Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110629

Dossier : IMM-6678-10

Référence : 2011 CF 793

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2011

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

KEMEL HAZIME

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (la Loi), visant la décision du 28 octobre 2010 par laquelle l’agente d’examen des risques avant renvoi (ERAR) A. Dello (l’agente) a rejeté la demande d’ERAR du demandeur. L’agente a conclu, au vu de la preuve, que le demandeur pouvait se réclamer de la protection de l’État au Venezuela.

 

[2]               L’appel est accueilli, pour les motifs que je vais maintenant exposer.

 

I.          Le contexte

 

A.        Les faits pertinents

 

[3]               Le demandeur, Kemel Hazime, est un citoyen vénézuélien d’ascendance libanaise. Il est né au Venezuela le 22 janvier 1985. Alors que le demandeur était âgé de six ans, les membres de sa famille sont retournés vivre au Liban pour fuir la discrimination dont ils auraient fait l’objet en tant qu’Arabes au Venezuela. En 1995, les membres de la famille ont fui le Liban et, jusqu’en 2003, ils ont vécu aux États-Unis sans y disposer d’un statut. En 2003, les membres de la famille du demandeur sont arrivés au Canada et ils y ont présenté une demande d’asile au regard du Liban. La demande d’asile de la famille a été rejetée en 2004, de même que sa demande d’ERAR en 2005. En 2006, toutefois, le demandeur et les membres de sa famille ont obtenu le statut de résidents permanents au Canada pour des raisons d’ordre humanitaire. Les autres membres de la famille du demandeur sont maintenant des citoyens canadiens.

 

[4]               En août 2009, le demandeur a été déclaré coupable de complot en vue de commettre un acte criminel, à savoir le trafic et l’exportation d’une substance contrôlée. Le demandeur s’est vu infliger une peine de quatre années d’emprisonnement, mais il a bénéficié d’une libération conditionnelle après avoir purgé seulement une année et demie de sa peine. Le demandeur a néanmoins perdu son statut de résident permanent pour grande criminalité, et une mesure d’expulsion a été prise contre lui en février 2010.

 

B.         La décision contestée

 

[5]               Le demandeur a présenté une demande d’ERAR. Il craignait de retourner au Venezuela pour trois raisons : 1) les Arabes sont systématiquement pris pour cibles au Venezuela parce qu’on les croit riches, 2) les rapatriés des pays industrialisés comme le Canada sont pris pour cibles parce qu’on croit qu’ils ont accumulé des richesses et 3) le demandeur ne pourrait assurer sa protection dans le climat de violence qui prévaut au Venezuela, comme il a peu de liens avec ce pays où il n’est pas allé depuis 20 ans et dont il ne parle pas couramment la langue principale.

 

[6]               L’agente a énuméré les éléments qui lui avaient été soumis dans le cadre de la demande, notamment une déclaration rédigée par l’avocat, une déclaration émanant du père du demandeur, la copie d’une décision de la Commission nationale des libérations conditionnelles, des copies d’avis aux voyageurs concernant le Venezuela et quatre articles sur les enlèvements perpétrés dans ce pays. L’agente a ensuite déclaré avoir lu les documents produits par le demandeur et avoir procédé à une recherche indépendante. Elle a conclu que la preuve était insuffisante pour démontrer que le demandeur serait exposé à un risque au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

[7]               L’agente a reconnu le fait que le demandeur s’inquiétait d’être pris pour cible en raison de sa richesse présumée, mais elle a conclu que la question déterminante était de savoir si l’État allait offrir sa protection. L’agente a ensuite cité de longs extraits du rapport pertinent sur la situation des droits de la personne du département d’État des États-Unis (U.S. Department of State Country Report on Human Rights Practices). L’agente a conclu que, même si au Venezuela la protection de l’État [traduction] « ne s’avère peut-être pas toujours infaillible comme ces citations en attestent, il suffit toutefois que l’État consente des efforts sérieux pour assurer la protection de ses citoyens ». L’agente a conclu qu’il n’était pas probable que le demandeur serait exposé, aux fins de l’article 97 de la LIPR, à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités.

 

II.         La question en litige

 

[8]               La conclusion de l’agente relative à la protection de l’État était-elle raisonnable?

 

III.       La norme de contrôle judiciaire

 

[9]               La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux conclusions de fait, ou aux conclusions mixtes de fait et de droit, tirées par un agent d’ERAR est celle, déférente, de la raisonnabilité (Hnatusko c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 18, paragraphe 25); le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, paragraphe 47).

