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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 Date : 20110802


Dossier : IMM-6150-10

Référence : 2011 CF 970

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 août 2011

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

ALERO TRACY IMAFIDON

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 23 septembre 2010, par laquelle le membre de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la « Commission ») a conclu que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

I.                   Les faits

[2]               La demanderesse est âgée de 28 ans et est citoyenne de la République fédérale du Nigeria. Elle a quitté l’école en 1999 parce que ses parents n’étaient pas en mesure de payer ses études. Peu après, on l’a présenté à un homme appelé M. Osaro Efe, qui a promis de lui offrir une meilleure vie et qui l’aurait initié à la prostitution en la forçant à travailler comme prostituée jusqu’à ce qu’elle vienne au Canada en 2008. En novembre 2007, alors qu’elle travaillait prétendument pour M. Efe, elle est tombée enceinte de son petit ami. Elle affirme que lorsqu’il l’a appris, M. Efe est devenu très furieux, l’a agressé, l’a suivi et l’a menacé à plusieurs reprises pour qu’elle se fasse avorter. Son petit ami s’est également fâché contre elle lorsqu’il a appris sa situation et l’aurait menacé.

 

[3]               La demanderesse a présenté une demande d’asile au Canada en juin 2008. Elle allègue une crainte de persécution fondée sur son appartenance à un groupe social, à savoir celui des femmes forcées à se prostituer.

 

II.                La décision contestée

[4]               La décision de la Commission de rejeter sa demande est fondée sur une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Sur le fondement d’un certain nombre d’invraisemblances et d’incohérences entre la preuve orale et la preuve écrite de la demanderesse, la Commission a déterminé qu’elle n’était pas un témoin crédible ni fiable. Ainsi, la Commission a conclu que selon la prépondérance de la preuve, la demanderesse n’a pas établi qu’elle risquait sérieusement d’être persécutée en tant que femme forcée à se prostituer.

 

[5]               La Cour énonce ci‑dessous les observations ayant formé les motifs de la conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité :

a.       La demanderesse a déclaré que M. Efe l’avait menacée de prendre des mesures pour qu’elle se fasse avorter, mais qu’il n’a jamais mis ses menaces à exécution. La Commission a conclu que si la demanderesse avait réellement travaillé comme prostituée contre son gré, M. Efe aurait rapidement pris des mesures pour s’assurer que ses affaires continueraient de bien fonctionner; or, il ne l’a pas fait. La Commission a estimé que cet élément de son récit était invraisemblable.

b.      La Commission a indiqué que « [m]ême si elle a déclaré avoir quitté l’appartement fourni par M. Efe en novembre, [la demanderesse] est demeurée dans la région de Benin City », et a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de son défaut de fuir la région. La Commission a également affirmé que « [s]i M. Efe a la puissance et les contacts allégués par la [demanderesse], le tribunal estime qu’il est raisonnable de croire que M. Efe aurait retracé la [demanderesse] à l’intérieur de sa sphère d’influence, soit à Benin City [lorsqu’elle s’est cachée avant de venir au Canada]; or, il ne l’a pas fait ».

c.       La Commission a conclu que la situation entière était invraisemblable : elle prétend qu’elle ne se livrait à la prostitution qu’une ou deux fois par mois et était autrement libre de fréquenter ses amis. Elle a également affirmé qu’elle s’est liée avec le père de son enfant au début de l’année 1999 et a cessé de se prostituer à ce moment‑là : la Commission a estimé que son scénario était incompatible avec celui d’une femme forcée à se prostituer et que si elle avait été forcée à se prostituer, elle aurait été en mesure de fuir, compte tenu de sa liberté apparente de mouvement et d’association.

d.      La Commission a fait observer que, après que la demanderesse a arrêté de se prostituer en raison de sa grossesse, « [q]uelques mois se sont écoulés avant que M. Efe ne confronte la [demanderesse] au sujet de son manque d’assiduité. Le tribunal estime qu’il n’est pas raisonnable que M. Efe ait pris autant de temps pour enquêter ou qu’il ait continué à payer le loyer de la [demanderesse] et ses frais de subsistance pendant qu’elle ne travaillait pas comme prostituée. »

e.       À l’audience, la demanderesse a déclaré que son petit ami l’a abandonné lorsqu’il a appris qu’elle se prostituait. Elle n’a pas indiqué, comme elle l’avait allégué dans son FRP, que son petit ami avait menacé de lui faire du mal si jamais elle s’approchait de lui à l’avenir. La Commission a conclu que cette divergence importante entre son témoignage oral et son témoignage écrit minait la crédibilité de son récit.

f.        À l’audience, la demanderesse a déclaré qu’elle a quitté la résidence familiale sur la rue Joy en février 2000, alors que son FRP indiquait qu’elle est demeurée chez ses parents jusqu’en février 2004. Confrontée à cette contradiction, elle a commencé à changer son témoignage et à éviter de donner une réponse claire, laissant supposer à la Commission qu’elle n’était pas honnête.

