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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20110608

Dossier : IMM-6177-10

Référence : 2011 CF 655

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2011

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

 

ABDI WAHID ADAN

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 9 août 2010 par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente au Canada présentée par le demandeur à titre de membre de la catégorie des « réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières » ou de la catégorie des « personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières », parce qu’il estimait que le demandeur était exposé en Somalie non à de la persécution, mais à de l’insécurité générale, et qu’il disposait au Somaliland d’une possibilité de refuge intérieur (PRI)

 

LES FAITS

Le contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Somalie âgé de 23 ans. Il est né au sein d’une large famille en 1988, dans un village de Mogadiscio. La famille du demandeur est de la tribu des Rer‑Hamar, une tribu minoritaire du sud de la Somalie surtout présente à Mogadiscio.

 

[3]               En 1991, alors que les affrontements politiques et la violence ethnique faisaient rage, des membres de la milice du Congrès somali uni sont venus saccager la maison du demandeur. L’oncle et la tante du demandeur ont été tués et leur maison a été pillée. Les parents du demandeur, qui avait alors trois ans, se sont enfuis à Kismayo avec lui et ses frères et sœurs ainsi qu’avec d’autres villageois.

 

[4]               La famille du demandeur a vécu chez un ami de la famille à Kismayo pendant 13 ans, soit jusqu’en 2004. En janvier 2004, des membres de la milice de l’Alliance de la vallée du Djouba sont venus saccager la maison où habitait la famille du demandeur. Ils ont tué le frère âgé de 18 ans du demandeur. Craignant pour leur vie, les autres membres de la famille ont pris la fuite et ils se sont trouvés séparés les uns des autres. Le demandeur, alors âgé de 16 ans, a pu s’enfuir avec un frère aîné à destination du Kenya. Il ne sait pas ce qu’il est advenu au reste de sa famille. Le demandeur et son frère – qui a présenté une demande d’asile avec le demandeur – ont fait un long voyage et, le 8 février 2004, ils sont arrivés à Nairobi, au Kenya.

 

[5]               Au Kenya, le demandeur et son frère sont confrontés à la dure réalité des personnes sans statut – ils ne peuvent y travailler, étudier ni voyager librement. Ils doivent compter sur la charité des gens pour survivre. Le demandeur dit être fréquemment harcelé par la police kenyane. Il a eu la chance quand même, ajoute-t-il, de faire des études en informatique au Kenya en 2007 et 2008. En septembre 2009, le demandeur a obtenu une bourse d’études pour réfugiés de la Platinum School of Business, qui offre des bourses aux réfugiés reconnus par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR). En août 2010, le demandeur s’est vu décerner un diplôme en technologie de l’information. Il ne peut toutefois toujours pas travailler au Kenya.

 

[6]               Le 10 octobre 2007, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada comme membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières. Le demandeur a produit les documents suivants dans le cadre de cette demande :

1.      des documents émanant des bureaux au Kenya du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et confirmant prima facie le statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur;

2.      un affidavit fait sous serment attestant le fait que, même s’il y a demandé l’asile, le demandeur ne dispose d’aucun statut au Kenya;

3.      un engagement de parrainage du demandeur et de son frère pris conjointement par un oncle qui vit à Toronto et par quatre autres Canadiens.

 

[7]               On a fait passer une entrevue conjointe au demandeur et à son frère le 9 août 2010.

 

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[8]               Par lettre datée du 9 août 2010, l’agent a informé le demandeur du rejet de sa demande de visa de résident permanent à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie désignée des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières.

 

[9]               L’agent a fait état, comme suit, du droit applicable :

1.      l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) définit l’expression « réfugié au sens de la Convention »;

2.      l’article 145 du Règlement définit comme faisant partie de la catégorie des « réfugiés au sens de la Convention outre-frontières » l’étranger à qui on a reconnu la qualité de réfugié alors qu’il se trouvait hors du Canada;

3.      l’alinéa 139(1)e) du Règlement prévoit qu’un visa de résident permanent est délivré à l’étranger s’il est établi que celui-ci fait partie des catégories des « réfugiés au sens de la Convention outre-frontières », des « personnes de pays d’accueil » ou des « personnes de pays source »;

4.      le paragraphe 16(1) de la Loi impose l’obligation aux demandeurs de répondre véridiquement à toutes les questions qui leur sont posées lors de l’entrevue et de fournir aux agents des visas tous les documents requis.

 

[10]           L’agent a conclu que le demandeur ne faisait partie ni de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ni de la catégorie de personnes de pays d’accueil, les deux catégories pertinentes aux fins de sa demande.

 

[11]           Quant à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, l’agent a conclu que le demandeur était exposé à un risque généralisé d’insécurité, mais non à de la persécution pour un motif prévu dans la Convention. L’agent a conclu que le motif déclaré de crainte en cas de retour en Somalie était que le père du demandeur ne pouvait subvenir adéquatement aux besoins de sa famille. L’agent a en outre déclaré que, même si le demandeur avait mentionné être membre d’un clan minoritaire, il n’avait pas démontré qu’il était exposé à de la persécution pour ce motif. Le demandeur n’était par ailleurs exposé à de la persécution pour aucun autre motif visé à la Convention.

 

[12]           Quant à la catégorie de personnes de pays d’accueil, l’agent a examiné si le demandeur avait établi que la violence et l’insécurité persistantes en Somalie auraient pour lui des conséquences graves et personnelles, et qu’il n’y disposait d’aucune PRI. L’agent a conclu qu’une PRI sûre et raisonnable s’offrait au demandeur au Somaliland. L’agent a cité à cet égard Hostages to Peace, un rapport du 13 juillet 2009 de Human Rights Watch figurant sur le site Web de cet organisme et faisant état du fait que le Somaliland avait essentiellement vécu en paix et avait, en matière de droits de la personne, un dossier qui se comparait plutôt avantageusement à celui de [traduction] « tout autre pays dans la région ». L’agent a également cité un article du 21 juillet 2010 affiché sur le même site Web et intitulé Horn of Africa, A Ray of Hope, où l’on déclarait que des élections libres et démocratiques s’étaient déroulées dans le calme au Somaliland, un lieu qui, contre toute attente, était relativement paisible et démocratique depuis 19 ans.

