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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20110706


Dossier : IMM-6439-10

Référence : 2011 CF 830

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 6 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

FERNANDO WARNAKULASOORIY

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Aperçu

[1]               Dans une affaire, le fait pour un décideur d’examiner des preuves fondamentales de manière fragmentée, chacune sortie de son contexte, et non en tant que partie d’un tout, revient pour lui à examiner une forêt en regardant chaque arbre et à omettre de voir la forêt comme un tout, perdant ainsi de vue la situation dans son ensemble. Lorsqu’une preuve non contestée, déclarée digne de foi, est séparée en fragments, cette preuve perd son sens.

 

[2]               Cela revient au même que de disséquer un récit, considéré comme digne de foi, à un point tel qu’il perd sa cohésion générale et qu’ensuite aucune partie de ce récit, considérée séparément, ne ressemble à ce qu’elle était à l’origine, une partie de l’ensemble. Tout cela conduit à des conclusions déraisonnables.

 

[3]               Dans l’arrêt Lai c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 826 (C.A.) (QL), il est clairement dit que la Commission, au moment d’évaluer l’aspect objectif de la crainte d’un demandeur d’asile, doit prendre en considération la totalité des éléments de preuve qu’elle juge dignes de foi afin de veiller à procéder à une analyse valable.

 

Introduction

[4]               Le demandeur, âgé de 55 ans, est citoyen du Sri Lanka.

 

[5]               Il est arrivé au Canada le 28 février 2009 et a demandé l’asile le 12 mars suivant.

 

[6]               La demande du demandeur a été entendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) à Montréal le 18 août 2010. Elle s’est soldée par une décision défavorable, rendue le 21 septembre 2010, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Le contexte

[7]               Le demandeur a été actif en politique à Chilaw de 1983 jusqu’à son départ du Sri Lanka en février 2009.

 

[8]               En 1983, se présentant pour la première fois comme candidat indépendant au poste de conseiller, le demandeur est devenu le premier habitant de la division à être nommé au Conseil.

 

[9]               En 1985, le demandeur a joint les rangs du Parti national uni (PNU).

 

[10]           En 1991, le demandeur a de nouveau été élu au Conseil en tant que membre du PNU.

 

[11]           En 1992, il a représenté le Conseil dans un litige opposant des pêcheurs locaux. Quand les tribunaux se sont prononcés en faveur des pêcheurs du littoral, il a été attaqué au sabre à Chilaw. Il a été gravement coupé à la main droite, et quatre de ses doigts ont subi des dommages permanents.

 

[12]           En 1994, aussitôt que le Front uni du Parti sri‑lankais de la liberté est arrivé au pouvoir, ses partisans, de même que le groupe qui avait agressé le demandeur en 1992, ont déposé onze fausses accusations contre ce dernier. Au bout du compte, le demandeur a été acquitté.

 

[13]           En 1997, le demandeur a été élu adjoint au maire au Conseil municipal de Chilaw. Ce Conseil est la seule entité administrative du district que le PNU a emporté lors d’une élection locale.

 

[14]           Le 5 décembre 1997, peu après cette élection, le demandeur a été arrêté par la police sous de fausses allégations. L’affaire a été rendue publique et a fait l’objet de reportages aux nouvelles télévisées ainsi que dans les journaux. Le demandeur a été détenu pendant quarante‑deux jours et ensuite libéré sous caution.

 

[15]           Lors de l’élection de 2002, le demandeur a été réélu au poste d’adjoint au maire au sein du Conseil municipal de Chilaw.

 

[16]           En décembre 2003, un groupe de catholiques a été arrêté par la Marine après avoir été découvert à bord d’un navire voyageant vers l’Italie, illégalement. En janvier 2004, le demandeur a été arrêté sous l’accusation d’avoir aidé certains membres de ce groupe. Il a été gardé en détention pendant cent jours. Il a finalement été libéré sous caution et à la condition de se présenter une fois par mois au bureau du CID à Colombo. Après quatre ans, il a été acquitté.

 

[17]           Lors de l’élection d’avril 2006, le PNU a perdu, mais le demandeur a quand même gagné en tant que chef du Groupe d’opposition au Conseil.

