose donc nécessairement une question de limites de compétence et la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision correcte.

 

[32]           La Cour d’appel fédérale a soigneusement analysé l’objet des limites de compétence dans l’arrêt Association des pilotes fédéraux du Canada c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 223. Dans cet arrêt, le juge Evans a déclaré au paragraphe 39 :

 

Je vois bien pourquoi il convient d’appliquer la norme de la décision correcte à l’interprétation de dispositions législatives qui distinguent les compétences respectives afférentes à différents régimes administratifs (Dunsmuir, au paragraphe 61), mais je ne puis trouver dans les approches contemporaines du droit administratif relatives au rôle des tribunaux spécialisés et des cours de justice généralistes un raisonnement justifiant de considérer comme une « question de compétence » à laquelle s’applique, conséquemment, la norme de la décision correcte, l’interprétation d’autres dispositions de lois habilitantes ne soulevant pas de « question de droit […] qui revêt “une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise” du décideur administratif » (Dunsmuir, au paragraphe 55).

 

 

[33]           Le juge Evans a résumé la question comme suit :

 

[50] En conclusion, pour établir que la Commission a outrepassé sa compétence en interprétant erronément une disposition de sa loi habilitante ne soulevant pas de question de droit d’une importance capitale pour le système juridique ou ne délimitant pas ses pouvoirs par rapport à ceux d’un autre tribunal, un demandeur doit démontrer que l’interprétation était déraisonnable.

 

[51] La seule réserve que j’apporterais est que le tribunal administratif doit être légalement investi du pouvoir d’interpréter et appliquer la disposition contestée de sa loi habilitante. Toutefois, les tribunaux administratifs exerçant une fonction juridictionnelle, comme la Commission, jouissent habituellement du pouvoir explicite ou implicite de statuer sur toute question de droit qui doit être tranchée pour rendre décision dans l’affaire dont ils sont saisis, y compris sur l’interprétation de leur loi habilitante : Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; [2003] 2 R.C.S. 504, aux paragraphes 40 et 41.

 

[52] À ce stade de l’évolution du droit administratif canadien, il est trop tard, à mon avis, pour invoquer le fantôme des questions de compétences passées afin d’amener la Cour à appliquer la norme de la décision correcte à l’interprétation par un tribunal administratif d’une disposition de sa loi habilitante, sans procéder à une analyse de la norme applicable. L’application de cette norme serait illogique à mon sens lorsque le tribunal administratif dispose du pouvoir d’interpréter la disposition et de l’appliquer aux faits et que l’analyse relative à la norme de contrôle indique que le législateur voulait que le contrôle judiciaire d’une telle interprétation se fasse suivant la norme de la décision raisonnable.

 

 

[34]           Gardant à l’esprit ces principes, je conclus que nous devons effectuer une analyse pour établir la norme de contrôle applicable.

 

[35]           La Cour suprême a indiqué, au paragraphe 64 de Dunsmuir, que cette analyse est contextuelle et qu’elle dépend d’un certain nombre de facteurs pertinents, dont :

1.  l’existence ou l’inexistence d’une clause privative,

2.  la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante,

3.  la nature de la question en cause et

4.  l’expertise du tribunal.

 

J’aborderai chaque facteur à tour de rôle.

 

L’existence d’une clause privative

 

[36]           Les décisions du Tribunal trouvent appui dans une clause privative énoncée clairement dans la LEFP :

 

102. (1) La décision du Tribunal est définitive et n’est pas susceptible d’examen ou de révision devant un autre tribunal.

 

(2) Il n’est admis aucun recours ni aucune décision judiciaire — notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto — visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action du Tribunal en ce qui touche une plainte.

 

 

[37]           Dans la décision Association des employeurs maritimes c. Syndicat canadien de la fonction publique, Section locale 375, 2006 CF 66, au paragraphe 26, le même énoncé législatif figurant dans le Code canadien du travail a été considéré comme une clause privative « étanche ». La clause privative montre que le législateur voulait que l’on fasse montre de déférence envers le Tribunal sur les questions relevant de sa compétence.

 

La raison d’être du Tribunal

 

[38]           La raison d’être du Tribunal est énoncée de façon simple mais large dans le préambule et consiste, aux termes de l’article 88(2) de la LEFP, à [traduction] « instruire les plaintes [et à] statuer sur elles ».

 

[39]           Le Tribunal est un organisme indépendant qui a un rôle central dans le maintien des valeurs énoncées dans le préambule de la LEFP, qui indique notamment que le Canada doit avoir « une fonction publique non partisane et axée sur le mérite et que ces valeurs doivent être protégées de façon indépendante ».