 

[13]           L’agent a déclaré que le demandeur n’avait pas su expliquer pourquoi il ne pouvait aller vivre au Somaliland :

[traduction]

Vous avez dit que vous ne pouviez retourner à Hargeisa parce que vous n’y comptiez aucun membre de votre famille. Lorsqu’on vous a demandé de confirmer si c’était là la seule raison vous empêchant de déménager à Hargeisa, vous avez déclaré que vous craigniez pour votre vie, et une fois encore qu’il ne s’y trouvait aucun membre de votre famille. Vous n’avez établi ce qui vous faisait craindre pour votre vie advenant un retour à Hargeisa.

 

[14]           L’agent a reconnu qu’il y avait des problèmes de criminalité au Somaliland, mais il a déclaré que ce n’était pas là un motif pour accorder le statut de réfugié.

 

[15]           L’agent a par conséquent conclu que le demandeur n’était pas crédible et ne satisfaisait pas aux exigences prévues dans la Loi et le Règlement pour la délivrance d’un visa.

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES PERTINENTES

[16]           Les dispositions légales pertinentes sont reproduites à l’annexe 1 jointe aux présents motifs. Je vais maintenant résumer ces dispositions.

 

[17]           Selon le paragraphe 139(1) du Règlement, un visa de résident permanent est délivré à l’étranger qui a besoin de protection et qui fait partie d’une catégorie établie si, à son égard, aucune possibilité raisonnable de « solution durable » n’est réalisable dans un pays autre que le Canada. Aux termes de l’alinéa 139(1)d), les « solutions durables » sont (i) le rapatriement volontaire de l’étranger ou la réinstallation dans le pays dont il a la nationalité, ou (ii) la réinstallation dans un autre pays.

 

[18]           Les catégories établies mentionnées au paragraphe 139(1) sont les suivantes :

1.      la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, décrite aux articles 144 et 145 du Règlement;

2.      la catégorie des « personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières », décrite à l’article 146;

3.      la catégorie des « personnes de pays d’accueil », l’une des deux sous-catégories des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières, visée à l’alinéa 146(1)a) et décrite à l’article 147, lequel prévoit qu’appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil l’étranger qui doit être réinstallé parce qu’il se trouve hors de son pays de nationalité et qu’« une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne […] ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles pour lui »;

4.      la catégorie des « personnes de pays source », l’autre sous-catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières, visée à l’alinéa 146(1)b) et décrite à l’article 148 et à l’annexe 2 du Règlement, une catégorie sans pertinence aux fins de la présente demande.

 

[19]           La définition de la « catégorie de personnes de pays source » ne pouvait s’appliquer au demandeur parce que, notamment, la Somalie n’est pas reconnue à titre de pays source à l’annexe 2 du Règlement. Pour qu’on fasse droit à sa demande, le demandeur devait donc démontrer qu’il faisait partie de la catégorie soit des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, soit des personnes de pays d’accueil, et qu’aucune « solution durable » ne s’offrait à lui dans un pays autre que le Canada.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[20]           Le demandeur soulève les sept questions suivantes dans le cadre de sa demande :

1.      L’agent a-t-il commis une erreur de droit en refusant d’exercer sa compétence lorsqu’il a fait abstraction d’un motif central de la demande d’asile du demandeur, à savoir son appartenance à un certain groupe social?

2.      L’agent a-t-il commis une erreur en appliquant un mauvais critère pour statuer sur la demande d’asile du demandeur?

3.      La décision était-elle fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte d’éléments quant à toute composante clé de l’affaire, notamment le défaut de l’agent de recourir à la preuve pour vérifier le respect des définitions d’un réfugié au sens de la Convention ou d’une PRI ou, subsidiairement, le défaut de l’agent de comprendre ces définitions?

4.      L’agent a-t-il commis une erreur de droit en n’évaluant pas l’appartenance du demandeur à la catégorie de personnes de pays d’accueil?

5.      L’agent a-t-il manqué envers le demandeur à une obligation d’agir équitablement en ne donnant pas des motifs suffisants?

6.      Le comportement de l’agent lorsqu’il a procédé à son évaluation dénotait-il de la mauvaise foi?

7.      Les dépens devraient-ils être adjugés au demandeur?

 

[21]           Je vais traiter ces questions comme suit :

1.      L’agent a-t-il commis une erreur de droit en interprétant mal ou en n’appliquant pas les critères juridiques de l’appartenance à l’une ou l’autre des deux catégories pertinentes, ou encore en interprétant mal le critère juridique concernant l’existence d’une PRI valable?

2.      Au vu de la preuve, la décision de l’agent était-elle raisonnable?

3.      L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’agir équitablement en n’exposant pas des motifs suffisants?

4.      L’évaluation faite par l’agente dénotait-elle de la mauvaise foi ou une mauvaise conduite?

 

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE  

[22]           Selon la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62, lorsque la cour de révision procède à l’analyse relative à la norme de contrôle, la première étape consiste à vérifier si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » (voir aussi Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12 (le juge Binnie, paragraphe 53)).

 

[23]           Conformément aux arrêts Dunsmuir et Khosa, c’est habituellement la norme de la raisonnabilité qui s’applique aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit. La jurisprudence a en outre conclu que la décision d’un agent quant à savoir si un demandeur faisait partie de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil constituait une question de fait ou une question mixte de fait et de droit et que la raisonnabilité était la norme de contrôle applicable (Qarizada c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1310, paragraphe 15, ainsi que les décision qui y sont citées).

 

[24]           En procédant au contrôle de la décision de la Commission en l’espèce, en fonction de la norme de la raisonnabilité, la Cour s’attardera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, paragraphe 47; Khosa, précité, paragraphe 59).

