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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110809

Dossier : IMM-7721-10

Référence : 2011 CF 981

 

[traduction française certifiée, non révisée]

Ontario (Ottawa), le 9 août 2011

En présence de Monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

KRISTY MELINDA PEARSON

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRAGION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (Loi), visant la décision d’une agente d’examen des risques avant renvoi (Agente) de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), datée du 1er novembre 2010 (Décision), dans laquelle cette dernière a rejeté la demande de résidence permanente présentée au Canada par la demanderesse pour des motifs d’ordre humanitaire.

 

CONTEXTE

 

[2]               La demanderesse est citoyenne de l’Australie. Elle est venue au Canada le 3 novembre 2006 à titre de visiteuse et a commencé la vie commune en compagnie d'un homme avec qui elle avait eu une relation à distance; il est maintenant son conjoint de fait. Depuis son arrivée au Canada, le couple a eu deux enfants : Samuel et Jackson, respectivement nés en août 2007 et en novembre  2008. Le 26 janvier 2010, une mesure d’exclusion a été prise à l’endroit de la demanderesse par CIC vu qu’elle était demeurée au Canada pour une période plus longue qu’elle n’y était autorisée. Le 12 février 2010, la demanderesse a présenté une demande fondée sur des motifs humanitaires et, le 27 août 2010, une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR).

 

[3]               La demanderesse soutient que pendant 21 ans, avant son arrivée au Canada, son conjoint Steven Carkeek, lui avait fait subir des mauvais traitements. Ils se sont rencontrés en 1985. Dans la semaine qui suivit, ils sont allés vivre dans une autre ville en Australie. Peu de temps après, lorsque Steven a commencé une consommation abusive d’alcool et de stupéfiants, la demanderesse a menacé de le quitter, et c’est à ce moment qu’il est devenu furieux et a frappé dans un mur avec son poing. Toutefois, comme il ne l’avait pas maltraitée, la demanderesse est restée en relation avec lui. À compter de ce moment, leur relation est devenue cyclique : Steven exerçait des sévices physiques ou sexuels, ou les deux, sur la demanderesse; celle-ci le quittait ou appelait les autorités policières qui se rendaient sur les lieux et arrêtaient Steven; un de ces jours, il était libéré et retournait à la demeure de la demanderesse soit pour lui rendre visite soit pour y vivre; et le cycle recommençait. Ils ont eu quatre enfants durant leur relation.

 

[4]               Dans le but d’échapper à Steven, la demanderesse et ses enfants ont déménagé en de  nombreuses occasions. À chaque fois, il les retrouvait. La demanderesse appelait la police. Steven était accusé et, à l’occasion, il faisait l’objet d’une ordonnance de violence appréhendée (ou d’interdiction de communiquer), dont il ne tenait pas compte de façon routinière. La demanderesse estime qu’elle a appelé la police environ 30 à 40 fois. À l’occasion d’un de ces appels, Steven a agressé sept policiers et il a été envoyé dans un établissement à sécurité maximale. Dès sa libération, il a recherché la demanderesse qui avait été relogée dans une autre ville dans le but d’assurer sa sécurité et celle de ses enfants. Il l’a agressée physiquement et sexuellement pendant deux jours, avec le résultat que des procédures judiciaires s’ensuivirent. La demanderesse a comparu comme  témoin et des arrangements ont été pris, à son égard et à celui des enfants, afin qu’ils bénéficient d’un programme de protection des témoins. Après que Steven eût été blanchi de toutes les accusations portées contre lui, la demanderesse a déclaré qu’elle « avait perdu confiance dans le système » et a refusé de participer au programme de protection des témoins. Avec le temps, Steven a initié un de leurs fils aux stupéfiants, et la demanderesse a dénoncé Steven aux autorités policières. Il a été accusé de trafic de stupéfiants et, dans le cadre de l’enquête, la police a mis à jour  un « très large » réseau de trafic de stupéfiants. La demanderesse prétend que ceux formant le réseau voulaient maintenant la tuer.

 

[5]               En 2005, la demanderesse a commencé une relation à distance avec un citoyen canadien. En 2006, elle s’est enfuie de l’Australie, a voyagé au Canada et a poursuivi cette relation. Ses quatre enfants sont demeurés en Australie, le plus jeune étant né en 1992. Les parents de la demanderesse, dix de ses frères et sœurs et ses quatre enfants les plus âgés résident actuellement en Australie.

