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Date : 20110614

Dossier : IMM‑5316‑10

Référence : 2011 CF 698

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

 

JUPA KABERUKA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), et visant une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur était pasteur, et par la suite, évêque d’une église méthodiste au Rwanda. Il est d’ethnie mixte, son père étant Hutu et sa mère, Tutsi. Il allègue que la persécution a commencé en 1997 lorsque le gouvernement du Rwanda l’a convoqué à une réunion et l’a accusé de promouvoir l’idéologie génocidaire et de collaborer avec le gouvernement responsable du génocide et avec les rebelles.

 

[3]               Le demandeur prétend qu’en 2004, la police est venue chez lui et l’a arrêté. Il a été maintenu en détention par la police pendant trois jours, au cours desquels on l’a coupé avec un rasoir et battu sévèrement.

 

[4]               Il soutient qu’en janvier 2009, il a été convoqué à une réunion avec des agents du gouvernement, des militaires et des responsables de la sécurité parce qu’il avait critiqué le gouvernement au cours d’un sermon prononcé le jour de Noël. Il allègue que ces agents ont crié après lui et l’ont frappé.

 

[5]               Il s’est caché. Son épouse a reçu pour lui une assignation à comparaître devant un tribunal gacaca. Le demandeur ne s’est pas présenté à cette audience. Il a plutôt fui le Rwanda le 22 février 2009 et est arrivé aux États‑Unis le jour suivant. Il est resté chez des amis pendant deux mois sans toutefois demander l’asile. Le 8 avril 2009, il a traversé la frontière canadienne et a présenté une demande d’asile, alléguant qu’il craignait avec raison d’être persécuté du fait de sa religion, des opinions politiques qu’on lui imputait et de son origine hutue.

 

[6]               Le demandeur a comparu devant la SPR le 23 juillet 2010. Il était représenté par un avocat; aucun interprète n’était présent. La SPR a conclu que le demandeur n’était « pas un témoin crédible ni digne de foi » et, pour cette raison, a rejeté sa demande en vertu des articles 96 et 97. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle.

 

DÉCISION CONTRÔLÉE

 

[7]               La SPR a notamment accepté le fait que le demandeur était pasteur et qu’il était par la suite devenu évêque de la communauté méthodiste unie internationale. Elle a mis en doute le reste de ses allégations, estimant essentiellement que ses explications étaient déraisonnables et que son comportement et son témoignage étaient évasifs et contradictoires. Par exemple, lorsqu’il s’est vu demander avec insistance d’être plus précis sur les dates de certains événements, le demandeur, après avoir réfléchi longuement, a seulement été en mesure de fournir l’année où les prétendus événements avaient eu lieu. La SPR a conclu que, comme rien dans l’un ou l’autre des deux rapports psychologiques n’indiquait que le demandeur avait des difficultés à se souvenir de ce qui lui était arrivé, son incapacité d’être plus précis devait être interprétée comme une manière de se dérober, ce qui a nui à sa crédibilité.

 

[8]               À l’audience, le demandeur a témoigné avoir été convoqué, en avril 1997, au ministère de la Justice, où on l’a accusé de propager « l’idéologie génocidaire » et de soutenir un groupe de rebelles. Il a réfuté ces accusations et a été libéré sans incident.

 

[9]               Il a témoigné à l’audience qu’aucun événement ne s’était produit entre avril 1997 et avril 1998. Cependant, dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), il a déclaré avoir été convoqué quatre fois durant cette période par le ministère du Renseignement. Sa réponse à la question de savoir comment il expliquait cette incohérence était qu’il était confus et qu’il avait oublié ces convocations. La SPR n’a pas cru à cet oubli du fait que le ministère du Renseignement était prétendument l’un des agents de persécution. Cela a nui à sa crédibilité.

 

[10]           Le demandeur soutient qu’en 2004, il a été détenu par la police pendant trois jours et qu’il a alors été battu sévèrement. En 2005, le demandeur s’est rendu aux États‑Unis. À la question de savoir pourquoi il n’avait pas demandé l’asile dans ce pays, le demandeur a répondu que, parce qu’il était évêque, il considérait qu’il avait des obligations à l’égard de ses fidèles au Rwanda. La SPR a signalé que le demandeur avait seulement été ordonné évêque en 2008, soit trois ans après ce voyage aux États‑Unis. Elle a que conclu que l’explication du demandeur pour avoir omis de demander l’asile aux États‑Unis en 2005 était déraisonnable. Cela a nui davantage à sa crédibilité.