 

[40]           La vaste mission du Tribunal, combinée à son rôle de gardien indépendant du mérite et de la non‑partisanerie, commande de faire preuve de retenue à l’égard de ses décisions : Kane c. Canada (Procureur général), 2009 CF 740, au paragraphe 16, inf. pour d’autres motifs dans 2011 CAF 19.

 

La nature de la question

 

[41]           Le Tribunal devait tenir compte à la fois d’une question de droit – à savoir s’il pouvait faire des recommandations relativement à l’affaire dont il était saisi –, et de fait – fondements à partir desquels il pouvait faire des recommandations. Par conséquent, en formulant ses recommandations, le Tribunal a dû examiner des questions mixtes de droit et de fait qui appellent la norme de la décision raisonnable.

 

L’expertise

 

[42]           Le Tribunal a nécessairement une expertise particulière en matière de dotation de la fonction publique. Ses membres doivent avoir des connaissances et de l’expérience en matière d’emploi relativement aux pratiques d’emploi dans la fonction publique : Lavigne, aux paragraphes 41 et 42.

 

[43]           J’en conclus qu’essentiellement, les éléments mentionnés dans Dunsmuir au regard de la norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal qui ne portent pas sur des questions de compétence militent fortement en faveur de la norme de la décision raisonnable. Les décisions visées comprendraient celles portant sur des questions d’interprétation de la loi constitutive du Tribunal.

 

Analyse

 

Le Tribunal a‑t‑il la compétence pour formuler des recommandations?

 

[44]           L’essentiel du conflit entre les positions des parties réside dans la perception de la raison d’être du Tribunal par opposition aux pouvoirs du Tribunal. Le demandeur allègue que les pouvoirs du Tribunal sont limités et qu’ils ne peuvent pas empiéter sur les pouvoirs qui ont été formellement accordés à la CFP et aux administrateurs généraux. La défenderesse affirme que le rôle du Tribunal est d’être un gardien indépendant des principes de mérite et de non‑partisanerie de la fonction publique.

 

[45]           Le demandeur allègue que le Tribunal ne peut pas exercer son pouvoir dans des affaires à l’égard desquelles on ne lui a pas conféré de pouvoir. Il fait remarquer que le législateur a donné le pouvoir de nommer et de déléguer à la CFP et non au Tribunal. Le demandeur a tenté de démontrer avec force détails comment la loi reflète le fait que le Tribunal n’a pas le pouvoir de mener une enquête, faire une révision ou une vérification et, par conséquent, qu’il ne peut pas rendre d’ordonnances dans ces domaines. Je ne vois pas cela comme étant un élément pertinent puisque la question en l’espèce vise des recommandations non contraignantes du Tribunal et n’est pas de savoir si le Tribunal a le pouvoir de rendre des ordonnances ayant force exécutoire dans ces domaines.

 

[46]           Le demandeur souligne que les pouvoirs du Tribunal se limitent à veiller à ce que la nomination ou le processus de nomination soit corrigé en remédiant aux conséquences de la violation, comme l’a indiqué la Cour dans la décision Cameron et Maheux. Le demandeur allègue que les recommandations du Tribunal de revoir toutes les nominations auxquelles ont participé MM. Hynes et MacMillan ne sont pas appropriées parce que les autres processus de nomination ne faisaient pas l’objet de plainte devant le Tribunal. Il était possible, après tout, que bien qu’ils aient abusé de leur pouvoir discrétionnaire au cours du processus de nomination en litige, ils aient pleinement compris leurs responsabilités et leurs obligations dans le cadre des processus suivis pour d’autres nominations.

 

[47]           Le demandeur fait valoir que le Tribunal [traduction] « ne devrait pas, au moyen de recommandations explicites, être autorisé à réaliser indirectement ce que la Cour a estimé qu’il ne pouvait pas accomplir directement ». Le demandeur explique que de telles recommandations qui en soi ne comportent pas de conséquences juridiques immédiates, [traduction] « peuvent conduire à des actes ou à des ordonnances qui entraînent [de telles conséquences] », de la même manière qu’elles peuvent créer des attentes de la part des plaignants sur la façon dont la Commission de la fonction publique devrait exercer son pouvoir discrétionnaire, ce qui porterait atteinte à son pouvoir discrétionnaire.