 

[6]               Le 12 février 2010, la demanderesse a présenté une demande fondée sur des motifs humanitaires justifiée par les facteurs suivants : les difficultés qu’elle éprouverait ou les représailles qu’elle subirait à son retour en Australie; son degré d’établissement au Canada; l’intérêt supérieur de ses enfants; les liens personnels et familiaux dont le bris lui causerait un préjudice. Le 1er novembre 2010, l’Agente a rendu sa décision concernant cette demande. L’Agente a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté une preuve suffisante pour démontrer que sa situation personnelle, considérée individuellement et cumulativement, « faisait en sorte qu’ils subiraient des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ou non prévues par la loi si la dispense qu’ils réclament leur était refusée. » Pour ces motifs, la demande a été refusée. Il s’agit de la décision visée par la demande de contrôle judiciaire.

 

DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[7]               L’Agente a souligné qu’une décision fondée sur des motifs humanitaires favorable est une mesure d’exception en réponse à des circonstances particulières. Il incombe à la demanderesse de convaincre le décideur qu’en raison de sa situation personnelle, notamment de l’intérêt supérieur des enfants touchés par la Décision, l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent depuis l’extérieur du Canada constituerait une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive. L’Agente a établi une distinction entre ces deux types de difficultés. On appelle difficulté inhabituelle et injustifiée une difficulté non prévue à la Loi ou à son Règlement, résultant, dans la plupart des cas, de circonstances échappant au contrôle d’un demandeur. La difficulté démesurée présente un critère moins rigoureux que celui applicable à la difficulté « inhabituelle et injustifiée » et celle-ci est définie comme étant celle qui aurait des répercussions disproportionnées pour le demandeur, compte tenu des circonstances qui lui sont propres.

 

[8]               L’Agent a également remarqué que les facteurs de risque mentionnés par la demanderesse étaient les mêmes que ceux évoqués dans sa demande d’ERAR. Le facteur de risque applicable à l’analyse d’une demande fondée sur des motifs humanitaires est cependant moins rigoureux que celui applicable à l’analyse d’une demande d’ERAR.  L’analyse de ce type de demande porte sur la persécution : menaces à la vie; risque d’être soumis à la torture; ou risque de subir des traitements et des peines cruels et inusités. L’analyse d’une demande fondée sur des motifs humanitaires comporte une évaluation des facteurs de risque ou des facteurs autres lorsqu’il s’agit de déterminer si l’obligation faite à un demandeur d’obtenir un visa de résident permanent depuis l’extérieur du Canada constituerait une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive. 

 

[9]               L’Agente a conclu que si la demanderesse était retournée en Australie elle bénéficierait de la protection de l’État et elle disposerait d’« autres recours » de telle sorte qu’elle ne rencontrerait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. L’Australie est une démocratie parlementaire qui exerce un contrôle réel de son territoire et dispose de forces de sécurité efficaces. Bien que selon le rapport du Département d’État des États-Unis pour l’année 2009 la violence à l’égard des femmes demeure un problème, elle est interdite par des lois qui sont appliquées et il existe des organisations des droits de la femme bien organisées et d’une grande efficacité aux échelles fédérale, étatique et régionale. Il est déclaré dans un rapport d’Amnistie Internationale datant de 2009 que parmi les réalisations du gouvernement on compte l’établissement du National Council to Reduce Violence Against Women and Their Children.

 

[10]           En ce qui concerne la question de l’établissement, l’Agente a conclu que même si la demanderesse avait réalisé un degré d’établissement, elle ne s’était pas « à ce point intégrée dans la société canadienne que son départ occasionnerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives ». Elle bénéficiait du support financier de son conjoint et n’avait pas d’emploi à l’extérieur de la maison ni d’activité au sein de communautés sociales ou culturelles. Bien qu’elle ait une vie de couple avec son conjoint, la demanderesse n’a pas indiqué depuis quand ils se connaissaient. En conséquence, la preuve ne démontre pas que la « rupture de ces liens » constituerait une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive.