 

[11]           Dans son FRP et son témoignage de vive voix, le demandeur a déclaré que l’établissement de sécurité et la police n’avaient pas communiqué avec lui de 2004 à janvier 2009. La SPR a jugé déraisonnable que le demandeur ne soit pas en mesure d’expliquer pourquoi l’établissement l’avait ignoré pendant cinq ans après l’avoir accusé de propager l’idéologie génocidaire pendant sept ans.

 

[12]           Le demandeur soutient qu’en janvier 2009, il a été convoqué à une réunion avec des agents du gouvernement, des militaires et des responsables de la sécurité parce qu’il avait critiqué le gouvernement au cours d’un sermon prononcé le jour de Noël. Il allègue que ces gens auraient crié après lui, l’auraient frappé à la jambe avec un bâton et l’auraient giflé.

 

[13]           Le demandeur a pris la fuite et s’est caché. En février 2009, son épouse a reçu pour lui une assignation à comparaître devant un tribunal gacaca. Bien qu’elle ait reconnu que l’épouse du demandeur avait reçu une telle assignation à comparaître, la SPR y a accordé peu de poids parce que le document ne précisait pas si le demandeur devait comparaître à titre de témoin, d’accusé ou à un autre titre.

 

[14]           Le demandeur a fui le Rwanda et est arrivé aux États‑Unis le 23 février 2009. Il a alors déclaré à l’agent chargé de l’inspection que le but de son voyage était de rendre visite à des amis. La SPR a conclu que si le demandeur avait craint pour sa vie, comme il le prétendait, il aurait immédiatement demandé la protection des États‑Unis au lieu d’attendre deux mois pour demander l’asile au Canada. La SPR a jugé déraisonnable l’explication du demandeur selon laquelle il avait eu l’impression qu’il serait davantage en sécurité au Canada. Rien n’indique que les États‑Unis ne remplissent pas leurs obligations d’accorder l’asile à ceux qui le demandent, et le faible taux de demandes d’asile auxquelles il est fait droit dans ce pays comparativement au Canada ne justifiait pas le défaut du demandeur d’y demander l’asile. Voir Gomez Bedoya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 505. De plus, le défaut de demander l’asile sans délai peut nuire à la crédibilité d’un demandeur, y compris son témoignage sur les événements survenus dans son pays d’origine. Voir Assadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 70 ACWS (3d) 892, [1997] ACF no 331 (QL) (C.F. 1re inst.). Comme le demandeur a omis de demander l’asile, la SPR a tiré une inférence négative quant à sa crainte subjective de persécution.

 

[15]           La SPR a reconnu les diagnostics de trouble de stress post‑traumatique et de dépression dont il était fait état dans le rapport psychologique et le rapport d’assistance sociopsychologique fournis par le demandeur. Elle a cependant conclu que, puisque le demandeur n’était pas un témoin crédible, ces diagnostics n’étaient pas attribuables à la persécution dont il aurait été victime au Rwanda.

 

[16]           La SPR a conclu qu’il n’existait aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté pour l’un des motifs prévus dans la Convention, ni qu’il soit exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Rwanda.

 

QUESTION EN LITIGE

 

[17]           Le demandeur soulève la question suivante :

La SPR a‑t‑elle mal interprété la preuve, ignoré des éléments de preuve pertinents ou apprécié la preuve d’une manière déraisonnable?

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[18]           Les dispositions législatives suivantes s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

 Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[19]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas toujours nécessaire de procéder à une analyse de la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question en particulier est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. C’est seulement lorsque cette recherche est infructueuse que la cour de révision se livre à une analyse des quatre facteurs pertinents pour l’analyse de la norme de contrôle.

 

[20]           Sont en litige les conclusions de fait et de crédibilité tirées par la SPR, de même que la façon dont elle a traité la preuve. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Voir Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, 42 ACWS (3d) 886 (C.A.F.); Triana Aguirre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 571, par. 14; et Dunsmuir, précité, par. 51 et 53.