 

[18]           En janvier 2007, dix-huit députés de l’opposition, membres du PNU, ont quitté le parti et joint les rangs du parti au pouvoir, l’Alliance populaire (AP). L’un d’eux était Neomal Perera, qui a été nommé au poste de sous-ministre des Pêches.

 

[19]           Le 5 mars 2008, Perera a nommé le demandeur comme son conseiller, contre le gré de celui-ci, même s’il était toujours affilié au PNU. Le demandeur s’est donc retrouvé dans une situation difficile : d’une part, son propre parti le soupçonnait d’être un traître et, d’autre part, les membres du parti de l’Alliance pour la liberté du Sri Lanka ne lui faisaient pas confiance.

 

[20]           Le demandeur a commencé à recevoir à son domicile des appels de menaces anonymes, lui enjoignant de ne pas poursuivre sa vie politique. Son épouse a elle aussi été menacée et on lui a dit de quitter le village. Le demandeur avait peur d’aller pêcher et toute la famille éprouvait des difficultés.

 

[21]           Le 8 février 2009, le demandeur était présent lors d’un rassemblement politique. Au cours de cette activité, Perera lui a publiquement offert le poste de maire de la ville lors de la prochaine élection du Conseil provincial du nord-ouest, qui allait avoir lieu le 14 février 2009, si le demandeur se joignait à lui, du côté du gouvernement.

 

[22]           La veille de l’élection, des inconnus se sont présentés au domicile du demandeur, ont tiré deux coups de feu et ont menacé de le tuer s’il travaillait le jour de l’élection.

 

[23]           Le demandeur a obtenu un visa canadien pour assister à une conférence en février 2009. Il est arrivé à Montréal le 28 février 2009 et a demandé l’asile le 12 mars 2009.

 

[24]           En 2010, et durant son séjour au Canada, le demandeur a téléphoné à Perera au Sri Lanka. Ce dernier, une fois de plus, lui a demandé de se joindre à lui s’il prévoyait rentrer au pays. Le demandeur croit que son absence a été une perte importante pour Perera, dont la position et la popularité ont chuté. Perera s’est mis en colère contre le demandeur quand ce dernier lui a dit qu’il avait demandé l’asile et il lui a ensuite raccroché la ligne au nez. Le demandeur croit que Perera s’est mis en colère contre lui parce qu’il est au courant d’informations confidentielles dont il pourrait faire part aux autorités canadiennes.

 

[25]           Les pièces suivantes ont été incluses à l’appui de la présente demande :

a.       pièce P-1 : le Formulaire de renseignements personnels du demandeur;

b.      pièce P-2 : les pièces que le demandeur a produites devant la Commission;

c.       pièce P-3 : le rapport du Département d’État des États‑Unis de 2009, qui fait partie de la trousse documentaire que le demandeur a déposée.

 

[26]           Si la compilation est précisée en l’espèce, c’est que la plupart des allégations du demandeur s’appuient sur des éléments de preuves exhaustifs et incontestés.

 

La décision de la Commission

[27]           Le tribunal a conclu que le demandeur était digne de foi. Il a signalé que son témoignage était « clair, détaillé, franc et spontané » (paragraphe 8 de la décision).

 

[28]           Le tribunal a néanmoins conclu que le demandeur ne craignait pas avec raison d’être persécuté s’il retournait au Sri Lanka (paragraphe 9 de la décision).

 

[29]           Pour ce qui était de la crainte qu’éprouvait le demandeur à l’égard d’inconnus appartenant au parti d’opposition, le tribunal a conclu qu’il n’y avait dans la documentation générale aucune preuve à l’appui de sa prétention selon laquelle des membres de l’opposition, l’AP, persécutaient activement des membres du PNU (paragraphe 13 de la décision).

 

[30]           De plus, le tribunal a conclu qu’il était possible au demandeur d’obtenir une protection de l’État si des hommes de main inconnus venaient à le menacer (paragraphes 22 à 27).

 

[31]           Le demandeur a également déposé un article décrivant en détail l’assassinat d’un chef d’opposition à l’échelon municipal, qui avait été tué par des inconnus. Il a expliqué qu’il connaissait cet homme, qui était un chef de l’opposition comme lui-même, et qu’il craignait de subir le même sort. Le tribunal a néanmoins conclu que l’article ne faisait pas état du mobile de l’assassinat, et qu’un seul article n’étayait pas la crainte qu’avait le demandeur de connaître le même sort (paragraphe 14 de la décision).