 

[11]           En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse, l’Agente souligne que les deux plus jeunes, bien qu’ils soient citoyens canadiens, possèdent également la citoyenneté australienne en raison de celle de leur mère. Même s’il est de l’intérêt supérieur des enfants de demeurer avec leurs deux parents, aucune preuve ne laisse croire que le conjoint de la demanderesse ne pourrait l’accompagner en Australie. La demande ne contient que peu de détails concernant la participation des enfants au jour le jour dans la collectivité et concernant la nature du traitement médical et d’orthophonie de Samuel. L’Agente souligne cependant qu’il existe en Australie des écoles publiques gratuites ainsi qu’un système universel de soins médicaux et pharmaceutiques. Le déménagement éventuel des enfants en Australie nécessiterait des ajustements minimes, mais ils n’équivaudraient pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[12]           L’Agente a conclu qu’avec le support de ses parents, de ses frères et sœurs et des ses enfants adultes, la demanderesse pourrait se rétablir en Australie. Ce processus est susceptible d’occasionner des difficultés, mais la preuve ne démontre pas que celles-ci équivaudraient à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, exigence devant être satisfaite pour déclencher l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour des motifs d’ordre humanitaire.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[13]           La demanderesse a soulevé les questions suivantes :

i.                     La décision de l’Agente était-elle raisonnable?

ii.                   L’Agent a-t-elle appliqué le mauvais critère en évaluant les risques dans le cadre de l’analyse portant sur les considérations humanitaires?

iii.                  L’Agente a-t-elle appliqué le mauvais critère en évaluant l’intérêt supérieur des enfants?

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[14]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[15]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada explique qu’il n’est pas nécessaire dans tous les cas de procéder à une analyse de la norme de contrôle applicable. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette quête de la norme de contrôle se révèle infructueuse que la cour de révision doit entreprendre l’examen des quatre facteurs formant l’analyse relative à la norme de contrôle.

 

[16]           Une décision portant sur des motifs d’ordre humanitaire est de nature discrétionnaire et son caractère est factuel. C’est la norme de la décision raisonnable qu’il convient d’appliquer. Voir Rodriguez Zambrano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 481 [Rodriguez Zambrano], au par. 31.

 

[17]           Lorsqu’une décision fait l’objet d’un contrôle judiciaire suivant la norme de la décision raisonnable, l’analyse se rapporte « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12. au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[18]           Les deuxième et troisième questions soulevées ont trait à la justesse de la norme appliquée par l’Agente dans le cadre de son analyse des risques et de l’intérêt supérieur des enfants. Ces sont des questions de droit qui requièrent l’application de la norme de la décision raisonnable. Voir Rodriguez Zambrano, précitée, au paragraphe 30; Osegueda Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 677, au paragraphe 7; et Khosa, précité, au paragraphe 44.

 

 

 

LES ARGUMENTS

            La demanderesse

                        La Décision était déraisonnable

                                    Danger posé à la demanderesse en Australie

 

[19]           La demanderesse soutient que la Décision est déraisonnable, principalement parce qu’elle fait abstraction d’éléments de preuve pertinents. Par exemple, l’Agente n’a tenu compte d’aucune façon du danger auquel la demanderesse était exposée en raison de l’assistance apportée aux autorités policières australiennes lors de la mise à jour d’un important réseau de trafiquants de drogue. La demanderesse croit que ces gens veulent la tuer, et qu’ils le feront si elle retournait en Australie.

 

Évaluation du degré d’établissement

 

[20]           L’Agente a commis une erreur dans son évaluation du degré d’établissement de la demanderesse. La demanderesse est arrivée au Canada victime de violence conjugale et souffrante d’un syndrome de stress post-traumatique. Aux paragraphes 21 à 25 de l’affaire Ranji c. Canada (Ministre de la Sécurité et de la Protection civile), 2008 CF 521, le juge Russel Zinn de notre Cour a indiqué que le tribunal est tenu en vertu du paragraphe 25 de la Loi d’évaluer le degré d’établissement en prenant en compte de la situation personnelle du demandeur. En l’espèce, l’Agente a omis de le faire. Or lorsqu’on examine la situation personnelle de la demanderesse, on constate que son degré d’établissement est élevé. Elle a une relation étroite et affectueuse avec son conjoint de fait et deux enfants, ce qui constitue un solide indicateur de son degré d’établissement au Canada. L’Agente a commis une erreur en ignorant les défis personnels qui se posaient à la demanderesse.

