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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20110707


Dossier : IMM-6657-10

Référence : 2011 CF 831

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 7 juillet 2011

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

SYLVIA CRISPINA LEONCE

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE
L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, citoyenne de Sainte-Lucie, est entrée au Canada en décembre 1995 et elle y séjourne depuis sans statut. Elle n’a jamais demandé l’asile ni fait d’autres tentatives pour acquérir un statut avant de déposer en 2004, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (CH). Dans sa demande CH, qui a été mise à jour en 2006, 2008 et 2009, la demanderesse soutient ce qui suit :

 

·        elle a quitté Sainte-Lucie afin d’échapper à son beau-père abusif;

 

·        en 2009, elle a donné naissance à une fille au Canada, mais elle ne vit pas avec le père de l’enfant;

 

·        à Sainte-Lucie, sa mère vit avec le beau-père, qui est violent et alcoolique;

 

·        elle travaille au Canada, n’a jamais reçu de prestations d’aide sociale et a des liens bien établis avec sa communauté canadienne.

 

[2]               Dans une décision datée du 1er octobre 2010, une agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente) a rendu une décision défavorable sur la demande de la demanderesse. Cette dernière sollicite le contrôle judiciaire de cette décision, en soulevant les questions suivantes :

 

  1. L’agente a-t-elle commis une erreur en ne convoquant pas la demanderesse à une entrevue?

 

  1. L’agente a-t-elle omis de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant de la demanderesse?

 

  1. La décision est-elle raisonnable?

 

La norme de contrôle applicable

 

[3]               La norme de contrôle qui s’applique à la première question – une question d’équité procédurale – est la décision correcte, tandis que la décision relative à l’intérêt supérieur de l’enfant et la décision CH en général sont soumises à la norme de la raisonnabilité (voir, par exemple, Abu Laban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 661, 167 A.C.W.S. (3d) 975; Inneh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 108, [2009] W.D.F.L. 3284).

 

La question no 1 : La nécessité d’une entrevue

 

[4]               Il faut se rappeler que la demanderesse sollicitait une exception à la condition selon laquelle tout étranger doit obtenir un visa avant d’entrer au Canada (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 11 [la LIPR]). L’article 25 de la LIPR autorise à lever cette condition dans le cas où l’admission d’un étranger présent au Canada est justifiée par des motifs CH relatifs à cet étranger, compte tenu de l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché par la décision.

 

[5]               Dans la décision, l’agente a passé en revue toutes les observations avancées par la demanderesse et elle a conclu que cette dernière n’avait pas présenté une [traduction] « preuve objective suffisante » pour établir que, si on l’obligeait à présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger, elle s’exposerait à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. La demanderesse soutient que, en fait, l’agente a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité et que, cela étant, elle aurait dû tenir une audience ou, à tout le moins, demander de plus amples renseignements.

 

[6]               Les demandes CH n’exigent habituellement pas la tenue d’une entrevue (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193). Les personnes qui présentent une demande CH savent que leur demande sera presque toujours étudiée sur la foi du dossier écrit. Que la question en litige soit l’intérêt supérieur d’un enfant ou une allégation de risque, le demandeur doit présenter suffisamment d’éléments à l’appui de ses prétentions. Comme l’a déclaré le juge Evans dans l’arrêt Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 8 :

Le demandeur qui invoque des raisons d’ordre humanitaire n’a pas un droit d’être interviewé ni même une attente légitime à cet égard. Et, puisque le demandeur a le fardeau de présenter les faits sur lesquels sa demande repose, c’est à ses risques et périls qu’il omet des renseignements pertinents dans ses observations écrites.

 

 

 

[7]               Il est arrivé que l’on fasse exception à cette règle générale dans des cas où la décision d’un agent reposait manifestement sur une conclusion relative à la crédibilité. Deux décisions que la demanderesse a invoquées en sont un exemple : Duka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1071, 92 Imm. L.R. (3d) 255, et Shpati c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1046, 93 Imm. L.R. (3d)117.

 

[8]               Dans la présente affaire, je ne suis pas convaincue que l’agente a tiré des conclusions en matière de crédibilité. Elle n’était pas non plus tenue d’informer la demanderesse des lacunes de sa demande.

 

[9]               Malgré trois observations complémentaires, la demanderesse a tout simplement omis de fournir des renseignements suffisants ou des documents corroborants à l’appui de ses prétentions. L’agente a ajouté foi au moindre mot figurant dans les maigres observations présentées, mais il reste qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve sur lesquels fonder une décision favorable. Par exemple, la demanderesse n’a fourni aucune preuve de la part du père de l’enfant pour expliquer la mesure dans laquelle il est présent dans la vie de sa fille. La demanderesse aurait pu fournir une preuve du père de l’enfant sur leur relation, ou une preuve documentaire traitant de la difficulté de trouver du travail à Sainte-Lucie après une longue absence. De plus, les lettres de sa mère étaient vagues et sans fondement. Ce n’est pas parce que la demanderesse n’a pas fourni d’observations précises et détaillées ou d’éléments de preuve objectifs que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle.