 

[25]           Les questions d’équité procédurale appellent pour leur part la norme de la décision correcte (Dunsmuir, paragraphes 55 et 90; Khosa, paragraphe 43; Qarizad, paragraphe 18).

 

ANALYSE

1re question en litige – L’agent a-t-il commis une erreur de droit en interprétant mal ou en n’appliquant pas les critères juridiques de l’appartenance à l’une ou l’autre des deux catégories pertinentes, ou encore en interprétant mal le critère juridique concernant l’existence d’une PRI valable?

[26]           L’agent a commis trois erreurs de droit selon le demandeur. Premièrement, il ne se serait pas acquitté de l’obligation juridique incombant à tout agent d’examiner tous les motifs de reconnaissance du droit d’asile pouvant s’inférer de la preuve, même ceux que n’a pas soulevés le demandeur d’asile. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême du Canada a examiné si la persécution en raison d’opinions politiques pouvait fonder la demande d’asile du demandeur, même si ce motif avait été invoqué pour la première fois par un intervenant lors de l’audience devant elle. La Cour suprême a alors déclaré que c’était à l’examinateur et non au demandeur d’asile qu’il incombait d’identifier et d’évaluer les motifs pertinents (pages 745 et 746) :

Je remarque que le Guide du HCNUR, à la p. 17, paragraphe 66, précise qu’il n’incombe pas au demandeur d’identifier les motifs de persécution. Il incombe à l’examinateur de déterminer si les conditions de la définition figurant dans la Convention sont remplies; habituellement, il y a plus d’un motif (idem, paragraphe 67).

 

[27]           Dans la décision Viafara c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1526, la juge Dawson a confirmé l’existence de cette obligation (paragraphe 6) : « la Commission doit examiner tous les motifs de demande d’asile, même si les motifs n’ont pas été soulevés par le demandeur au cours de l’audience ».

 

[28]           Le demandeur soutient que l’agent, même s’il avait reconnu que l’appartenance à un clan minoritaire en Somalie correspondait à l’appartenance à un groupe social – un motif reconnu de persécution –, n’avait pas évalué ce motif dans l’examen de la demande d’asile. L’agent a plutôt déclaré dans sa décision que le demandeur avait fait état non pas de persécution, mais bien d’un risque généralisé :

[traduction]

Vous n’avez fait aucune mention de persécution dans votre demande d’asile, mais avez plutôt déclaré que le motif de votre départ de la Somalie, c’était que votre père ne pouvait bien subvenir aux besoins de la famille. La demande d’asile repose sur l’insécurité générale, pas sur la persécution. […] Vous avez dit être membre d’un clan minoritaire mais vous n’avez pas déclaré ni établi que vous étiez exposé à de la persécution en raison de votre appartenance à ce groupe social.

 

[29]           Le défendeur soutient pour sa part que l’agent n’a pas omis de s’acquitter de son obligation de prendre en considération tous les motifs possibles de persécution. Cette obligation prend uniquement naissance, ajoute le défendeur, lorsque le demandeur d’asile présente une preuve quant à une crainte pouvant se rattacher à un motif particulier. Or le demandeur a déclaré craindre d’être victime d’actes criminels, et non d’agressions du fait de son appartenance à un clan minoritaire. Le défendeur soutient en outre que le demandeur n’a présenté aucune preuve liant sa crainte alléguée à un quelconque motif éventuel de persécution, et qu’on ne peut ainsi reprocher à l’agent de ne pas avoir examiné si la preuve démontrait l’existence d’un tel lien.

 

[30]           La Cour est du même avis que le demandeur sur ce point. Il découle de l’arrêt Ward qu’il incombe à l’agent des visas de prendre en considération tous les motifs possibles de persécution soulevés par une demande d’asile. En l’espèce les réponses du demandeur aux questions posées par l’agent, comme on le précisera plus loin, dénotaient sa crainte d’être pris pour cible comme membre d’un clan minoritaire. Il est donc difficile de concevoir comment l’agent a pu conclure que le demandeur n’avait présenté aucune preuve de persécution, même s’il n’avait pas recouru aux termes précis utilisés dans la loi. L’agent semble en fait s’être fié entièrement sur la demande écrite du demandeur où celui-ci, quand il était demandé s’il pouvait retourner dans son pays d’origine, a déclaré qu’il ne le pouvait pas pour les motifs suivants :

[traduction]

Nous ne pouvons retourner dans notre pays d’origine parce que l’insécurité y persiste et que nous craignons d’être tués parce que l’ordre public n’y est pas maintenu.

 

[31]           La Cour conclut que l’agent était tenu en droit d’examiner si la preuve présentée par le demandeur, y compris lors de son entrevue, étayait une conclusion de persécution pour un motif prévu dans la Convention. Et les motifs de l’agent font voir que celui-ci n’a pas procédé à un tel examen.

 

[32]           Le demandeur fait valoir deuxièmement le défaut de l’agent d’évaluer son appartenance à la catégorie des « personnes de pays d’accueil ». S’appuyant sur la décision Saifee c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589, le demandeur soutient que cette catégorie est distincte de celle des réfugiés au sens de la Convention, et que pour en respecter les exigences, un demandeur d’asile n’a pas à démontrer qu’il craint avec raison d’être persécuté pour un motif prévu dans la Convention. Un demandeur d’asile d’un « pays d’accueil » doit plutôt démontrer (1) qu’il se trouve hors de son pays de nationalité, et (2) qu’une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans ce pays ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves pour lui, sans qu’une « solution durable » ne soit ailleurs disponible.

 

[33]           La Cour conclut que l’agent n’a pas commis d’erreur à cet égard. Celui-ci a en effet déclaré que les critères pertinents de l’appartenance à cette catégorie étaient les suivants :

[traduction]

J’ai évalué en deuxième lieu si votre dossier pouvait être pris en considération en fonction de la catégorie des personnes de pays d’accueil, et si vous aviez ainsi démontré que la violence et l’insécurité dans votre pays de nationalité continueraient d’avoir pour vous des conséquences graves et personnelles. Avant de tirer pareille conclusion, l’agent qui fait passer l’entrevue doit d’abord établir s’il existe une possibilité de refuge intérieur, c’est-à-dire s’il est raisonnable pour vous de déménager dans une autre région considérée sûre de votre pays de nationalité. Or une recherche auprès de sources ouvertes révèle que vous disposez d’une possibilité de refuge intérieur sûre et raisonnable au Somaliland, une région du nord de la Somalie, et dans sa capitale Hargeisa.

