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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110616

Dossier : IMM-7119-10

Référence : 2011 CF 712

[Traduction française certifiée, non révisée]

Toronto (Ontario), le 16 juin 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

 

I.M.P.P.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demanderesse est une adulte, citoyenne du Mexique. Elle a demandé l’asile au Canada en qualité de réfugiée mais sa demande a été refusée. La Cour a rejeté sa demande de contrôle judiciaire. La demanderesse a ensuite demandé un examen des risques avant renvoi (ERAR) alléguant qu’elle serait personnellement exposée à des risques si elle était renvoyée au Mexique. Dans sa décision datée du 4 novembre 2010, l'agent chargé de l’ERAR a déterminé qu'elle ne serait pas en danger si elle était renvoyée au Mexique. La demanderesse demande le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j'accueille le présent contrôle judiciaire. La décision de l'agent chargé de l’ERAR doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour que celui-ci statue à nouveau. Il n’y a aucune question à certifier.

 

[3]               Un bref rappel des faits s’impose, mais les noms sont supprimés afin de préserver l’anonymat des intéressés en raison de caractère particulièrement délicat de l'affaire. En 2004, la demanderesse a assisté à un concert avec quelques amis. Sur le chemin du retour, X l'a faite dévier de sa route, l'a droguée et l'a violée. À son arrivée à la maison, la demanderesse s'est plainte à sa mère qui l'a emmenée à l'hôpital pour subir des examens. Elle a engagé un avocat, qui a été harcelé, et à qui l’on a dit de mettre fin à son enquête. Les membres de la famille de la demanderesse ont perdu leur emploi, apparemment en raison de l'influence de X. Son père a été battu, apparemment à la suite d’instructions données par X. Il semble que X était obsédé par la demanderesse et qu’il a communiqué avec elle, la menaçant de la violer à nouveau. X est une personne qui a beaucoup de pouvoir dans le domaine politique et qui connaît du succès comme entrepreneur. La demanderesse et son frère ont déménagé ailleurs au Mexique et ont été poursuivis par des agents de X, qui a continué de les menacer et de les harceler. La demanderesse s'est enfuie au Canada et a demandé l’asile en qualité de réfugiée.

 

[4]               La Section de la protection des réfugiés a jugé que la demanderesse avait une possibilité de refuge intérieur dans la ville de Mexico. Dans ses motifs, la Commission a conclu, entre autres choses :

 

[traduction]

Même si la demanderesse avait été trouvée, ce dont le tribunal n'est pas convaincu, la preuve documentaire démontre que la demanderesse disposait d’une protection adéquate de l'État.

 

[5]               La demanderesse a demandé un examen des risques avant renvoi. Elle a déposé des éléments de preuve qui ont convaincu l'agent chargé de l’ERAR de conclure ce qui suit :

 

[traduction]

… j’estime que [X] serait en mesure de retrouver la demanderesse n’importe où dans tout le pays… »

 

 

[6]               La seule question en litige en ce qui concerne la décision de l'agent chargé de l’ERAR est celle de la protection de l'État. À cet égard, l'agent a déterminé ce qui suit :

 

[traduction]

… je ne crois pas qu'il existe des éléments de preuve clairs et convaincants démontrant l'incapacité de l'État de fournir une protection.

 

 

[7]               Les éléments de preuve sur lesquels l’agent se serait fondé sont énoncés comme suit dans ses motifs :

 

[traduction]

… bien que la preuve documentaire relative à la protection des femmes soit inégale et certainement loin d'être idéale, les éléments de preuve objectifs montrent que, dans le district fédéral, des lois et des services ont été mis en place et sont disponibles pour fournir une protection et une assistance aux femmes.

 

De plus, en ce qui concerne le problème de la corruption au sein de la police, le Département d'État (Department of State) rapporte que pour mieux gérer ce problème, le gouvernement a promulgué, en janvier 2009, une loi établissant un délai de quatre ans pour examiner de près, dans l’ensemble du pays, tout le personnel policier, soit 2 600 officiers, en utilisant un ensemble de mécanismes de contrôle. Le Département d'État souligne que la loi exige que tout le personnel policier se conforme à certaines exigences et normes de formation. Elle fait aussi en sorte que les autorités puissent congédier plus facilement les officiers corrompus ou inaptes.

 

Selon le Département d'État, en cherchant à améliorer les pratiques touchant aux droits de la personne, le Safer Society Program (SSP) a mené, au cours de l'année, 131 séances et modules de formation portant spécifiquement sur les droits de la personne, formant ainsi un total de 19 048 membres du personnel. À l’école de formation du SSP à San Luis Potosi, les droits de la personne font maintenant partie du curriculum de l’institution d’enseignement. Le Département d’État rapporte également que SSP a travaillé avec l'Organisation internationale pour les migrations afin d'organiser trois cours de formation pour 112 officiers de la police fédérale. Avec les experts de la CICR, le SSP a organisé deux cours de formation afin de former 24 membres du personnel. De plus, la CNDH a formé 4 344 fonctionnaires de SSP. En collaboration avec l'Université nationale autonome du Mexique, SSP a également continué de fournir une formation sur les droits de l'homme aux agents de la police fédérale dans tout le pays. Le Département d’État souligne séparément que, la CNDH a dispensé une formation à environ 3 600 membres du personnel PGR.