 

[48]           Le demandeur soutient également que le pouvoir de faire de telles recommandations n’est pas expressément conféré par la LEFP au Tribunal. Alors que d’autres lois fédérales ont conféré un tel pouvoir, comme la Loi sur la protection des renseignements personnels à l’égard du Commissariat à la vie privée, et alors qu’à l’intérieur de la LEFP même certains pouvoirs de recommandation ont été octroyés expressément à la CFP à l’article 17, aucun pouvoir de faire des recommandations n’a été prévu pour le Tribunal.

 

[49]           Je ne suis pas convaincu par l’affirmation du demandeur selon laquelle des recommandations, bien que non juridiquement contraignantes, peuvent créer des « attentes » nuisibles sur la manière dont la CFP devrait se comporter au sujet des questions relevant de sa compétence. Les recommandations non contraignantes ne sont que cela : non contraignantes. L’employeur, la CFP ou l’administrateur général sont libres d’accepter ou d’écarter de telles recommandations.

 

[50]           Le Tribunal a porté son attention sur les principes énoncés dans le préambule de la LEFP et sur la décision Cameron et Maheux, dans laquelle la Cour a déclaré qu’elle pourrait attirer l’attention des employeurs à cet égard.

 

[51]           Aux termes du préambule de la LEFP, le mérite et la non‑partisanerie dans la fonction publique revêtent une importance fondamentale. La LEFP établit que le Tribunal est un tribunal indépendant et lui confère, au paragraphe 88(2), la mission large [traduction] « d’instruire les plaintes et de statuer sur elles ». À mon avis, ce libellé non limitatif laisse entendre que le législateur a choisi de donner au Tribunal une grande marge de manœuvre.

 

[52]           La seule restriction formelle imposée au pouvoir de réparation du Tribunal est prévue par l’article 82 de la LEFP, qui précise que le Tribunal ne peut ordonner à la CFP de faire une nomination ou d’entreprendre un nouveau processus de nomination. La LEFP n’interdit pas formellement au Tribunal de faire des recommandations.

 

[53]           Les questions de savoir si le Tribunal a une grande marge de manœuvre pour s’acquitter de sa mission (comme semble indiquer la loi) ou si le Tribunal est limité à corriger un problème particulier porté à son attention (comme semble indiquer la décision Cameron et Maheux) sont au cœur du litige. La Cour, dans Cameron et Maheux, fait effectivement remarquer que le Tribunal peut informer l’administrateur général de l’incident. Je pense que le Tribunal peut non seulement informer l’administrateur général (ou la CFP) d’un incident, mais aussi de ses préoccupations découlant de l’incident. Une façon de le faire serait sous la forme de recommandations fondées sur les faits entourant l’incident qui a mené à la plainte qui a été accueillie.

 

[54]           Je trouve donc raisonnable l’interprétation que le Tribunal fait de sa loi constitutive, selon laquelle il lui est permis de faire des recommandations lorsqu’il estime que les affaires qui lui sont présentées donnent matière à préoccupation.

 

La Cour a‑t‑elle la compétence pour examiner les recommandations faites par le Tribunal?

 

[55]           La défenderesse soutient que la Cour n’a pas compétence pour intervenir dans le cadre d’une contestation soit des recommandations non contraignantes soit des remarques incidentes faites par le Tribunal, car elles font partie des motifs de la décision et non pas de la décision elle‑même. Elle fait valoir que l’objet principal d’une demande de contrôle judiciaire devrait être la décision du Tribunal plutôt que son raisonnement.

 

[56]           La défenderesse énumère plusieurs affaires à l’appui de cette affirmation, dont l’arrêt Gko Engineering c. Canada, 2001 CAF 73, où la Cour a indiqué au paragraphe 3 : « Il se peut [...] qu’un intimé ne soit pas d’accord avec tous les motifs du tribunal d’instance inférieure. Toutefois, à moins qu’il ne recherche un dispositif différent, un intimé n’a pas de fondement lui permettant de présenter sa propre demande de contrôle judiciaire. »

 

[57]           La défenderesse estime que les recommandations non contraignantes sont assimilables à des remarques incidentes qui ne justifient pas l’intervention de la Cour lors d’un contrôle judiciaire, comme c’était le cas dans Association des pilotes d’Air Canada c. Association des pilotes des lignes aériennes, 2007 CAF 241, où la Cour d’appel fédérale a déclaré, au paragraphe 27 :

 

Enfin, l’APAC reproche au Conseil d’avoir donné un avis déclaratoire dans une remarque incidente. Or, étant donné précisément que l’avis exprimé par le Conseil constituait une remarque incidente, il n’a aucune valeur de précédent […] et ne justifierait pas l’intervention de cette Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

 

 

[58]           Toutefois, en réponse à cette observation sur les remarques incidentes, je ferais observer que, après que la Cour eut annulé certaines parties de l’ordonnance initiale puis renvoyé l’affaire, le Tribunal a effectué une brève analyse avant de conclure qu’il pouvait faire des recommandations non contraignantes. Les recommandations du Tribunal constituent l’essence de la modification et ne constituent donc pas simplement des remarques incidentes.