 

[10]           La demanderesse se fonde à tort sur la décision Duka. Celle-ci peut être distinguée de la présente affaire car le risque qui était allégué dans cette décision-là n’avait pas été mentionné dans une décision antérieure, et l’agente avait mis en doute la crédibilité de l’allégation parce que la demanderesse avait omis de l’invoquer plus tôt. De plus, dans cette même décision, la conclusion du juge Martineau à propos des lettres d’appui est liée à son opinion concernant la décision de l’agente au sujet de la crédibilité. En l’espèce, il n’existe pas de demande antérieure dans laquelle la demanderesse a omis de faire état du risque allégué, et ce n’est pas parce que sa prétention n’a pas été invoquée plus tôt que l’agente n’y a pas ajouté foi. Duka n’est d’aucune utilité à la demanderesse.

 

[11]           Dans le même ordre d’idées, la décision Shpati est sans rapport avec la présente demande. Il était question dans cette décision d’un demandeur qui avait déposé antérieurement plusieurs demandes mentionnant son épouse, mais qui avait plus tard été débouté parce qu’il n’y avait aucune preuve qu’il entretenait des liens étroits avec sa famille aux États-Unis. La décision avait été annulée, en partie, parce que l’agente n’avait pas permis à M. Shpati de traiter de diverses questions qui n’avaient pas été soulevées dans ses demandes antérieures et qu’il aurait donc été impossible de prévoir. Par contraste, il s’agit ici du premier contact de la demanderesse avec le système d’immigration canadien, et elle n’a aucune décision antérieure dans laquelle ses prétentions ont été admises.

 

[12]           En résumé, l’agente n’a pas manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas une audience ou en ne demandant pas des renseignements additionnels. Pour dire les choses simplement, la demanderesse n’a pas présenté assez de renseignements pour qu’il soit possible d’établir les faits sur lesquels repose sa demande CH.

 

La question no 2 : L’intérêt supérieur de l’enfant

 

[13]           Il ne fait aucun doute qu’un agent, dans le contexte d’une demande CH, doit être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur du ou des enfants touchés par la décision (LIPR, au paragraphe 25(1); Baker, précité; Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, 222 D.L.R. (4th) 265). Cependant, il incombe à un demandeur de fournir suffisamment de renseignements pour étayer une prétention relative à un enfant (Owusu, précité). Enfin, il importe aussi de se souvenir que l’intérêt supérieur de l’enfant, même s’il s’agit d’un aspect important dans la décision CH, n’est pas un facteur déterminant dans le cas d’une demande CH. La tâche de l’agent consiste à soupeser l’intérêt en question « par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent » (Hawthorne, précité, au paragraphe 6).

 

[14]           De l’avis de la demanderesse, l’agente s’est trompée de deux façons : a) en n’étant pas « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt de sa fille, et b) en appliquant incorrectement le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » à l’analyse concernant l’intérêt de l’enfant.

 

[15]           Pour ce qui est de la première affirmation, je ne relève dans la décision aucune erreur susceptible de contrôle. L’agente a analysé avec soin les éléments de preuve que la demanderesse avait soumis. Les observations de cette dernière sur l’intérêt supérieur de sa fille n’étaient rien de plus que de simples allégations selon lesquelles celle-ci entretient une relation avec son père et qu’elle et sa fille courraient un risque à Sainte-Lucie. L’agente a pris en considération l’avantage qu’il y avait à ce que la fille reste au Canada, de même que les difficultés qu’elle aurait à Sainte-Lucie. Comme la demanderesse n’a pas fourni assez de preuves objectives à propos de l’une ou l’autre de ces deux questions, l’analyse de l’agente n’était pas déraisonnable.

 

[16]           À l’appui du second problème que lui cause, dit-elle, l’analyse de l’agente, la demanderesse se fonde sur la décision Beharry c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 110, [2011] W.D.F.L. 2136, où la juge Mactavish a annulé une décision CH parce que l’agent avait examiné si l’enfant subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. La demanderesse soutient qu’en l’espèce, l’agente a commis une erreur semblable. Je ne suis pas d’accord. Dans Beharry, au paragraphe 11, la juge Mactavish décrit en ces termes l’erreur qu’elle a relevée :

À différents endroits dans son analyse, l’agent a traité de l’intérêt supérieur des enfants en se demandant si les enfants seraient confrontés à des difficultés « inhabituelles, injustifiées et excessives » s’ils étaient contraints à retourner en Guyane. Toutefois, ce critère n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’apprécier l’intérêt supérieur des enfants […].