 

[6]               Compte tenu de ces facteurs, la Commission a conclu que la demanderesse n’avait pas établi de manière crédible qu’elle était en danger.

 

III.             La question en litige

[7]               La conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité était‑elle raisonnable?

 

IV.              Analyse

[8]               Dans le cadre du contrôle judiciaire, on devrait faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions relatives à la crédibilité, car il s’agit de questions de fait. Ainsi, la question que la Cour doit se poser n’est pas de savoir si elle aurait tiré la même conclusion que le tribunal, mais plutôt de savoir si la conclusion de la SPR était raisonnable. Malgré la retenue dont il faut faire preuve, il arrive que les conclusions de la Commission soient si discutables que la conclusion quant à la crédibilité peut être jugée déraisonnable et l’affaire peut être annulée pour cette raison.

 

[9]               L’espèce fait partie de l’une de ces situations. Comme je l’ai décrit précédemment dans mon résumé de la décision contestée, en tirant ses conclusions quant à la crédibilité, la Commission s’est fondée sur un certain nombre d’invraisemblances et d’incohérences perçues. Examinée une par une, je constate que ces « invraisemblances » ne résistent pas à un examen et que les « incohérences » sont trop mineures pour justifier de rejeter la demande d’asile. Ainsi, la conclusion défavorable définitive de la Commission quant à la crédibilité ne peut être considérée comme appartenant aux issues possibles acceptables dont elle pouvait décider.

 

[10]           La Cour va maintenant se pencher sur ses préoccupations quant aux fondements de la conclusion de la Commission.

 

[11]           Premièrement, la Commission n’a pas cru la demanderesse en partie parce qu’elle a allégué que M. Efe, après avoir appris qu’elle était enceinte, avait menacé de la forcer à se faire avorter mais n’a finalement pas mis ces menaces à exécution. La Commission a affirmé que « [s]i la demandeure d’asile avait vraiment été forcée [à] se prostituer, le tribunal estime qu’il est raisonnable de croire que M. Efe aurait rapidement pris des mesures pour protéger son investissement; or, il ne l’a pas fait ». Cette affirmation n’est que pure conjecture. La Commission n’a pas suffisamment connaissance des circonstances pour être en mesure de présumer que juste parce que M. Efe n’a finalement pas forcé la demanderesse à se faire avorter, son récit en entier est nécessairement une invention. Il est illogique de faire une telle présomption. Dans tous les cas, selon le témoignage de la demanderesse, M. Efe l’a effectivement menacé, harcelé, suivi et agressé en tentant de la contraindre à se faire avorter. Alors manifestement, il a pris sa grossesse au sérieux, l’a menacé et a tenté de lui faire du mal pour cette raison. Son témoignage est cohérent à cet égard.

 

[12]           Deuxièmement, la Commission a conclu que la demanderesse n’aurait pas été en mesure de se sauver de M. Efe en se cachant s’il avait été aussi puissant et avait eu autant de contacts à Benin City que ce qu’elle prétendait. Malgré tout le respect que j’ai envers la Commission, cette conclusion n’est pas raisonnable. Tout d’abord, lorsque la demanderesse s’est enfuie pour la première fois dans une communauté voisine, les acolytes de M. Efe l’ont rapidement repérée, ce qui laisse supposer qu’il était aussi puissant que ce qu’elle prétend. Son allégation selon laquelle elle a éventuellement réussi à se sauver de lui en se cachant dans la maison d’un ami avant de s’enfuir au Canada n’indique pas, contrairement à ce qu’affirme la Commission, un manque de crédibilité. Il arrive souvent que des réfugiés se cachent avant de s’enfuir – si le simple fait qu’un demandeur d’asile soit capable de se cacher voulait dire que son agresseur n’est pas suffisamment puissant pour justifier l’asile, peu de demandeurs d’asile obtiendraient le statut de réfugié.

 

[13]           Troisièmement, la demanderesse affirme n’avoir travaillé que quelques fois par mois pour un petit nombre de clients riches et avait une grande liberté de mouvement et d’association; pour cette raison, la Commission n’a pas cru qu’elle était forcée à se prostituer. Cette conclusion est déraisonnable. Le récit de la demanderesse indique que peu importe le nombre d’heures qu’elle a dû travailler ou le mode de vie qu’elle a adopté, elle était contrainte à se soumettre à l’autorité de M. Efe : c’est ce qu’indique sa violence envers elle lorsqu’elle est tombée enceinte malgré son opposition.