 

[59]           En ce qui concerne la possibilité de contrôler les recommandations, la défenderesse renvoie également à l’arrêt Jada Fishing Co. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 103 (Jada Fishing Co.), où la Cour a conclu, au paragraphe 12 :

 

Il est clair que le ministre a le pouvoir, en vertu de l’article 7 de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F‑14, de rendre, à discrétion, des décisions au sujet des licences d’exploitation de pêcheries. En revanche, la formation n’avait pas cette compétence en vertu de la loi et elle a simplement formulé des recommandations que le ministre était en droit d’accepter ou de rejeter. À première vue, les recommandations de la formation ne sont donc pas, de par leur nature, susceptibles de contrôle. En l’espèce, en raison de l’ampleur de l’avis de demande de contrôle judiciaire présenté au juge Pelletier, je suis convaincu que la Cour peut contrôler une décision discrétionnaire du ministre qui se fonde, en partie, sur une recommandation de la formation.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[60]           Bien que la plupart des affaires qui citent l’arrêt Jada Fishing Co. traitent de la relation entre une décision et la recommandation sur laquelle est fondée la décision, il est généralement accepté que les recommandations non contraignantes elles‑mêmes ne sont pas susceptibles de contrôle : voir Chauvin c. Canada, 2009 CF 1202, [2009] F.T.R. 200 (Chauvin), au paragraphe 72, où le protonotaire Aalto cite Jada Fishing Co. pour conclure que les recommandations non contraignantes du Conseil consultatif du Gouverneur général ne sont pas susceptibles de contrôle.

 

[61]           Dans l’arrêt Lingley c. Nouveau‑Brunswick (Comité de révision), [1976] 1 C.F. 98 (CA), la Cour d’appel a déclaré que les exposés d’opinion ne constituaient pas des décisions « si, juridiquement, ils ne tranchent pas une question et n’ont pas d’effet obligatoire ». Elle a estimé que la recommandation en cause n’avait pas ces caractéristiques :

 

Elle ne décide ni ne prétend décider si une personne placée sous garde doit être libérée; en vertu de la loi une telle décision doit être prise par le lieutenant‑gouverneur. En outre, la recommandation de la commission, n’étant qu’un simple exposé d’opinion, ne lie personne; elle ne lie pas le lieutenant‑gouverneur, qui peut l’écarter, ni même la commission puisque celle‑ci peut certainement modifier les points de vue exprimés dans son rapport. (paragraphe 10)

 

Cette approche est toujours valable aujourd’hui, comme on peut le constater dans Chauvin, où la Cour a accueilli la requête du défendeur en radiation de la demande du demandeur visant à faire annuler la recommandation du Conseil consultatif de l’Ordre du Canada ou à la renvoyer pour nouvel examen.

 

[62]           Nonobstant ce qui précède, dans certaines situations, la Cour a conclu que des recommandations peuvent être considérées comme contrôlables lorsqu’une décision repose uniquement sur la recommandation ou lorsque la recommandation affecte les droits juridiques ou les intérêts d’une partie.

 

[63]           Selon l’arrêt Jada Fishing Co., lorsque la recommandation est « inexorablement liée » à la décision du ministre, la Cour contrôlera les recommandations, à savoir elle contrôlera la décision du ministre d’adopter ces recommandations. Dans la décision Waterman c. Canada (Procureur général), 2009 CF 844, la Cour a conclu que les recommandations de l’OAPPA étaient « inexorablement liée[s] » à la décision du ministre et sans effet juridique à moins que le ministre ne les « adopte » en tant que fondement de sa décision. Ainsi, la Cour a conclu que ces recommandations pouvaient être contestées dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, même si c’est la décision du ministre qui devrait expressément faire l’objet du contrôle.