 

[32]           Le tribunal a également rejeté un autre article que le demandeur avait produit et qui faisait état de la libération de cinq membres du PNU après une agression commise contre un autre membre du même parti. Le tribunal a conclu qu’il s’agissait là d’un incident survenu au sein du parti, sans détails à propos de la situation d’origine (paragraphe 15 de la décision).

 

[33]           Le tribunal a également rejeté un autre rapport qui, à son avis, n’étayait pas la thèse selon laquelle, comme l’alléguait le demandeur, la police était soumise aux caprices des politiciens. Le tribunal a plutôt conclu que la protection dont il était question dans ce rapport concernait uniquement les députés (paragraphes 16 et 17 de la décision).

 

[34]           Le demandeur a dit s’être entretenu avec Perera en mai 2010. Lors de cette conversation, Perera lui a de nouveau demandé de se joindre à lui et s’est mis en colère quand il a appris que le demandeur avait sollicité l’asile au Canada. Le tribunal a conclu que Perera n’avait proféré aucune menace contre le demandeur et qu’il n’y avait aucune raison de croire qu’on persécuterait ce dernier à cause de « secrets » dont il était peut-être au courant (paragraphe 18 de la décision).

 

[35]           Le tribunal a conclu que même si le demandeur éprouvait une crainte subjective, il n’y avait pas assez de preuves objectives pour étayer sa crainte d’être persécuté par Perera.

 

[36]           Le tribunal a également rejeté la crainte que ressentait le demandeur à l’égard de la Marine à cause de l’abandon d’accusations antérieurement portées contre lui (paragraphe 20 de la décision).

 

[37]           Le tribunal a conclu que, au vu des éléments qui précèdent, le demandeur n’avait pas la qualité d’une personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi (paragraphes 28 à 30 de la décision).

 

Analyse

[38]           La Cour souscrit à la position du demandeur et conclut que le tribunal a commis une erreur en n’évaluant pas l’effet cumulatif de ce que le demandeur a vécu, en plus des faits précis qui l’ont amené à décider de demander l’asile. Il s’agit là d’une erreur d’analyse, car le tribunal était convaincu de la crédibilité du demandeur.

 

[39]           Il convient de rappeler le récit non contesté.

 

[40]           En 1992, le demandeur agissait comme représentant du Conseil dans le cadre d’un litige opposant des pêcheurs locaux. Lorsque les tribunaux se sont prononcés en faveur des pêcheurs du littoral, il a été attaqué au sabre à Chilaw. Il a eu la main droite gravement coupée, et quatre de ses doigts ont subi des dommages permanents.

 

[41]           En 1994, aussitôt que le Front uni du Parti sri‑lankais de la liberté est arrivé au pouvoir, ses partisans, de même que le groupe qui avait agressé le demandeur en 1992, ont déposé onze fausses accusations contre ce dernier. Au bout du compte, le demandeur a été acquitté.

 

[42]           Le 5 décembre 1997, peu après l’élection tenue la même année, le demandeur a été arrêté par la police sous de fausses allégations. L’affaire a été rendue publique et a fait l’objet de reportages aux nouvelles télévisées ainsi que dans les journaux. Le demandeur a été détenu pendant quarante‑deux jours et ensuite libéré sous caution.

 

[43]           En décembre 2003, un groupe de catholiques a été arrêté par la Marine après avoir été découvert à bord d’un navire voyageant vers l’Italie, illégalement. En janvier 2004, le demandeur a été arrêté sous l’accusation d’avoir aidé certains membres de ce groupe. Il a été gardé en détention pendant cent jours. Il a finalement été libéré sous caution et à la condition de se présenter une fois par mois au bureau du CID à Colombo. Après quatre ans, il a été acquitté.

 

[44]           Après que Perera eut nommé le demandeur comme son conseiller le 5 mars 2008, ce dernier a commencé à recevoir des appels de menaces anonymes.