 

[21]           Lorsqu’une décision est contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse s’attache « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, par. 47; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, par. 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable au sens où elle n’appartient pas aux « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

ARGUMENTATION

            Le demandeur

                        La SPR a commis une erreur en appréciant la preuve

L’assignation à comparaître devant le tribunal gacaca précisait que le demandeur était convoqué pour se défendre d’une accusation

 

[22]           La Commission a commis une erreur dans sa décision en déclarant que l’assignation à comparaître devant le tribunal gacaca ne précisait pas pourquoi le demandeur était convoqué ni s’il l’était pour se défendre d’une accusation. Il est écrit ce qui suit à la ligne 6 de l’assignation à comparaître : [traduction] « A‑t‑il été convoqué pour se défendre d’une accusation ? Oui ». La SPR a mal interprété cet élément de preuve en ne donnant que peu de poids à l’assignation à comparaître. C’est pourquoi la crédibilité du demandeur, injustement diminuée à cet égard, devrait être rétablie.

Le diagnostic établi à l’égard du demandeur ne mentionne pas la perte de mémoire

 

[23]           La décision est erronée dans la mesure où elle énonce que : « [r]ien n’indique, dans le rapport psychologique ou le rapport d’assistance sociopsychologique fournis par le demandeur d’asile, qu’il aurait des troubles de mémoire ». Selon le rapport du Centre canadien pour victimes de torture, la « perte de mémoire » fait clairement partie des effets psychologiques de la torture subie par le demandeur.

 

[24]           Par ailleurs, la SPR a commis une erreur en rejetant la valeur probante des deux rapports ainsi que le lien causal entre la persécution subie par le demandeur au Rwanda et son diagnostic d’anxiété, de nervosité, de dépression, d’évitement, d’hypervigilance et d’hypersensibilité. Il ressortirait d’une analyse raisonnée et logique que son témoignage « évasif et contradictoire » s’explique par ce diagnostic. Il est reconnu au paragraphe 5 de la décision que le témoignage du demandeur est présumé vrai à moins qu’il n’existe des raisons valables d’en douter. En l’espèce, il existe une raison valable qui explique la dérobade apparente et les contradictions du demandeur dans son témoignage. La SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte des diagnostics lorsqu’elle a apprécié « le témoignage et le comportement » du demandeur

 

Les conclusions sur la crédibilité sont déraisonnables

 

[25]           Le demandeur n’a pas présenté de demande d’asile aux États‑Unis parce qu’il croyait, sur la foi de conseils que lui ont donnés des amis en qui il avait confiance, qu’il serait mieux protégé au Canada. Il ne savait pas que cette décision nuirait à sa demande. Il était raisonnable qu’il ne connaisse pas bien les dispositions de la Loi et il a pris sa décision en se fondant sur les renseignements dont il disposait à ce moment. Dans la décision RKL c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, le juge Luc Martineau de notre Cour a observé, au paragraphe 12 :

 

[L]a Commission ne devrait pas s’empresser d’appliquer une logique et un raisonnement nord‑américains à la conduite du revendicateur. Il faut tenir compte de l’âge, des antécédents culturels et des expériences sociales du revendicateur : voir Rahnema c. Canada (Solliciteur général), [1993] A.C.F. n1431, au paragr. 20 (QL) (1re inst.); El‑Naem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. n185 (QL) (1re inst.). De plus, un manque de cohérence dans le témoignage du revendicateur devrait être considéré à la lumière de l’état psychologique de ce dernier, en particulier lorsque cet état est étayé par des documents médicaux : voir Reyes c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n282 (QL) (C.A.); Sanghera c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 73 F.T.R. 155; Luttra Nievas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n34 (QL) (1re inst.).

 

 

[26]           Le demandeur soutient que, dans l’ensemble, la SPR a mal interprété son témoignage et a fait preuve d’un zèle excessif. Le demandeur n’est tenu de démontrer la probabilité de la persécution que selon la prépondérance de la preuve. Voir Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), [1989] 2 CF 680, [1989] A.C.F. no 67 (QL) (CAF). Il ressort de la preuve produite par le demandeur, y compris l’assignation à comparaître devant le tribunal gacaca pour se défendre d’une accusation, ainsi que ses cicatrices témoignant de la torture qu’il a subie, qu’il a de bonnes raisons de craindre pour sa vie, surtout que les agents de persécution sont des agents du gouvernement et qu’il ne pourrait donc pas compter sur la protection de l’État.