 

 

 

[17]           Je ne relève pas d’erreur semblable dans la décision qui m’est soumise. Dans une longue analyse de l’intérêt de l’enfant, l’agente passe en revue la totalité des éléments de preuve dont elle dispose et reconnaît que, pour l’enfant, les conditions socioéconomiques à Sainte-Lucie [traduction] « ne sont peut-être pas favorables par rapport à celles qui existent au Canada » et que l’enfant [traduction] « bénéficierait peut-être au Canada de possibilités sociales et économiques meilleures ». Rien n’a été mis de côté. L’agente n’a pas, comme l’allègue la demanderesse, évalué l’intérêt supérieur de l’enfant en appliquant le critère des difficultés « inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Ces mots ne sont employés qu’à la toute fin de la section où l’agente examine la façon dont il faut soupeser cet intérêt. Selon mon interprétation de cette section-là de la décision, l’agente évalue l’intérêt de l’enfant par rapport aux [traduction] « circonstances personnelles de cette famille » et elle conclut que le fait de se réétablir à Sainte-Lucie n’aurait pas sur l’enfant un effet défavorable assez marqué pour être assimilable à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées pour la demanderesse. La décision aurait peut-être pu être plus limpide sur ce point, mais je ne suis pas convaincue que l’agente a appliqué le critère des difficultés « inhabituelles et injustifiées ou démesurées » à l’évaluation de l’intérêt de l’enfant; elle évaluait plutôt cet intérêt en tant que l’un des facteurs à prendre en considération.

 

La question no 3 : La raisonnabilité de la décision

 

[18]           Au dire de la demanderesse, l’analyse que fait l’agente de sa vie possible à Sainte-Lucie est abusive. Elle soutient que la décision est déraisonnable car :

 

  • l’agente a minimisé les difficultés que sa mère continue de vivre à Sainte-Lucie;

 

  • l’agente n’a pas traité du fait que la demanderesse subvient à l’heure actuelle aux besoins financiers de sa mère et que ni l’une ni l’autre n’auront les moyens de subvenir à leurs propres besoins ou à ceux de l’enfant si la demanderesse est renvoyée du Canada;

 

  • l’agente a placé pour la demanderesse la barre trop haute en ce qui a trait à la possibilité de trouver un emploi à Sainte-Lucie;

 

  • l’agente a commis une erreur en n’accordant pas davantage d’importance aux lettres de la mère parce qu’elles n’émanaient pas d’une partie désintéressée.

 

[19]           La demanderesse a déposé deux lettres de sa mère, d’une longueur d’un seul paragraphe (l’une écrite en 2006 et l’autre en 2010), qui décrivent la situation difficile que celle-ci vit à Sainte-Lucie. Elle déclare que son époux est alcoolique et violent, et que [traduction] « [m]a petite-fille [va] souffrir dans la maison de mon époux ». La demanderesse soutient que l’agente a rejeté à tort ces lettres parce qu’elles n’émanaient pas d’une partie désintéressée. Je suis consciente que les lettres d’appui de membres de la famille ne peuvent pas toujours être rejetées comme étant « intéressées » ou « n’émanant pas d’une partie désintéressée » (voir, par exemple, Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 226, 40 Imm. L.R. (3d) 50, au paragraphe 31; Kaburia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 516, 2002 CarswellNat 1042, au paragraphe 25). Cependant, en l’espèce, non seulement les lettres de la mère de la demanderesse émanaient d’un membre de la famille, mais en plus elles étaient vagues et générales; ces courtes lettres ne faisaient pas état de risques bien précis. Il n’était pas déraisonnable que l’agente accorde peu d’importance à ces éléments de preuve. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas pour cette raison qu’elle a rejeté les lettres. Comme elle l’a indiqué, c’est plutôt parce que les lettres n’étayaient ni ne corroboraient aucune des affirmations de la demanderesse.

 

[20]           En résumé, la totalité des arguments a trait à l’importance que l’agente a accordée aux éléments de preuve. En fait, la demanderesse souhaite que la Cour réévalue les éléments de preuve que l’agente avait en main. Le principal problème pour la demanderesse, c’est qu’elle n’a pas fourni suffisamment de preuves pour s’acquitter de son fardeau. Au vu des éléments de preuve qu’elle avait fournis, l’agente a jugé avec raison qu’elle ne s’était pas acquittée de son fardeau de preuve. Je conclus que la décision selon laquelle la demanderesse ne s’exposerait pas à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées qui justifieraient que l’on fasse exception à l’article 11 de la LIPR appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

 

Conclusion

 

[21]           Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire. Les parties n’ont pas proposé de question à certifier.

 


JUGEMENT

 

 

LA COUR STATUE comme suit :

 

1.                  La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est rejetée.

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

« Judith A. Snider »

Juge

 


 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6657-10

 

INTITULÉ :                                       SYLVIA CRISPINA LEONCE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 4 JUILLET 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 7 JUILLET 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

RICHARD WAZANA

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

AMY KING

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

WAZANA LAW

AVOCATS

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LA DEMANDERESSE

MYLES J. KIRVAN

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR L E DÉFENDEUR

 

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