 

[14]           En effet, pour chacune de ces trois « invraisemblances », le raisonnement de la Commission semble être le suivant : puisque la situation de la demanderesse n’est pas aussi terrible qu’elle aurait pu l’être, ses allégations ne sont pas crédibles. La Commission affirme essentiellement que ses allégations devaient être extrêmes pour être crédibles – en fondant sa conclusion quant à la crédibilité sur ce genre de raisonnement, la Commission affirme essentiellement que son récit aurait été réaliste seulement si elle avait été forcée à se faire avorter (au lieu d’être simplement menacée), si elle avait été en mesure de se sauver de M. Efe (au lieu de simplement pouvoir le faire avec difficulté) et si elle avait été forcée à se prostituer quotidiennement (au lieu de simplement mensuellement). Un tel raisonnement semble injuste et, à vrai dire, risque d’encourager l’exagération.

 

[15]           Quant à la quatrième invraisemblance, elle semble être fondée sur une erreur de fait. Comme je l’ai déjà dit, la Commission a estimé qu’il était improbable que « quelques mois se [soient] écoulés » avant que M. Efe ne confronte la demanderesse au sujet de son manque d’assiduité après qu’elle ait arrêté de travailler en raison de sa grossesse. Toutefois, cette conclusion semble être basée sur une mauvaise interprétation de son témoignage : la transcription de l’audience démontre qu’elle a clairement indiqué, dans son témoignage oral, avoir cessé de travailler en novembre lorsqu’elle a appris qu’elle était enceinte et qu’elle a été confrontée par M. Efe cette semaine-là.

 

[16]           Si l’on supprime ces quatre « invraisemblances » du raisonnement de la Commission, les autres « incohérences » concernant son lieu de résidence et les propos de son petit ami semblent être trop mineures pour constituer le fondement d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

 

[17]           S’agissant des résidences de la demanderesse, la Commission a conclu que son FRP était incompatible avec son témoignage oral quant à savoir si elle avait quitté la maison de ses parents sur la rue Joy en 2000 ou en 2004. Elle explique cette incompatibilité, comme elle l’a fait durant l’audience, par le fait qu’elle a commencé à demeurer périodiquement avec M. Efe en 2000, mais n’a pas quitté la maison de ses parents complètement avant 2004. Elle ne l’a pas indiqué clairement parce qu’elle n’avait pas bien compris les questions. Il est vrai que la transcription laisse supposer que le dialogue concernant ses résidences semblait confus pour les deux parties. Par conséquent, il nous semble très possible que son explication soit valide. Mais même si cette « incohérence » est confirmée par respect pour la Commission, sans les « invraisemblances » décrites plus tôt, elle ne semble pas constituer un fondement suffisant pour tirer une conclusion défavorable à l’égard de la crédibilité, même en combinant cette incohérence avec les observations de la Commission à l’égard des menaces du petit ami.

 

[18]           S’agissant de ces menaces, la Commission a conclu que la demanderesse n’était pas crédible parce qu’elle a affirmé dans son FRP que son petit ami, fâché par son travail du sexe, avait menacé de lui faire du mal si jamais elle s’approchait de lui, alors que dans son témoignage, elle n’a pas parlé de ces menaces précisément. En effet, elle a uniquement affirmé que son petit ami était très fâché lorsqu’il a appris qu’elle se prostituait. Il est vrai que cela peut constituer une incohérence dans son témoignage, mais à part son omission du mot « menacé », son récit de cet événement est amplement cohérent. Ainsi, même si l’observation de la Commission à cet égard est correcte, cette incohérence, en tant que seul fondement potentiellement valide pour tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité (en plus de la divergence possible concernant sa résidence), semble insuffisante pour justifier de rejeter sa demande d’asile. On ne sait pas exactement si la Commission en serait venue à la même conclusion si les trois invraisemblances problématiques avaient été supprimées de son raisonnement.

 

[19]           Pour ces motifs, la Cour estime que la conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité n’appartient pas aux issues possibles puisqu’elle est ne repose sur aucun fondement solide. Par conséquent, cette décision devrait être annulée et renvoyée pour nouvel examen.

 

 

V.                 Conclusion

[20]           Pour tous les motifs qui précèdent, la Cour estime que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Comme aucune question n’a été proposée aux fins de certification, aucune n’est certifiée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6150-10

 

INTITULÉ :                                       ALERO TRACY IMAFIDON c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 9 juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 2 août 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Solomon Orjiwuru

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Veronica Cham

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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