 

[34]           Bien que l’agent n’ait pas utilisé les mots « solution durable » dans ses motifs, l’on peut aisément dégager de ceux-ci sa conclusion selon laquelle Hargeisa constituait une « solution durable » entraînant la non-appartenance du demandeur à la catégorie de personnes de pays d’accueil. Quant à savoir si cette conclusion était raisonnable au vu de la preuve dont l’agent était saisi, c’est plus loin que nous en traiterons.

 

[35]           Troisièmement, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en lui imposant un fardeau inapproprié en droit quant à la preuve de son risque de persécution. Selon l’article 96 de la Loi, un réfugié au sens de la Convention est une « personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques », ne peut retourner dans son pays d’origine. Il incombe toujours à un demandeur d’asile de démontrer ses prétentions en ce sens, selon la prépondérance de la preuve. Un demandeur d’asile peut toutefois « craindre avec raison » d’être persécuté, même s’il n’a pu démontrer le risque de persécution en fonction de la norme de la prépondérance de la preuve. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, on ne doit pas confondre cette norme de preuve et le critère objectif d’établissement de la demande d’asile. En l’espèce, le critère objectif est de savoir s’il existe une « possibilité raisonnable », pouvant être inférieure à 50 p. 100, de persécution :

¶10.     Toutefois, il ne faut pas confondre norme de preuve et critère objectif. La distinction a été faite dans l’arrêt Adjei c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1989] 2 C.F. 680, dans le contexte d’une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention.

[…]

¶11.     À la page 682 de la décision Adjei, le juge McGuigan a dit :

Il n’est pas contesté que le critère objectif ne va pas jusqu’à exiger qu’il y ait probabilité de persécution. En d’autres termes, bien que le requérant soit tenu d’établir ses prétentions selon la prépondérance des probabilités, il n’a tout de même pas à prouver qu’il serait plus probable qu’il soit persécuté que le contraire. [Non souligné dans l’original.]

¶12.     Le juge McGuigan a adopté le critère de la « possibilité raisonnable d’être persécuté » comme étant le critère à respecter dans une demande de statut de réfugié au sens de la Convention, c’est‑à‑dire, il n’est pas nécessaire qu’il y ait une possibilité supérieure à 50 p. 100, mais il faut davantage qu’une possibilité minime.

 

[36]           Selon le demandeur, l’agent a exigé de lui qu’il démontre une possibilité supérieure à 50 p. 100 de persécution pour établir qu’il craignait avec raison d’être persécuté. Le demandeur fonde sa prétention sur les réponses données par l’agent lors de son contre-interrogatoire.

 

[37]           Le défendeur soutient pour sa part que les propos de l’agent ne dénotaient pas l’imposition d’un tel fardeau; l’agent a simplement exigé la [traduction] « preuve claire » de l’existence du risque.

 

[38]           Comme je l’ai mentionné, la Cour conclut que l’agent n’a pas examiné la demande de protection en tant que réfugié au sens de la Convention du demandeur, et il n’a donc pas appliqué quelque critère que ce soit. L’agent n’a pas pris en compte la preuve présentée par le demandeur au soutien de cette demande. La Cour juge ainsi sans pertinence la question de savoir quel critère l’agent aurait appliqué s’il avait procédé à l’examen de cette preuve.

 

[39]           En conclusion, la Cour estime tout comme le demandeur que l’agent a commis une erreur de droit en ne s’acquittant pas de son obligation juridique d’examiner si la demande d’asile pouvait étayer une conclusion de persécution du demandeur comme membre d’un clan minoritaire, et ce, même si ce dernier n’avait pas lui-même soulevé ce motif expressément. L’agent devait scruter les réponses du demandeur afin de discerner si la preuve permettait de faire valoir ce motif de persécution.

 

[40]           En outre, comme on le verra plus loin, même si la Cour devait estimer que l’agent s’est acquitté de son obligation juridique en déclarant reconnaître que le demandeur avait mentionné son appartenance à un groupe minoritaire, elle jugerait néanmoins déraisonnable son appréciation de la preuve.

 

2e question en litige – Au vu de la preuve, la décision de l’agent était-elle raisonnable?

[41]           L’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé en Somalie à un risque de persécution pour un motif prévu à la Convention, et qu’il ne faisait pas partie de la catégorie des personnes de pays d’accueil parce qu’il disposait au Somaliland d’une solution durable.

 

[42]           L’une et l’autre conclusion était déraisonnable selon le demandeur. Ainsi, bien que l’agent ait conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution pour un motif prévu à la Convention, la preuve démontrait clairement l’existence d’un tel risque du fait de l’appartenance du demandeur à un groupe social minoritaire – un motif reconnu par la Convention. Le demandeur soutient que, comme le révèle le dossier, il a été agressé en 1991 et en 2004 parce qu’il était membre d’un clan minoritaire. La même preuve démontre en outre, ajoute-t-il, qu’il ne serait pas en sécurité au Somaliland. Le demandeur attire particulièrement l’attention sur les éléments de preuve suivants :

1.      Le demandeur a déclaré dans sa demande et à son entrevue que de puissants groupes, soit le Congrès somali uni en 1991 et l’Alliance de la vallée du Djouba en 2004, s’étaient attaqués aux membres de sa famille.

2.      Lors de son entrevue, le demandeur a clairement fait comprendre, comme suit, que sa situation dangereuse découlait de son appartenance à un groupe minoritaire :

[traduction]

Q – Y a-t-il un autre lieu sûr dans votre pays? Pourquoi ne déménagez-vous pas au Somaliland?