 

Le défendeur

            Le demandeur n’était pas crédible

 

[27]           Selon le défendeur, la SPR a raisonnablement conclu que rien dans le rapport psychologique n’indiquait que le demandeur souffrait d’une perte de mémoire. Le seul passage du rapport du Centre canadien pour victimes de torture où il est brièvement question que le demandeur souffrait d’une perte de mémoire ne s’étendait pas sur la gravité de cette perte. Par conséquent, il n’était pas déraisonnable pour la SPR de s’attendre à ce que, chacune des quatre fois où il s’est fait poser la question, le demandeur ait davantage de souvenirs que la seule année où sont survenus les événements importants. Quoique le demandeur soutienne que la SPR aurait dû attribuer son témoignage évasif et contradictoire à l’anxiété, à la nervosité, à la dépression et à d’autres diagnostics psychologiques, ce lien n’est fait dans aucun des rapports. Il aurait donc été déraisonnable que la SPR fasse ce lien.

 

[28]           Le fait que le demandeur n’ait pas mentionné dans son témoignage qu’il avait été assigné quatre fois à comparaître devant le ministère du Renseignement entre 1997 et 1998 et son défaut de fournir des explications satisfaisantes à cet égard justifiaient la SPR de tirer une conclusion défavorable sur sa crédibilité.

 

[29]           Le demandeur a également fait défaut de demander l’asile aux États‑Unis à deux occasions – une première fois, en 2005, et une deuxième fois, en 2009. Le demandeur a expliqué, en ce qui concerne la première occasion, qu’il pensait avoir l’obligation, à titre d’évêque, de retourner auprès de ses fidèles au Rwanda. Cependant, comme la SPR l’a reconnu, le demandeur n’était pas évêque à l’époque pertinente. Quant à la deuxième fois où il aurait pu demander l’asile aux États‑Unis, le demandeur a expliqué qu’il croyait que le Canada était en mesure de lui offrir une meilleure protection que les États‑Unis. La SPR a examiné la jurisprudence et a raisonnablement conclu que si le demandeur avait véritablement craint pour sa vie, il aurait demandé l’asile à la première occasion.

 

[30]           Enfin, le défendeur soutient que, contrairement à l’argument du défendeur, l’assignation à comparaître devant le tribunal gacaca ne précisait pas que le demandeur devait comparaître comme accusé, seulement qu’il devait se défendre. De manière subsidiaire, si la Cour conclut que la SPR a commis une erreur et que le demandeur était assigné à comparaître comme accusé, cette erreur n’est pas susceptible de révision parce que le fait d’accorder plus de poids à l’assignation ne règlerait pas les autres problèmes de crédibilité du demandeur, et parce que rien n’indique que la SPR se soit fondée sur l’assignation pour tirer une conclusion négative sur la crédibilité du demandeur.

 

ANALYSE

 

[31]           La question déterminante en l’espèce était celle de la crédibilité du demandeur :

Après avoir pris en considération l’ensemble du témoignage du demandeur d’asile, ses réponses évasives, ses explications déraisonnables et son défaut de demander l’asile au moment où il était raisonnable pour lui de le faire, le tribunal conclut que le demandeur d’asile n’est pas un témoin crédible ni digne de foi.

 

 

[32]           La crédibilité générale du demandeur a été appréciée en fonction d’une série de conclusions défavorables sur la crédibilité. Deux de ces conclusions sont particulièrement importantes pour la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[33]           En premier lieu, la SPR a conclu ce qui suit, au paragraphe 7 de la décision :

Au cours de son témoignage, le demandeur d’asile n’a pas été en mesure d’être précis au sujet des dates des événements sur lesquels repose essentiellement sa demande d’asile. Il s’est vu demander avec insistance d’être plus précis, et, après avoir réfléchi longuement, le demandeur d’asile a seulement été en mesure de fournir l’année où les prétendus événements ont eu lieu. Le tribunal estime que le témoignage et le comportement du demandeur d’asile sont évasifs. Le demandeur d’asile est instruit et bien éduqué. Rien n’indique, dans le rapport psychologique ou le rapport d’assistance sociopsychologique fournis par le demandeur d’asile, qu’il aurait des troubles de mémoire. Le tribunal estime que le témoignage évasif du demandeur d’asile nuit à sa crédibilité en tant que témoin.