 

 

Intérêt supérieur des enfants

 

[21]           En outre, l’Agente n’a pas pris en compte de façon adéquate le fait que le conjoint de la demanderesse se fiait sur sa capacité de gérer le foyer, de s’occuper des enfants et lui fournir le soutien physique et émotionnel dont il a besoin en tant que personne frappée d’incapacité. De plus, les deux enfants ont des besoins spéciaux à satisfaire. Ils sont tous les deux atteints de troubles du spectre autistique et ils souffrent de crises d’épilepsie. La demanderesse prétend que, si elle devait retourner en Australie, son conjoint ne serait « d’aucune façon » capable de prendre soin de lui-même et des enfants.

 

[22]           En outre, il n’est pas envisageable pour les enfants de retourner en Australie avec la demanderesse. Par le passé, son ex-conjoint a su la retrouver, a exercé sur elle des sévices physiques et sexuels et a ignoré des ordonnances d’interdiction de communiquer. Il serait dangereux d’exposer des enfants à une telle situation, surtout des enfants nécessitant des traitements médicaux et orthophoniques de façon continue. L’Agente conclut dans sa Décision que l’Australie offre des traitements médicaux adéquats pour répondre aux besoins des enfants, mais qu’il est peu probable que la demanderesse ne puisse y avoir accès de façon régulière si elle ne peut maintenir un cadre familial stable et sécuritaire en raison de ce qui constituera probablement un cas de violence de nature récurrente exercée par son ex-conjoint.

 

[23]           Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, [1999] A.C.S. no 39 [Baker] (QL), au paragraphe 75,  la juge Claire L’Heureux-Dubé a précisé la façon dont le tribunal doit analyser l’intérêt supérieur de l’enfant. Voici ce qu’elle a dit :

[P]our que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt.  Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants.  Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

 

 

[24]           La demanderesse soutient que l’analyse de l’Agente portant sur l’intérêt supérieur de Samuel et de Jackson ne répond pas au critère énoncé dans Baker. L’Agente a omis de prendre en compte comment le handicap du présent conjoint de la demanderesse aurait des conséquences sur sa capacité de prendre soin seul des enfants au Canada et comment le comportement violent et persistant de son ex-conjoint aurait des conséquences sur la capacité de la demanderesse de prendre soin seule des enfants en Australie.

[25]           La demanderesse soutient de plus que l’Agente a appliqué le mauvais critère lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants. Dans l’affaire Arulraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 529, au paragraphe 14, le juge Robert Barnes a  conclu qu’il s’agissait d’une erreur susceptible de contrôle que d’appliquer le critère des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives dans le cadre de l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant. Voici comment il s’est exprimé :

 

Les mots semblables que l’on trouve dans les Directives IP5, à savoir « inhabituelles », « injustifiées » ou « excessives », sont utilisés à propos de l’intérêt pour un demandeur de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, plutôt que de devoir solliciter le droit d’établissement depuis l’étranger. Il est fautif d’intégrer de telles normes dans la décision portant sur l’existence de considérations humanitaires, du moins dans la partie de cette décision qui concerne l’intérêt des enfants. Cette précision est faite dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 C.F. 555, 2002 CAF 475 (C.A.F.), au paragraphe 9, où le juge Robert Décary écrivait que « le concept de “difficultés injustifiées” n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles s’exposent les enfants innocents. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés ».

 

 

[26]           Il ressort cependant clairement de la Décision que l’Agente a commis une telle erreur. Voici ce qu’elle soulignait :

[traduction] J’ai analysé l’intérêt supérieur de tous ces enfants ainsi que les circonstances personnelles de la présente demanderesse […] Je conclus que la demanderesse n’a pas établi que les conséquences générales de la réinstallation et du rétablissement dans son pays d'origine auraient sur les enfants des répercussions négatives importantes qui équivaudraient à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

 

[27]           Dans Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, la Cour d’appel a fait remarquer que lorsqu’on procède à une analyse de l’intérêt supérieur d’un enfant dans le contexte de motifs d’ordre humanitaire, il est nécessaire d’évaluer l’avantage dont bénéficierait les enfants si leur parent n’était pas renvoyé, de pair avec une évaluation des difficultés auxquelles seraient confrontés les enfants si leur parent était renvoyé ou s’ils étaient renvoyés avec lui. Comme cela a été indiqué précédemment, l’Agente n’a pas analysé de façon appropriée l’intérêt supérieur des enfants et elle a ainsi commis une erreur susceptible de contrôle.