R – Ce sont les grandes tribus qui commandent au Somaliland et il n’est pas facile pour le membre d’une tribu minoritaire d’aller là-bas; c’est pour cela que nous ne pouvons aller au Somaliland.

Q – Que voulez-vous dire en déclarant qu’il n’est pas facile d’aller là-bas?

R – Je suis d’une tribu fortement minoritaire, qui n’a pas la supériorité des autres tribus, alors nous serions peut-être pris pour cibles. C’est pour cela que nous ne pouvons y aller.

Q – Pourquoi vous prendrait-on pour cibles?

R – Ce n’est pas de moi en tant qu’individu qu’il s’agit mais bien de la tribu. Ils vont s’en prendre à une famille ou à un individu, vous tuer, et personne ne fera cas de vos droits.

Q – Comment saurait-on de quelle tribu vous faites partie?

R – En Somalie tout le monde sait de quelle tribu vous êtes et, si vous allez là-bas, on saura à quelle tribu vous appartenez.

Q – Êtes-vous déjà allé là-bas?

R – Non, jamais.

Q – Alors comment savez-vous ce qui s’y produirait?

R – J’ai vu tant de gens provenant du Somaliland, et c’est ce qu’ils disent.

Q – Qui avez-vous rencontré venant du Somaliland?

R – Des membres de clans minoritaires qui s’étaient enfuis du Somaliland et qui étaient venus au Kenya.

Q – Vous les avez vus à Nairobi?

R – Oui.

Q – Croyez-vous qu’on vous tuera si vous allez à Hargesia?

R – Oui.

Q – Pourquoi vous tuerait-on?

R – Si j’allais à Hargeisa, je crois qu’on m’y tuerait parce que je suis membre d’un clan minoritaire. Et si j’étais tué, personne ne poserait de question ni ne dirait quoi que ce soit.

Q – Pourquoi seriez-vous tué?

R – Je serais tué parce que je suis membre d’un clan minoritaire.

Q – Déclarez-vous que vous seriez tué uniquement parce qu’on se rendrait compte de votre appartenance à un autre clan, qu’on vous tuerait et que ce serait tout?

R – Oui, on pourrait me prendre pour cible à cause de ma tribu. Je suis d’une tribu minoritaire et ils ont l’habitude de faire ça, ils tuent les membres de tribus minoritaires comme ils savent qu’ils n’auront aucun compte à rendre.

Q – Alors, ils vous tueront simplement pour le plaisir, comme sport, ou pour se livrer à un quelconque génocide?

R – Je ne sais pas pourquoi. Tout ce que je sais c’est que les membres des tribus majoritaires tuent les membres des tribus minoritaires.

 

3.      Les documents sur la situation régnant dans le pays confirment le témoignage du demandeur selon lequel on le prendrait pour cible en tant que membre de la tribu minoritaire des Rer Hamar.

4.      Ces documents confirment également le témoignage du demandeur selon lequel il ne serait pas en sécurité au Somaliland parce qu’on continuerait de l’y prendre pour cible en tant que membre d’une tribu minoritaire.

 

[43]           Le demandeur soutient finalement que les conclusions de l’agent ne sont pas étayées par la preuve dont il était saisi. L’agent a plus particulièrement mentionné dans sa décision que le demandeur avait déclaré avoir quitté la Somalie parce que son père ne pouvait subvenir aux besoins de la famille. Or le demandeur affirme qu’il n’a jamais donné une pareille réponse, et qu’on n’en fait état ni dans les notes ni dans les transcriptions. L’agent a affirmé dans sa décision, en outre, que le demandeur avait dit qu’il ne serait pas en sécurité au Somaliland parce qu’il n’y comptait aucun membre de sa famille. Le demandeur nie également avoir dit cela. Ce qu’il a plutôt déclaré à son entrevue, c’est qu’il craignait d’être pris pour cible parce qu’il appartenait à un clan minoritaire, et cette déclaration est étayée par la preuve documentaire objective.

 

[44]           Le défendeur soutient qu’à titre de tribunal spécialisé, l’agent a droit à ce qu’on fasse montre de déférence à son égard. Selon le défendeur, le témoignage du demandeur ne concordait pas avec les prétentions maintenant formulées par ce dernier. Le défendeur soutient au contraire qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que ce qui avait motivé la demande d’asile du demandeur c’était la volonté de ce dernier et de son frère de fuir l’instabilité économique dans leur pays.

 

[45]           La Cour estime tout comme le demandeur que l’agent a apprécié de manière déraisonnable la preuve dont il était saisi. Premièrement, bien que l’agent ait conclu que le demandeur n’avait [traduction] « fait aucune mention de persécution dans [sa] demande d’asile, mais [avait] plutôt déclaré que le motif de [son] départ de Somalie c’était que [son] père ne pouvait bien subvenir aux besoins de la famille », cette conclusion n’est étayée ni par ses propres notes ni par la transcription ci-dessus. L’essentiel de l’entrevue passée par le demandeur est reproduit ci-dessus, et il en ressort bien clairement que non seulement le demandeur n’a pas mentionné la situation économique de sa famille, mais il a même déclaré, comme suit, avoir quitté la Somalie en raison d’agressions subies là-bas :

[traduction]

Q – Pourquoi avez-vous quitté la Somalie?

R – Des hommes sont venus à la maison. Ils ont agressé ma famille et tué mon frère. Tous les membres de ma famille se sont enfuis, et alors nous [le demandeur et son frère, aussi présent à l’entrevue] avons décidé de nous rendre au Kenya.

Le demandeur a en outre déclaré dans sa demande que la maison de sa famille à Mogadiscio était toujours occupée par la tribu qui l’en avait fait fuir à l’origine en 1991.

 

[46]           La Cour ne peut concevoir comment la réponse du demandeur à l’entrevue ou les autres éléments de preuve de ce dernier auraient pu donner appui à la décision de l’agent.