 

Sur la base des éléments de preuve dont je suis saisi, j’estime que la demanderesse n’a pas fourni d’éléments de preuve clairs et convaincants qu’elle ne dispose pas de la protection de l'État dans le district fédéral.

 

 

 

[8]               Ainsi, l'agent s'est appuyé sur des rapports du Département d’État américain qui commentaient les séances de formation mises en œuvre au Mexique. L'agent a conclu que la demanderesse n'avait pas fourni de preuve « claire et convaincante » qu'elle ne pouvait obtenir la protection de l'État dans le district fédéral (Mexico).

 

[9]               Les avocats de la demanderesse avaient déposé au dossier de l’agent chargé de l’ERAR un certain nombre de documents qui faisaient état de la situation au Mexique, dont la ville de Mexico. Dans ces documents, il y avait un rapport énonçant que, bien que des lois en matière de violence familiale aient été édictées, plusieurs États ne les avaient pas mises en pratique. Ce rapport démontrait aussi que la ville de Mexico n'était surpassée que par Juarez en termes du nombre d'homicides envers les femmes qui y étaient commis. Une copie certifiée conforme d'une déclaration sous serment de Alicia Elena Pérez Duarte y Noroña, Ph. D., avocate et  ancienne magistrate de Mexico, professeure de droit à l'Université nationale autonome du Mexique et, jusqu'au moment de sa démission à la suite de frustrations au sujet du changement d'attitude envers les droits des femmes au Mexique, la première procureure spéciale de Attention to Crimes of Violence Against Women, est encore plus révélatrice. En d'autres termes, elle était, en fait, la personne responsable de l'application des lois qui, selon les simples suppositions de l'agent chargé de l’ERAR, permettraient aux personnes qui vivent des situations similaires à la demanderesse d'être protégées. Cet affidavit est volumineux. Je reprends le paragraphe 2 :

 

[traduction]

2.         J’estime qu’au Mexique, des problèmes d'insensibilité profonde et persistante quant à la parité des sexes, ainsi que de la discrimination généralisée contre les femmes dans les structures sociales et au sein du gouvernement, sont la cause de la violence fondée sur le sexe dans toute la société, ainsi que dans les relations conjugales. Elles ont aussi pour résultat des attitudes sexistes et un système juridique insensible et inefficace ainsi que des fonctionnaires de la justice qui sont incapables de protéger, ou qui sont réticents à le faire, les femmes des violences qu'elles subissent dans leur foyer et ailleurs, malgré certaines mesures qui ont été prises récemment afin que cette situation change. Comme je l'expliquerai en détail ci-dessous, je crois que, malgré l'adoption récente de lois qui visaient à aborder les questions de la violence envers les femmes, le Mexique demeure un pays dans lequel les femmes ont des moyens limités, voire inexistants, d'échapper à la violence familiale, et en particulier à la violence conjugale. Les femmes qui sont victimes de telle violence font face à des obstacles majeurs lorsqu'elles cherchent à obtenir la protection des autorités judiciaires en tentant de mettre fin à l'abus dont elles souffrent. Si elles tentent de déménager dans une autre ville à l'intérieur du pays, elles ne sont pas protégées et elles n'ont pas de moyens pour cacher leurs allées et venues, leur sécurité n'est pas garantie et elles peuvent être retrouvées relativement facilement par différents moyens.

 

 

[10]           Je reprends aussi en partie les paragraphes 11 et 12, pour démontrer que cette situation prévaut sur tout le territoire mexicain :

 

[traduction]

a.       Malgré les garanties prévues par la Constitution mexicaine (y compris le droit à l’administration rapide de la justice) et par les traités internationaux que le Mexique a ratifiés, notre cadre juridique national continue de refléter la culture du patriarcat de laquelle il a émergé. C'est encore le cas malgré des changements récents apportés à la loi.