 

[64]           Dans la présente affaire, la LEFP indique que la CFP et l’administrateur général peuvent examiner un nombre varié de sources dans l’exercice de leur pouvoir respectif. Cela étant, il ne semble pas qu’ils soient obligés de s’appuyer uniquement sur les recommandations faites par le Tribunal étant donné qu’ils peuvent, en vertu de la loi, prendre en considération plusieurs sources. On ne peut pas non plus supposer que les recommandations du Tribunal seront nécessairement suivies. Je conclus que les recommandations du Tribunal en l’espèce ne sont pas susceptibles de contrôle parce qu’elles ne sont inexorablement liées à aucune décision.

 

[65]           Dans Morneault, on a plaidé que les conclusions d’un rapport de la commission d’enquête ne constituaient pas des « décisions » susceptibles de contrôle judiciaire. La Cour d’appel a toutefois estimé que les conclusions pouvaient être contrôlées, étant donné que l’intimé a été directement touché par les conclusions puisque celles‑ci étaient exceptionnellement importantes pour lui en raison des conséquences qu’elles avaient sur sa réputation.

 

[66]           Il s’agit, à mon avis, d’une exception importante. Les recommandations du Tribunal peuvent‑elles porter atteinte aux droits légaux ou aux intérêts d’une partie? Dans l’affirmative, les recommandations peuvent être contrôlées.

 

[67]           Le Tribunal a expressément indiqué que ses recommandations n’avaient que des fins d’orientation. L’intention n’est toutefois pas nécessairement un facteur déterminant, puisque la Cour a souligné la nécessité de chercher à savoir si une recommandation peut affecter les droits légaux ou les intérêts d’une partie : Morneault, au paragraphe 42.

 

[68]           Dans le cas présent, le Tribunal emploie des termes non équivoques concernant les actions du directeur et du gestionnaire en cause, et ses recommandations peuvent être interprétées comme si elles sous‑entendaient une autre faute possible. Toutefois, le demandeur a accepté la conclusion du Tribunal concernant l’abus d’autorité et n’a pas présenté d’observations concernant des conséquences sur les réputations des personnes visées. Les individus en cause ne se sont pas non plus constitués en parties pour contester l’ordonnance originale ou les recommandations qui en ont découlé. Je ne vois pas de preuve concernant une atteinte à d’autres droits légaux ou intérêts d’une partie. En conséquence, je n’envisagerais pas d’accueillir la demande de contrôle judiciaire sur ce fondement.

 

Conclusion

 

[69]           En conséquence, je conclus que l’interprétation par le Tribunal de sa loi constitutive, la LEFP, selon laquelle il avait compétence pour formuler des recommandations, est raisonnable, et je conclus en outre que ses recommandations non contraignantes ne sont pas susceptibles de contrôle parce qu’elles ne sont pas inexorablement liées à une décision et qu’elles n’ont pas de conséquences sur la réputation d’une partie.

 

[70]           J’estime que le libellé des recommandations du Tribunal est un peu maladroit parce qu’on a tout simplement substitué les recommandations aux ordonnances antérieures concernant les mesures correctives. De telles substitutions ne sont pas toujours prudentes. À mon avis, la maladresse des recommandations du Tribunal découle de l’historique de l’instance et aussi du fait qu’en renvoyant l’affaire au tribunal, la cour qui a effectué le contrôle judiciaire a fourni très peu de directives au sujet des recommandations.

 

[71]           Les parties ont attiré mon attention sur une décision ultérieure du Tribunal, Susan Ayotte c. Sous‑ministre de la Défense nationale, 2010 TDFP 0016, où le Tribunal a aussi fait des recommandations. Dans cette décision, le raisonnement et les recommandations du Tribunal semblent être mieux analysés et ne transgressent pas les principes susmentionnés d’une façon qui pourrait donner lieu au contrôle judiciaire des recommandations.

 

[72]           Dans ces circonstances, si je me trompe dans mon analyse en concluant que les présentes recommandations particulières du Tribunal ne sont pas susceptibles de contrôle, j’exercerais mon pouvoir discrétionnaire pour ne pas accueillir la demande de contrôle judiciaire parce que le Tribunal n’en est qu’à ses débuts en ce qui a trait à l’élaboration de recommandations et qu’il convient d’attendre une instance plus appropriée avant d’effectuer un contrôle judiciaire des recommandations du Tribunal.


 

[73]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[74]           Aucuns dépens ne sont adjugés.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE  :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

2.         Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑80‑10

 

 

INTITULÉ :                                                   PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et
JENNIFER BEYAK

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 14 octobre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 31 mai 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Stephan Bertrand

 

POUR LE DEMANDEUR

 

M. Steven Welchner

Mme Patrizia Casepanella

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Welchner Law Office

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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