 

[47]           Deuxièmement, bien que l’agent ait conclu que le demandeur avait [traduction] « dit être membre d’un clan minoritaire, mais [n’avait] pas déclaré ni établi [qu’il était] exposé à de la persécution en raison de [son] appartenance à ce groupe social », la Cour conclut que le passage reproduit ci-dessus de la transcription de l’entrevue, correspondant à l’essentiel de l’entrevue, montre clairement que le motif de la crainte de persécution du demandeur c’était son appartenance à un groupe minoritaire. La Cour conclut que l’agent n’a pas bien pris en compte la preuve du demandeur à ce sujet.

 

[48]           Troisièmement, alors l’agent a conclu que le demandeur disposait d’une PRI valable à Hargeisa, au Somaliland, la Cour estime tout comme le demandeur que l’agent a fait abstraction tant de la preuve du demandeur selon laquelle il n’y disposait pas en fait d’une PRI parce qu’il craignait d’être persécuté en tant que membre d’un clan minoritaire, que de l’importante preuve documentaire objective étayant le témoignage du demandeur selon lequel il ne serait pas en sécurité à Hargeisa. L’agent a également tiré la conclusion suivante : [traduction] « Vous avez dit que vous ne pouviez retourner à Hargeisa parce que vous n’y comptiez aucun membre de votre famille ». La Cour ne peut rien trouver dans la preuve qui justifie pareille conclusion. Comme le montre l’extrait précité de la transcription de l’entrevue, le demandeur a dit à plusieurs reprises ne pas pouvoir retourner à Hargeisa parce qu’il y serait agressé en tant que membre d’un clan minoritaire.

 

[49]           Le demandeur a aussi attiré l’attention de la Cour sur une importante preuve documentaire objective que l’agent aurait dû prendre en compte et qui étayait ses prétentions. Ainsi, dans le rapport 2009 Human Rights Reports : Somalia du département d’État des États-Unis, toujours d’actualité en date du 11 mai 2010, on a donné expressément la tribu des Rer Hamar du demandeur comme exemple de groupe minoritaire faisant l’objet de persécution au Somaliland (page 26) :

[traduction]

Parmi les groupes minoritaires et les clans de caste inférieure, on compte […] les Rer Hamar. […] La coutume faisait obstacle aux mariages entre membres de groupes minoritaires et de clans majoritaires. Les groupes minoritaires ne disposaient pas de milices armées et ils continuaient de faire l’objet de façon disproportionnée de meurtres, d’actes de torture, de viols et d’enlèvements pour l’obtention de rançons, et leurs terres et propriétés d’actes de pillage, tandis que les auteurs de ces méfaits – milices de factions et membres de clans majoritaires – demeuraient impunis. De nombreuses communautés minoritaires continuaient de vivre dans une grande pauvreté et d’être victimes de nombreuses formes de discrimination et d’exclusion.

 

[50]           On a examiné expressément dans les lignes directrices du HCR pour la protection internationale des demandeurs d’asile de Somalie, datées du 5 mai 2010, si l’on pouvait considérer que le Somaliland constituait une PRI :

[traduction]

En outre, privé de la protection et du soutien de son clan, un Somalien originaire d’une autre partie de la Somalie y subirait le sort généralement réservé aux personnes déplacées, soit notamment l’absence de protection, l’accès restreint aux services d’éducation et de santé, la vulnérabilité face à l’exploitation sexuelle et au viol, le travail forcé, la menace constante d’expulsion et la destruction et la confiscation des biens.

[…]

C’est en fonction des faits d’espèce qu’on établira s’il existe une possibilité de réinstallation ou de refuge intérieur au Puntland ou au Somaliland; parmi ces faits, il y a la question de savoir si l’intéressé provient ou non du territoire envisagé comme possibilité, et s’il appartient à un clan majoritaire ou minoritaire. Tout porte cependant à croire, vu les conditions de vie généralement déplorables des personnes déplacées au Punland et au Somaliland, que les personnes provenant du sud et du centre de la Somalie n’y disposent habituellement pas d’une possibilité de réinstallation ou de refuge intérieur.

 

[51]           L’agent a renvoyé uniquement à deux sources lorsqu’il a conclu que la preuve documentaire démontrait que le Somaliland constituait une PRI valable. L’agent, qui avait à trancher une demande d’asile, se devait d’être bien informé de la situation régnant dans le pays en cause. Comme l’a déclaré le juge Mainville dans la décision Saifee, précitée, « [c]e serait vraiment inadmissible que des agents canadiens des visas se prononcent sur des demandes d’asile sans se rapporter à la situation du pays ou sans en avoir pris connaissance ».

 

[52]           Compte tenu du témoignage du demandeur et de la preuve documentaire objective montrant les dangers auxquels celui-ci pourrait être confronté au Somaliland, la Cour conclut que les conclusions de l’agent étaient déraisonnables au vu de la preuve.

 

3e question en litige – L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’agir équitablement en n’exposant pas des motifs suffisants?

[53]           Le demandeur soutient que les motifs de l’agent n’étaient pas suffisants, parce qu’ils contredisaient les notes prises lors de son entrevue et parce qu’on n’y a pas expliqué ce qui constituait de la persécution, ni pourquoi il était jugé ne pas avoir été persécuté comme membre d’un certain groupe social.

 

[54]           La Cour ayant conclu que la décision de l’agent était erronée en droit et déraisonnable au vu de la preuve, elle n’examinera pas de manière distincte si les motifs eux-mêmes, au plan de l’équité procédurale, étaient « suffisants ».

 

4e question en litige – L’évaluation faite par l’agent dénotait-elle de la mauvaise foi ou une mauvaise conduite?

[55]           Le demandeur fait valoir pour les motifs suivants que l’agent a fait preuve de mauvaise foi dans le traitement de sa demande d’asile :

1.      L’agent n’a pas [traduction] « tenté sérieusement » d’obtenir des renseignements pertinents du demandeur lors de l’entrevue conjointe, qui n’a duré en tout que 33 minutes.

2.      L’agent n’avait pas l’expérience ni le comportement requis pour statuer valablement sur les demandes de visas de Somaliens :

                                                               i.      Le demandeur a déclaré avoir entendu dire que les demandes de toutes les personnes à qui le même agent avait fait passer des entrevues le même jour avaient été rejetées. Il a aussi rencontré d’autres personnes dans une situation presque identique à la sienne, qui ont subi leur entrevue devant un autre agent et qui ont vu leurs demandes être acceptées.