 

Critère applicable lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés

 

[28]           Enfin, la demanderesse soutient que l'Agente a omis d'évaluer si les circonstances à son retour équivalaient à des difficultés inhabituelles, même si elles n'étaient pas assimilables à un risque de persécution ou de peines cruelles et inusitées. L’Agente a commis une erreur en mettant fin à son analyse après avoir examiné l'existence de la protection de l'État et d’une possibilité de refuge intérieur. Même si elle a établi une distinction entre l’évaluation des facteurs de risque dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et celle faite dans le cadre d’un ERAR et qu’elle a reconnu que des critères distincts devraient être appliqués, son analyse est identique dans chacune des évaluations et se limite à l’affirmation selon laquelle l’Australie, étant un État démocratique, pouvait offrir une protection adéquate à la demanderesse. L’analyse n’évalue cependant pas l’efficacité des mesures prises par les autorités en vue de fournir une protection à la demanderesse. Elle a exposé de nombreux éléments de preuve démontrant la futilité des tentatives entreprises pour la protéger contre son ancien conjoint. Bien que l’Agent ait reconnu la fiabilité et la force probante des éléments de preuve présentés par la demanderesse, elle semble avoir fait abstraction de ceux-ci dans son analyse portant sur la protection de l’État. Cette approche rend la Décision déraisonnable.

 

 

 

 

 

 

Le défendeur

            La Décision était raisonnable

 

[29]           Le défendeur soutient que la demanderesse a simplement exprimé son désaccord sur l’issue de la demande dont rien ne justifie l’intervention de la Cour. La décision que rend un agent dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est hautement discrétionnaire. La décision d’un agent de ne pas accorder de dispense en vertu du paragraphe 25(1) ne prive une personne d’aucun droit. Il incombe à la demanderesse de présenter des éléments de preuve relatifs aux facteurs pertinents démontrant que les difficultés découlant du refus de la demande répondent au critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées.

 

[30]           En l’espèce, la Décision était raisonnable et fondée sur un examen minutieux du dossier de preuve. L’Agente a appliqué le critère approprié dans l’évaluation des difficultés et des facteurs de risque auxquels la demanderesse serait confrontée à l’égard de son ancien conjoint si elle devant retourner en Australie et elle a ensuite soupesé ces facteurs avec tous les autres en cause. De la même façon, elle a évalué de façon adéquate le degré d’établissement de la demanderesse gardant présent à l’esprit que cette dernière n’avait pas le droit de demeurer au Canada, mais qu’elle l’a fait dans des circonstances qui n’échappaient pas à son contrôle.

 

[31]           En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’Agente l’a correctement évalué. La Cour suprême du Canada dans l’arrêt Baker, précité, et la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, aux paragraphes 11 et 12, indiquent de façon claire que cet intérêt supérieur ne l’emporte pas sur les autres facteurs. Pourvu que le tribunal ait évalué ce facteur de façon adéquate, il n’appartient pas aux tribunaux de procéder, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, à un nouvel examen du poids accordé à l’intérêt des enfants.

 

ANALYSE

 

[32]           Même si je ne puis être d’accord avec tous les motifs soulevés par la demanderesse (par exemple, je ne crois pas que l’analyse portant sur le degré d’établissement ne réponde pas à la norme établie dans Dunsmuir), j’estime que cette Décision est à ce point déraisonnable et erronée qu’elle nécessite d’être renvoyée pour un nouvel examen.  

 

[33]           En premier lieu, je suis d’accord avec la demanderesse qui soutient que l’Agente a commis une erreur de droit en tenant pour acquis l’obligation pour la demanderesse d’établir que les conséquences pour les enfants de son renvoi en Australie en vue de s’y établir à nouveau devaient équivaloir à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives :

[traduction] Je conclus que la demanderesse n'a pas établi que les difficultés générales entraînées par l'obligation de se réinstaller et de s'établir à nouveau dans un autre pays auraient sur ses enfants  des répercussions négatives pouvant équivaloir à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

 

[34]           Le juge Barnes a traité de cette question dans l’affaire Arulraj, précitée, au paragraphe 14 :