 

[45]           Le 13 février 2009, un jour avant l’élection, quelques hommes de main se sont présentés la nuit au domicile de demandeur, ont tiré deux coups de feu et ont menacé de le tuer s’il travaillait le jour de l’élection.

 

[46]           Compte tenu de ce qui précède, le tribunal était tenu de prendre en considération les effets cumulatifs de l’ensemble des actes de persécution dont le demandeur aurait, selon les allégations, été victime au cours de sa carrière politique. Cette omission équivaut à une erreur de droit, le tout conformément à l’arrêt Retnem c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) (C.A.F.).

 

[47]           Le tribunal a commis une autre erreur en examinant séparément chacun des éléments de la demande du demandeur, et non pas en combinaison avec les autres de façon à considérer son récit comme un ensemble.

 

[48]           Le tribunal a conclu que le demandeur serait en mesure d’obtenir une protection de l’État contre les menaces proférées par les inconnus (paragraphes 22 à 27 de la décision); cependant, il a aussi fait état d’un document où il est mentionné que le degré de protection accordé aux députés est sujet « aux caprices du gouvernement » (au paragraphe 16 de la décision). Le demandeur n’est manifestement pas en bons termes avec le parti au pouvoir et il a repoussé les tentatives de ce dernier pour le recruter. Cela étant, il a de bonnes raisons de se demander s’il serait en mesure d’obtenir plus tard une protection de l’État contre d’autres menaces.

 

[49]           En fait, le demandeur n’a aucun moyen de savoir si des « voyous inconnus » proférant des menaces contre lui et tirant des coups de feu à l’extérieur de son domicile n’entretiennent pas en fait des liens avec les autorités; le gouvernement a été lié à des groupes paramilitaires qui, croit-on, sont responsables de violations des droits de la personne. (Par exemple, lire l’introduction du rapport du Département d’État des États‑Unis de 2009, déposé en l’espèce en tant que pièce P-3.)

 

[50]           Comme il a été mentionné plus tôt, la Commission a conclu que le demandeur était en mesure d’obtenir une protection de l’État contre les menaces proférées par des inconnus. Le tribunal a écrit que le Sri Lanka est une démocratie qui fonctionne normalement et que deux élections importantes ont eu lieu en 2010. En mai 2009, les forces gouvernementales ont vaincu les TLET après plus de vingt-cinq ans de conflit. La situation n’est pas parfaite, a conclu que le tribunal, mais les violations des droits de la personne sont principalement liées à des événements qui ont mené à la défaite des TLET et qui y ont fait suite (paragraphe 25 de la décision).

 

[51]           Un aspect essentiel de la présente affaire est les éléments de preuve au moment en question. Le rapport du Département d’État des États‑Unis de 2009 a été déposé en l’espèce en tant que pièce P‑3; ce document contient de nombreux exemples graves et importants de violations des droits de la personne qui ont commis après mai 2009.

 

[52]           Au moment où l’audience a eu lieu, les rapports annuels pour 2010 n’étaient pas encore disponibles, et il n’existe donc aucun fondement documentaire proprement dit qui permettrait de conclure que la situation du pays a nettement changé. Il a dû y avoir des améliorations après la fin de la guerre, mais cela ne signifie pas en soi que, au Sri Lanka, les forces de sécurité et l’appareil judiciaire étaient, ou sont aujourd’hui, en mesure de protéger le demandeur, d’après les éléments de preuve non contestés et précis que ce dernier a fournis.

 

[53]           De plus, même si le tribunal a procédé à une analyse distincte et très méticuleuse de chacun des éléments dont le demandeur a fait état, il n’a pas réellement pris le temps d’examiner quelles étaient les conséquences (dans leur ensemble) du refus du demandeur de se rallier à Perera après les efforts considérables déployés par ce dernier pour le recruter et le faire quitter le PNU.

 

Conclusion

[54]           Compte tenu de ce qui précède, étant donné que la décision n’a pas un caractère raisonnable, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Il convient donc de renvoyer le dossier à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision sur celui‑ci. Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6439-10

 

INTITULÉ :                                       FERNANDO WARNAKULASOORIY c.

                                                            MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 5 juillet 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Shore

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 6 juillet 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Styliani Markaki

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christine Bernard

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Styliani Markaki

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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