                                                             ii.      L’agent en cause n’était en poste au bureau des visas de Nairobi que depuis un mois et demi, et c’était là une affectation de courte durée hors de son bureau d’attache à Ottawa. Lors de son contre-interrogatoire, l’agent a déclaré qu’avant de partir pour Nairobi, sa formation avait consisté en un cours individuel d’un après-midi sur la détermination du statut de réfugié donné par un autre employé de Citoyenneté et Immigration Canada, et en plusieurs semaines de formation autodidactique. Avant d’être envoyé à Nairobi, l’agent n’avait acquis qu’un mois d’expérience, en Syrie, en détermination du statut de réfugié.

3.      L’agent a fait abstraction ou peu de cas de la preuve présentée par le demandeur, et liée notamment à sa demande d’asile, et il n’a pas mentionné la preuve documentaire objective qui contredisait ses conclusions.

4.      Les réponses et le comportement général de l’agent lors de son contre-interrogatoire font voir qu’il n’a pas agi de bonne foi.

 

[56]           Pour ce qui est du défendeur, il soutient que le demandeur a uniquement présenté une preuve quant à des erreurs éventuelles dans l’évaluation de l’agent, et que cela ne peut fonder une allégation de mauvaise foi. Pour qu’il y ait mauvaise foi, selon le défendeur, l’agent doit avoir fait intentionnellement ou avec négligence une assertion inexacte concernant la preuve, ou avoir été animé d’une intention malveillante.

 

[57]           Dans son affidavit, l’agent a contredit ce qu’a avancé le demandeur dans certains actes de procédure. La Cour n’a pas à se pencher sur les faits particuliers qui sont objet de litige entre les parties – liés à la durée de l’entrevue du demandeur et au taux d’acceptation de demandes de l’agent. Les allégations de mauvaise foi sont des allégations sérieuses qui doivent être plaidées expressément et sans aucun équivoque (Haj Khalil c. Canada, 2007 CF 923 (conf. par Khalil c. Sa Majesté la Reine, 2009 CAF 66, au paragraphe 256). Ce qui constitue de la mauvaise foi dépend du contexte particulier de la décision et du pouvoir exercé par le décideur. Une allégation de mauvaise foi est grave toutefois, et elle peut engager la responsabilité civile du fonctionnaire. Dans l’arrêt Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), [2004] 3 R.C.S. 304, la Cour suprême du Canada a reconnu que la notion de mauvaise foi était flexible (pages 316 et 317) :

L’application en droit civil du critère de la mauvaise foi ne cause aucun problème. Cette notion n’est pas unique au droit public. Elle trouve d’ailleurs application dans les domaines les plus divers du droit. La notion de mauvaise foi est cependant flexible et son contenu varie selon les domaines du droit. Comme le souligne le juge LeBel dans l’affaire Finney c. Barreau du Québec, [2004] 2 R.C.S. 17, 2004 CSC 36, la mauvaise foi peut avoir un contenu qui dépasse la faute intentionnelle (par. 39) :

[La notion de mauvaise foi] inclut certainement la faute intentionnelle, dont le comportement du procureur général du Québec, examiné dans l’affaire Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, représente un exemple classique. Une telle conduite constitue un abus de pouvoir qui permet de retenir la responsabilité de l’État ou parfois du fonctionnaire. Cependant, l’insouciance grave implique un dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir, à tel point qu’on peut en déduire l’absence de bonne foi et présumer la mauvaise foi. L’acte, dans les modalités de son accomplissement, devient inexplicable et incompréhensible, au point qu’il puisse être considéré comme un véritable abus de pouvoir par rapport à ses fins [...].

Cette interprétation du concept de mauvaise foi permet d’englober non seulement les actes qui sont délibérément accomplis dans l’intention de nuire, ce qui correspond à la mauvaise foi classique, mais aussi ceux qui se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi. Ce qui paraît être une extension de la mauvaise foi n’est, en quelque sorte, que l’admission en preuve de faits qui correspondent à une preuve circonstancielle de la mauvaise foi à défaut par la victime de pouvoir en présenter une preuve directe.

 

[58]           Bien que la Cour se préoccupe du peu d’attention porté à la preuve que dénote la décision de l’agent, elle estime tout comme le défendeur que le demandeur n’a pu apporter la preuve de la mauvaise foi. La Cour a reconnu que l’agent avait commis des erreurs tant de fait que de droit. Ces erreurs ne sont toutefois pas de telle nature qu’elles puissent étayer la très grave mise en cause par le demandeur de la compétence et des intentions de l’agent. Pour ces motifs, il n’y a pas de « raisons spéciales » qui justifieraient l’octroi des dépens.

 

CONCLUSION

[59]           La Cour conclut que l’agent a commis des erreurs de droit et a rendu une décision déraisonnable au vu de la preuve dont il était saisi. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du 9 août 2010 de l’agent d’immigration est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision se conformant aux présents motifs, la Cour donnant comme directive particulière au défendeur d’accélérer le traitement de la présente affaire.