Les mots semblables que l’on trouve dans les Directives IP5, à savoir « inhabituelles », « injustifiées » ou « excessives », sont utilisés à propos de l’intérêt pour un demandeur de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, plutôt que de devoir solliciter le droit d’établissement depuis l’étranger. Il est fautif d’intégrer de telles normes dans la décision portant sur l’existence de considérations humanitaires, du moins dans la partie de cette décision qui concerne l’intérêt des enfants. Cette précision est faite dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 [2003] 2 C.F. 555, 2002 CAF 475 (C.A.F.), au paragraphe 9, où le juge Robert Décary écrivait que  « le concept de “difficultés injustifiées” n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles s’exposent les enfants innocents. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés ».

 

 

[35]           Le critère qu’il convient de retenir aux fins d’évaluer ou de pondérer le meilleur intérêt des enfants dans le présent contexte est énoncé dans Baker, au paragraphe 75 et dans Hawthorne, aux paragraphes 31 et suivants.

 

[36]           Outre cette erreur de droit, certains aspects de la décision indiquent que l’Agente semble avoir ignoré la situation concrète de la demanderesse au point de rendre cette décision déraisonnable. 

 

[37]           De façon générale, l’Australie offre une protection adéquate aux femmes victimes de violence conjugale. Cependant, à mon avis, la preuve révèle en l’espèce quant aux circonstances spéciales propres à la demanderesse ‑ notamment, le comportement extrême de son ancien conjoint et son mépris absolu des lois – que la protection de l’État disponible lui a systématiquement fait défaut à long terme. Quoique bien intentionnées, les interventions policières et juridiques persistantes n’ont pas réussi à contenir cet homme et à protéger la demanderesse ce celui-ci. La seule véritable protection opposable à son comportement est la situation géographique.

 

[38]           La police australienne a répondu de façon répétée aux 30 ou 40 appels à l’aide que la demanderesse lui a lancés. La protection offerte par l’État n’a cependant été efficace qu’à court terme parce que l’ancien conjoint de la demanderesse a refusé de se plier aux mesures prises par l’État comme les ordonnances d’interdiction de communiquer. La protection de l’État n’a pas à être parfaite pour être adéquate comme le souligne la juge Carolyn Layden-Stevenson dans Resulaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 269, au paragraphe 20, mais dans son appréciation des facteurs de risques et des difficultés en l’espèce, l’Agente a omis de prendre en compte la situation réelle et, quoi qu’il en soit du système de protection de l’État en place en Australie, de déterminer si la situation de la demanderesse était à ce point inhabituelle qu’elle était exposée à un niveau de risque élevé en dépit des efforts déployés par l’État pour assurer sa protection. En d’autres termes, les motifs ne s’appuient que sur l’existence d’une protection de l’État adéquate destinée aux femmes et omettent de prendre en compte les circonstances concrètes de la demanderesse ainsi que les risques réels auxquels elle était exposée vu la détermination affichée par son ancien conjoint de lui faire du tort en dépit des efforts déployés par l’État.

 

[39]           Je suis également préoccupé par l’incidence qu’auront les conclusions portant sur la protection de l’État sur l’intérêt supérieur des enfants nés au Canada de la demanderesse, Samuel et Jackson, lesquels, à la suggestion de l’Agente, peuvent accompagner la demanderesse lors de son retour en Australie.

 

[40]           Comme on le voit dans le Document 5, soit l’affidavit de l’Agente ayant entendu la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaires, celle-ci disposait d’éléments de preuve documentaire concernant les problèmes de santé et de développement auxquels étaient confrontés ces enfants. La lettre du Dr Shih, datée du 9 septembre 2010, (page 99 du dossier de la demanderesse) est importante. Le Dr Shih est le médecin des garçons. Il est dit dans cette lettre que Samuel souffre de problèmes de comportement, de troubles de langage, d’un retard dans son développement et « fort probablement » d’hyperactivité avec déficit de l’attention. L’Agente déclare au paragraphe 8 de son affidavit que la lettre du Dr Shih, datée du 9 septembre 2010, n’indique pas que les enfants sont autistes et ni le traitement qu’ils reçoivent. Cette affirmation est exacte. Toutefois, la lettre du Dr Shih indique clairement que Samuel a des problèmes nécessitant l’aide et les soins de deux parents et que, même alors, le fardeau de pouvoir à ces besoins sera exigeant.  De plus, la lettre du Reach Early Intervention Program, datée du 29 juillet 2010, indique que le développement des deux garçons est placé sous la surveillance d’un consultant agissant à titre de personne ressource et que du soutien est offert à domicile. Même si cela ne constitue pas une description détaillée des traitements prodigués aux garçons, j’estime que cette lettre indique qu’ils ont été sélectionnés, qu’ils sont surveillés et qu’ils reçoivent du soutien de façon régulière pour les problèmes qui ont été décelés jusqu’à  maintenant. 