 

 

[34]           L’erreur tient au constat fondamental que « [r]ien n’indique, dans le rapport psychologique ou le rapport d’assistance sociopsychologique fournis par le demandeur d’asile, qu’il aurait des troubles de mémoire ».

 

[35]           Le demandeur a 51 ans. Le rapport du Centre canadien pour les victimes de la torture indique clairement que la « perte de mémoire » fait partie des effets psychologiques de la torture subie par le demandeur.

 

[36]           Si la SPR avait compris cela, elle aurait de toute évidence disposé d’éléments de preuve objectifs pouvant expliquer les oublis du demandeur, ses réponses évasives et les contradictions de son témoignage.

 

[37]           Il semble que la SPR n’ait pas tenu compte du rapport psychologique du Centre canadien pour victimes de torture pour expliquer les réponses du demandeur. Le rapport du docteur Pilowski ne mentionne pas expressément la perte de mémoire du demandeur, mais décrit celui‑ci comme étant [traduction] « très traumatisé » et comme souffrant d’un [traduction] « trouble de stress post‑traumatique », des états pathologiques qui ne sont pas incompatibles avec la perte de mémoire.

 

[38]           À mon avis, cette erreur de la SPR est très importante parce qu’elle a une incidence sur l’ensemble du témoignage du demandeur et sur plusieurs des motifs sur lesquels reposent les conclusions négatives sur la crédibilité. Il est impossible de dire comment la SPR aurait traité la question de la crédibilité si elle avait compris que la perte de mémoire pouvait avoir un lien avec ce que le demandeur disait avoir subi.

 

[39]           Comme l’a dit le juge John Evans, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans la décision Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, [1998] A.C.F. n1425 (QL), aux paragraphes 15 et 17 :

La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme [] [U]n tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d’un organisme en l’absence de conclusions expresses et d’une analyse de la preuve qui indique comment l’organisme est parvenu à ce résultat.

 

[…]

 

[…] Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

 

[40]           La SPR a aussi commis une autre erreur importante en déclarant, au paragraphe 6 de sa décision, qu’« il n’est pas précisé dans les assignations [de 2009 du tribunal gacaca] si [le demandeur] était convoqué à titre d’accusé, de témoin ou à tout autre titre. Par conséquent, le tribunal accorde peu de poids à ces assignations ».

 

[41]           Le demandeur a fourni à la SPR une copie de ces assignations, ainsi qu’une traduction anglaise certifiée conforme effectuée par la Settlement and Integration Services Organization (SISO), à Hamilton. Il est précisé dans la lettre qui accompagne l’assignation à comparaître (à la page 176 du dossier certifié du tribunal) que le demandeur est assigné à comparaître [traduction] « en vertu de l’article 49 de la loi 13/2004 en date du 17 mai 2004, en matière de persécution criminelle (sic), vous êtes requis de vous présenter le 18 février 2009 […] ».

 

[42]           Le sixième élément de l’assignation à comparaître est traduit comme suit :

[traduction]

(6) A‑t‑il été convoqué pour répondre d’une accusation? Oui [] Si oui, numéro de dossier (le cas échéant) 101. Plainte [...] De quoi a‑t‑il été accusé […] Pour s’expliquer.

 

 

 

[43]           Le fait que le demandeur n’était pas assigné à comparaître à titre de témoin ou à un autre titre ressort clairement de l’ensemble du document.

 

[44]           La SPR a commis une erreur importante qui remet complètement en question les conclusions énoncées au paragraphe 6 de sa décision.

 

[45]           Le demandeur soulève d’autres questions, mais il n’est pas nécessaire que la Cour les examine. La décision est fondée sur une série de conclusions défavorables en matière de crédibilité. Ce sont là des erreurs de fait très importantes qui rendent la décision déraisonnable. L’affaire doit être renvoyée en vue d’un nouvel examen.

 

[46]           Les avocats conviennent avec la Cour qu’il n’y a pas de question à certifier.

 


 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il procède à un nouvel examen.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5316‑10

 

INTITULÉ :                                                   JUPA KABERUKA

                                                                       

                                                                        et

                                                                       

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 13 avril 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT                           LE JUGE RUSSELL

ET JUGEMENT       

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 14 juin 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Philip U. Okpala

 

POUR LE DEMANDEUR

Monmi Goswami

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Okpala Law Offices Professional Corporation

Hamilton (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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