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil
ANNEXE 1

 

[60]           On définit comme suit au paragraphe 139(1) du Règlement les catégories pertinentes :

 (1) Un visa de résident permanent est délivré à l’étranger qui a besoin de protection et aux membres de sa famille qui l’accompagnent si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

a) l’étranger se trouve hors du Canada;

b) il a présenté une demande conformément à l’article 150;

c) il cherche à entrer au Canada pour s’y établir en permanence;

d) aucune possibilité raisonnable de solution durable n’est, à son égard, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada, à savoir :

(i) soit le rapatriement volontaire ou la réinstallation dans le pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle,

(ii) soit la réinstallation ou une offre de réinstallation dans un autre pays;

e) il fait partie d’une catégorie établie dans la présente section;

f) selon le cas :

(i) la demande de parrainage du répondant à l’égard de l’étranger et des membres de sa famille visés par la demande de protection a été accueillie au titre du présent règlement,

(ii) s’agissant de l’étranger qui appartient à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou à la catégorie de personnes de pays source, une aide financière publique est disponible au Canada, au titre d’un programme d’aide, pour la réinstallation de l’étranger et des membres de sa famille visés par la demande de protection,

(iii) il possède les ressources financières nécessaires pour subvenir à ses besoins et à ceux des membres de sa famille visés par la demande de protection, y compris leur logement et leur réinstallation au Canada;

g) dans le cas où l’étranger cherche à s’établir dans une province autre que la province de Québec, lui et les membres de sa famille visés par la demande de protection pourront réussir leur établissement au Canada, compte tenu des facteurs suivants :

(i) leur ingéniosité et autres qualités semblables pouvant les aider à s’intégrer à une nouvelle société,

(ii) la présence, dans la collectivité de réinstallation prévue, de membres de leur parenté, y compris celle de l’époux ou du conjoint de fait de l’étranger, ou de leur répondant,

(iii) leurs perspectives d’emploi au Canada vu leur niveau de scolarité, leurs antécédents professionnels et leurs compétences,

(iv) leur aptitude à apprendre à communiquer dans l’une des deux langues officielles du Canada;

h) dans le cas où l’étranger cherche à s’établir dans la province de Québec, les autorités compétentes de cette province sont d’avis que celui-ci et les membres de sa famille visés par la demande de protection satisfont aux critères de sélection de cette province;

i) sous réserve du paragraphe (3), ni lui ni les membres de sa famille visés par la demande de protection ne sont interdits de territoire.

 (1) A permanent resident visa shall be issued to a foreign national in need of refugee protection, and their accompanying family members, if following an examination it is established that

(a) the foreign national is outside Canada;

(b) the foreign national has submitted an application in accordance with section 150;

(c) the foreign national is seeking to come to Canada to establish permanent residence;

(d) the foreign national is a person in respect of whom there is no reasonable prospect, within a reasonable period, of a durable solution in a country other than Canada, namely

(i) voluntary repatriation or resettlement in their country of nationality or habitual residence, or

(ii) resettlement or an offer of resettlement in another country;

(e) the foreign national is a member of one of the classes prescribed by this Division;

(f) one of the following is the case, namely

(i) the sponsor’s sponsorship application for the foreign national and their family members included in the application for protection has been approved under these Regulations,

(ii) in the case of a member of the Convention refugee abroad or source country class, financial assistance in the form of funds from a governmental resettlement assistance program is available in Canada for the foreign national and their family members included in the application for protection, or

(iii) the foreign national has sufficient financial resources to provide for the lodging, care and maintenance, and for the resettlement in Canada, of themself and their family members included in the application for protection;

(g) if the foreign national intends to reside in a province other than the Province of Quebec, the foreign national and their family members included in the application for protection will be able to become successfully established in Canada, taking into account the following factors:

(i) their resourcefulness and other similar qualities that assist in integration in a new society,

(ii) the presence of their relatives, including the relatives of a spouse or a common-law partner, or their sponsor in the expected community of resettlement,

(iii) their potential for employment in Canada, given their education, work experience and skills, and

(iv) their ability to learn to communicate in one of the official languages of Canada;

(h) if the foreign national intends to reside in the Province of Quebec, the competent authority of that Province is of the opinion that the foreign national and their family members included in the application for protection meet the selection criteria of the Province; and

(i) subject to subsection (3), the foreign national and their family members included in the application for protection are not inadmissible.

 

 

[61]           On définit comme suit aux articles 145 et 146 du Règlement la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières :

 La catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent obtenir un visa de résident permanent sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

 Est un réfugié au sens de la Convention outre-frontières et appartient à la catégorie des réfugiés au sens de cette convention l’étranger à qui un agent a reconnu la qualité de réfugié alors qu’il se trouvait hors du Canada.

 

 The Convention refugees abroad class is prescribed as a class of persons who may be issued a permanent resident visa on the basis of the requirements of this Division.

 A foreign national is a Convention refugee abroad and a member of the Convention refugees abroad class if the foreign national has been determined, outside Canada, by an officer to be a Convention refugee.

 

 

[62]           On définit comme suit à l’article 96 de la Loi les réfugiés au sens de la Convention :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country

 

[63]           On définit comme suit aux articles 146 et 147 du Règlement la catégorie de personnes de pays d’accueil :

 (1) Pour l’application du paragraphe 12(3) de la Loi, la personne dans une situation semblable à celle d’un réfugié au sens de la Convention appartient à l’une des catégories de personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières suivantes :

a) la catégorie de personnes de pays d’accueil;

b) la catégorie de personnes de pays source.

(2) Les catégories de personnes de pays d’accueil et de personnes de pays source sont des catégories réglementaires de personnes qui peuvent obtenir un visa de résident permanent sur le fondement des exigences prévues à la présente section.

 Appartient à la catégorie de personnes de pays d’accueil l’étranger considéré par un agent comme ayant besoin de se réinstaller en raison des circonstances suivantes :

a) il se trouve hors de tout pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

b) une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne dans chacun des pays en cause ont eu et continuent d’avoir des conséquences graves et personnelles pour lui.

 (1) For the purposes of subsection 12(3) of the Act, a person in similar circumstances to those of a Convention refugee is a member of one of the following humanitarian-protected persons abroad classes:

(a) the country of asylum class; or

(b) the source country class.

(2) The country of asylum class and the source country class are prescribed as classes of persons who may be issued permanent resident visas on the basis of the requirements of this Division.

 A foreign national is a member of the country of asylum class if they have been determined by an officer to be in need of resettlement because

(a) they are outside all of their countries of nationality and habitual residence; and

(b) they have been, and continue to be, seriously and personally affected by civil war, armed conflict or massive violation of human rights in each of those countries.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6177-10

 

INTITULÉ :                                       Abdi Wahid Adan c. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 25 mai 3011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 8 juin 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Hadayt Nazami

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Martin Anderson

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

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