 

b.      Mes recherches et mon expérience professionnelle m'ont convaincue que les dangers extrêmes auxquels les femmes font face partout au Mexique sont le résultat de ces préjugés et de ces discriminations. L'endroit le plus dangereux pour les femmes et les filles est à leur foyer où elles peuvent souffrir de mauvais traitements basés sur le sexe de la part des hommes qui sont membres de leur famille : époux, conjoints, amants, beaux-pères, frères et oncles. Il y a une énorme tolérance sociale et culturelle envers ces mauvais traitements, cette situation rendant en quelque sorte les autorités complices puisque celles-ci devraient prévenir et punir ces actes de violence. Mes conclusions sur cette question sont étayées par une variété d'études, de rapports et de décisions judiciaires, y compris ceux des entités suivantes :

 

 

 

 

[11]           L'agent chargé de l’ERAR a commis au moins deux erreurs en arrivant à la décision en cause. Il s'agit d'erreurs de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte :

 

  1. L'agent a confondu l'exigence selon laquelle la preuve doit être « claire et convaincante » avec celle selon laquelle une fois qu'une telle preuve a été faite, l'affaire doit être jugée suivant la prépondérance des probabilités;

 

  1. L'agent n'a pas tenu compte de la véritable efficacité des lois et des programmes qui ont été mis en place.

 

[12]           Je reprends les observations que j’ai faites aux paragraphes 6 à 8 de la décision Lopez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 1176 :

 

6          D’abord, quant aux questions de droit, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit au paragraphe 38 de l'arrêt Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636, en réponse à une question certifiée :

 

38. Je répondrais comme suit aux questions certifiées :

 

Le réfugié qui invoque l’insuffisance ou l’inexistence de la protection de l’État supporte la charge de présentation de produire des éléments de preuve en ce sens et la charge ultime de convaincre le juge des faits que cette prétention est fondée. La norme de preuve applicable est celle de la prépondérance des probabilités, sans qu’il soit exigé un degré plus élevé de probabilité que celui que commande habituellement cette norme. Quant à la qualité de la preuve nécessaire pour réfuter la présomption de la protection, cette présomption se réfute par une preuve claire et convaincante de l’insuffisance ou de l’inexistence de ladite protection.

 

7          En l’espèce, le commissaire a confondu la question de la qualité de la preuve qui doit être « claire et convaincante », avec la question de la norme de preuve qui est « la prépondérance des probabilités » habituelle. Par conséquent, des éléments de preuve vagues comme des appels téléphoniques ou des documents introuvables ne peuvent peut-être pas servir de « preuve claire et convaincante » tandis que, comme c’est le cas en l’espèce, un rapport émanant d’un organisme comme Amnistie Internationale ou d’une agence de presse comme Reuters ou du Wall Street Journal peut servir de preuve claire et convaincante. Si une « preuve claire et convaincante » est soumise, celle-ci doit être évaluée selon « la prépondérance des probabilités ».

 

8          Une autre erreur de droit a trait à la nature de la protection de l’État qui doit être prise en compte. En l’espèce, le commissaire a conclu que le Mexique « fait de sérieux efforts » pour résoudre le problème. Ce n’est pas là le critère. Ce qui doit être pris en compte est l’efficacité réelle de la protection. Je reprends mes propos énoncés dans Villa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1229, au paragraphe 14 :

 

14. L’avocat des demandeurs s’est vu accorder la possibilité de présenter des arguments supplémentaires concernant la PRI et il les a présentés par écrit. Ce faisant, on a fait référence à un certain nombre de rapports, tels que ceux émanant de l'Organisation des Nations Unies et les États-Unis et à des décisions de cette Cour y compris Diaz de Leon c. Canada (MCI), 2007 CF 1307, au paragraphe 28; Peralta Raza c. Canada (MCI), 2007 CF 1265, au paragraphe 10; et Davila c. Canada (MCI), 2006 CF 1475, au paragraphe 25. Ces décisions ainsi que d’autres décisions de la Cour soulignent que le Mexique est une démocratie émergente, et non une démocratie accomplie, et qu’on doit tenir compte de la situation réelle et non de ce que l’État se propose de faire ou a entrepris de mettre en place.

 

 

[13]           En l’espèce, l'agent doit admettre le caractère clair et convaincant des éléments de preuve fournis par la demanderesse. Il n'y a pas d'appel téléphonique vague ni de document manquant; il y a plutôt un affidavit faisant état de la situation au Mexique, ainsi que d'autres rapports du Département d’État. Tous ces éléments sont « clairs et convaincants ». L'agent se doit de pondérer tous ces éléments de preuve et déterminer, selon la prépondérance des probabilités, si la demanderesse dispose d’une protection efficace de l'État.

 

[14]           Compte tenu des éléments de preuve au dossier, l'évaluation de l’agent était erronée. Si son évaluation avait été valable, il aurait été raisonnable qu’il conclue que la demanderesse ne dispose pas de la protection efficace de l'État dans les circonstances de l’espèce.

 

[15]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les avocats n'ont soumis aucune question aux fins de certification.

 


JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS :

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  la demande est accueillie;

2.                  la question est renvoyée à un autre agent pour que celui-ci statue à nouveau;

3.                  aucune question n’est certifiée;

4.                  aucuns dépens ne sont adjugés. 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme,

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7119-10

 

 

INTITULÉ :                                       I.M.P.P. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :               le 15 juin 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE HUGHES

 

 

DATE DES MOTIFS :                      le 16 juin 2011

 

 

PRÉSENTS À L'AUDITION :

 

Carole Simone Dahan

Laura Brittain

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aide juridique Ontario

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 


 

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