 

IV.       Argumentation des parties et analyse

 

A.        La conclusion de l’agente relative à la protection de l’État était-elle raisonnable?

 

[10]           Le demandeur soutient que la décision de l’agente était déficiente à nombre d’égards : l’agente a mal compris et a mal appliqué le critère de la protection de l’État, la décision était incompatible avec la preuve présentée, l’agente a fait abstraction d’éléments de preuve documentaire et personnelle pertinents et, finalement, les motifs énoncés n’étaient pas suffisants. Le demandeur est simplement en désaccord avec l’issue de l’affaire, selon le défendeur, et il demande à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve.

 

[11]           Après examen du dossier et de la décision, je conclus que l’agente n’a pas valablement expliqué sa décision dans ses motifs. La décision est de prime abord incompatible avec la preuve documentaire dont l’agente a elle-même cité des extraits dans ses motifs. On n’y trouve aucune analyse significative des craintes particulières du demandeur, ni rien qui démontre l’évaluation par l’agente de la preuve documentaire produite pour confirmer le fondement objectif de ces craintes. En raison de ces défauts qui l’entachent, la décision devrait être renvoyée à un autre décideur.

 

[12]           L’agente a conclu que le Venezuela était un pays démocratique doté des mêmes institutions, infrastructures et instruments législatifs que la plupart des pays libres et démocratiques. L’agente a déduit de la seule existence d’une magistrature, d’une police, d’une armée et d’autres institutions administratives indépendantes la volonté et la capacité de l’État de protéger ses citoyens. Les affirmations non étayées ainsi faites par l’agente n’étaient toutefois pas compatibles avec les trois pages de points extraits par l’agente du rapport pertinent du département d’État des États-Unis sur la situation des droits de la personne.

 

[13]           On mentionne par exemple dans ce rapport que, même si le Venezuela est une démocratie constitutionnelle,

[traduction]

[l]a politisation du pouvoir judiciaire et le harcèlement et l’intimidation par les autorités des opposants politiques et des médias s’y sont intensifiés cette année. Les organisations non gouvernementales (ONG), les médias et dans certains cas le gouvernement lui-même ont rapporté les atteintes suivantes aux droits de la personne : des assassinats, notamment l’exécution sommaire de suspects; des enlèvements criminels très répandus en l’échange de rançons; des soulèvements dans les prisons en raison de conditions de détention déplorables; des arrestations et détentions arbitraires; la corruption et l’impunité au sein de la police; un système judiciaire corrompu, inefficace et politisé, marqué par les retards judiciaires et les violations du droit à l’application régulière de la loi; l’existence de prisonniers politiques et de poursuites ciblées à des fins politiques; les atteintes à la vie privée des citoyens par les forces de sécurité; la fermeture par le gouvernement de postes de radio et de télévision et la menace de fermeture d’autres postes; la répression par le gouvernement de manifestations; la discrimination systémique fondée sur des motifs politiques; un grave problème de corruption touchant tous les ordres de gouvernement; les menaces et les attaques visant des ONG nationales; la violence contre les femmes; des centres inadéquats de détention pour jeunes délinquants; la traite de personnes; des restrictions apportées au droit d’association des travailleurs.

 

[…]

 

Les médias ont fréquemment fait état d’une connivence perçue par le public entre la police et les ravisseurs. […]

 

[…]

 

La corruption constituait un important problème pour toutes les forces de police, dont les membres, généralement, étaient mal payés et avaient reçu une formation rudimentaire. L’impunité dans des cas de corruption ainsi que les actes de brutalité et de violence constituaient de graves problèmes dont des représentants du gouvernement ont reconnu expressément l’existence.

 

[…]

 

Bien que la constitution reconnaisse l’indépendance du pouvoir judiciaire, cette indépendance est demeurée compromise selon de nombreux observateurs, des allégations de corruption et d’ingérence politique étant portées, particulièrement à l’endroit du Bureau du Procureur général.

 

[…]

 

[14]           L’agente n’a pas expliqué pourquoi elle avait conclu en l’indépendance du pouvoir judiciaire, alors qu’on déclarait expressément cette indépendance compromise dans l’extrait qui précède. Dans la décision, le paragraphe qui suit les extraits de preuve documentaire renferme les conclusions de l’agente, mais on n’y trouve aucune analyse significative, quelle qu’elle soit.