 

[41]           Malgré l’absence de plan de traitements détaillé, il est évident que ces enfants ont besoin d’un accès régulier à un établissement offrant des traitements médicaux et d’orthophonie de façon continue. La demanderesse a besoin d’une adresse permanente et une vie de famille sûre et stable en vue d’accompagner ses enfants à des rendez-vous et de prendre soin d’eux de façon adéquate. Les gestes posés par son ancien conjoint ont rendu chaotique son passé en Australie, et elle a fait face à cette situation en déménageant. Elle l’a fait environ une douzaine de fois, chaque fois dans des collectivités de plus en plus modestes et éloignées où des traitements de la nature de ceux requis par ses garçons n’étaient probablement pas disponibles. Si elle retourne en Australie, il est fort probable qu’elle pourrait devoir faire face à des menaces ainsi qu’à des agressions physiques et sexuelles de la part de son ancien conjoint, un homme déséquilibré au point où il s’est introduit par infraction dans sa maison en passant à travers le plafond; or, à mon avis, on ne peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle subisse cette situation, tout en continuant de maintenir un milieu de vie sécuritaire et un horaire régulier des rendez-vous pour des traitements médicaux et thérapeutiques destinés à ses enfants. La situation serait identique même si son conjoint actuel devait l’accompagner pour son retour en Australie. À mon avis, les problèmes qui l’attendent à son retour en Australie et l’incidence qu’ils auront sur l’intérêt supérieur des enfants n’ont pas fait l’objet d’un examen réaliste ou raisonnable par l’Agente.

 

[42]           L’Agente suggère que la demanderesse et ses enfants retournent en Australie avec son conjoint actuel. Comme l’indique cependant le dossier de la demanderesse, il est tombé d’un camion dans le cadre de son emploi et s’est infligé des blessures au bras et sur le côté droit en plus de se blesser à nouveau au dos. L’Agente n’a jamais examiné ce point ni ne s’est-elle penchée sur l’incidence que l’incapacité du conjoint aura quant à sa capacité de prendre soin des enfants, seul au Canada ou en compagnie de la demanderesse en Australie, où les tensions quotidiennes seront encore plus grandes.

 

[43]           À mon avis, la Décision a, dans le meilleur des cas, minimisé l’intérêt supérieur des enfants au sens de l’arrêt Baker et, au pire, a omis d’examiner de façon raisonnable l’incidence qu’aura sur eux le fait de vivre en Australie avec leur mère, dans une plus grande proximité de son ancien conjoint.

[44]           En conclusion, je ne crois pas que cette Décision traite de la preuve de façon réaliste. L’Agente connaît le langage qu’il convient d’employer dans le cadre de sa Décision, mais elle fait abstraction, à mon avis, d’éléments de preuve et de facteurs contextuels importants qui auraient dû être pris en compte lorsqu’il s’agissait de déterminer si la demanderesse avait eu à faire face à des difficultés du niveau de gravité requis. De plus, la démarche employée pour son analyse portant sur l’intérêt supérieur des deux enfants était non seulement déraisonnable, de la façon dont elle a été décrite, mais aussi erronée.

 

 

 


JUGEMENT

 

 

LA COUR STATUE que

1.                  La demande est accueillie. La Décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour être examinée à nouveau par un autre agent.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-Jacques Goulet, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7721-10

 

INTITULÉ :                                       KRISTY MELINDA PEARSON

                                                           

                                                            et

                                                           

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 5 juillet 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Russell

                                                           

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 9 août 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dariusz Wroblewski

 

                         POUR LA DEMADERESSE

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Dariusz Wroblewski

Barrister & Solicitor

Guelph (Ontario)

 

POUR LA DEMADERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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