 

[15]           L’agente a reconnu que, selon ce que la preuve documentaire laissait entendre, la protection de l’État ne s’avérait peut-être pas toujours infaillible, mais elle a expliqué qu’il suffisait que l’État consente des efforts sérieux pour assurer la protection de ses citoyens. L’agente n’a pas précisé quels efforts sérieux étaient consentis par le Venezuela. D’après les extraits cités du document sur la situation régnant dans le pays, un Conseil national de prévention et de la sécurité des citoyens a été mis sur pied et de la formation sur les droits de la personne a été dispensée à des agents de police locaux. Je peux seulement supposer que ce sont là les efforts auxquels l’agente faisait allusion. Elle n’a toutefois donné aucune précision à cet égard, ni dit pourquoi elle avait reconnu davantage d’importance à ces facteurs plutôt qu’aux autres laissant croire, à prime abord, que la protection de l’État n’était ni disponible, ni suffisante. En outre, la Cour a reconnu que la protection de l’État n’avait pas à être parfaite, seulement suffisante, et qu’un agent, pour en juger, devait examiner l’incidence véritable des « efforts sérieux » consentis sous le rapport des effets concrets (John c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1088, paragraphe 26).

 

[16]           On ne s’est pas penché non plus dans la décision sur les risques précis redoutés par le demandeur. L’agente a conclu que la question de la protection de l’État était déterminante en l’espèce. C’est bien, mais en procédant à l’analyse pertinente, l’agente devait aussi examiner si la protection de l’État était disponible pour une personne dans la situation où le demandeur allait prétendument se trouver. En l’occurrence, il s’agit d’un individu d’ascendance d’arabe qui est étranger ou nouveau venu au Venezuela. Or, on ne traite aucunement dans la décision de ce contexte factuel particulier.

 

[17]           Le défendeur fait valoir bien sûr qu’il incombait au demandeur de réfuter la présomption de protection de l’État, et que l’agente n’avait pas à mentionner des passages précis des documents soumis par le demandeur. Je souscris à cet égard à la déclaration de la juge Judith Snider dans Arias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 437 (au paragraphe 15) selon laquelle un agent d’ERAR doit simplement fournir une explication adéquate du fondement de sa décision. En l’espèce toutefois, il devait clairement ressortir des motifs que l’agente avait pris en compte les éléments de preuve documentaire et personnelle contredisant sa conclusion que le demandeur avait produits au soutien de sa cause. La présomption selon laquelle le décideur a tenu compte de tous les éléments est une présomption réfutable (Kaybaki c. Canada (Solliciteur général du Canada), 2004 CF 32, 128 ACWS (3d) 784, paragraphe 5; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, 83 ACWS (3d) 264).

 

[18]           Le père du demandeur a attesté dans un affidavit des problèmes qu’il avait eux à obtenir la protection de l’État, en tant que personne d’ascendance arabe, lorsqu’il vivait au Venezuela. Il a particulièrement déclaré ce qui suit :

[traduction]

Les policiers ne m’aidaient pas au Venezuela. La corruption des policiers y était bien connue, mais ceux-ci harcelaient les Arabes encore plus que les autres citoyens. Il était aussi connu que les policiers kidnappaient des Arabes pour obtenir des rançons. Les policiers demandaient souvent des pots-de-vin aux Arabes, et les arrêtaient au hasard pour les soumettre à du harcèlement (dossier de la demande, page 47).

 

[19]           Bien que le père ait vécu cette situation il y a bien des années de cela, le demandeur a également produit de récents articles de journaux rapportant des enlèvements et des meurtres de personnes d’origine libanaise au Venezuela. Soutenant également qu’il serait semblable à un touriste dans ce pays, le demandeur a présenté des éléments de preuve faisant état des risques particuliers qu’y courent les touristes, comme notamment le fait qu’il est difficile de communiquer avec la police en anglais (dossier de la demande, page 61). L’agente, comme bon lui semblait, pouvait  évaluer la qualité de cette preuve et l’apprécier par comparaison avec les autres éléments de preuve disponibles sur la situation régnant dans le pays. Il devait toutefois ressortir de la décision que l’agente s’était adonnée à un tel exercice; or les motifs ne permettent pas de le constater.  

 

[20]           Les motifs de la décision ne sont pas suffisamment convaincants ni intelligibles. La décision est déraisonnable, et la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

V.        Conclusion

 

[21]           Compte tenu des conclusions qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[22]           Aucune question n’a été proposée en vue de sa certification et aucune question n’a à être certifiée.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6678-10

 

INTITULÉ :                                       HAZIME c. MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 JUIN 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 29 JUIN 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lorne Waldman

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.