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Date : 20110819


Dossier : IMM-7725-10

Référence : 2011 CF 1005

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 août 2011

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

RODNEY ACOSTA COYA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) datée du 27 octobre 2010 est accueillie. Dans cette décision, la Commission a rejeté la prétention du demandeur selon laquelle, s’il était renvoyé à Cuba, il serait persécuté en raison de son acte [traduction] « dissident » ayant consisté à démissionner de la Ligue des jeunes communistes (LJC), et en raison de sa décision de demeurer au Canada au-delà de l’expiration du visa de sortie que lui avait délivré le gouvernement cubain.

[2]               L’affaire est renvoyée pour deux raisons. Premièrement, le droit à une audition équitable a été compromis par la qualité de l’interprétation espagnol-anglais; et, deuxièmement, en raison de l’application erronée du principe juridique régissant l’évaluation des demandes sur place sous le régime de la Convention. Les questions de savoir si la norme d’équité procédurale a été respectée et si le bon critère juridique a été appliqué sont des questions qui doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable.

 

Audition équitable

[3]               La transcription de l’audience du demandeur le 27 octobre 2010 ne comprend pas toute l’audition. La transcription est incomplète; en particulier, elle ne contient aucune des questions que le demandeur a posées à la Commission. Deuxièmement, et chose plus importante du point de vue de l’équité procédurale, la Commission a reconnu que l’interprétation espagnol-anglais-espagnol posait problème et que le demandeur s’en était plaint à l’audience. Sur la fiche de renseignement sur l’audience, la commissaire a affirmé :

[traduction]
Interprète très lent, bégaye, balbutie, a de la difficulté à entendre, demande souvent de répéter et est incapable d’interpréter quelques mots à la fois.

 

Il s’ensuit que l’audience est très saccadée, disjointe et qu’il en est d’autant plus difficile de rendre des décisions défavorables. Le demandeur était très frustré. Je note que l’interprète essaie très fort, et, par ailleurs, je n’ai aucune plainte à formuler au sujet de la qualité de la traduction comme telle.

 

[4]               Puisque la transcription est incomplète, il est impossible de vérifier convenablement la qualité de l’interprétation afin de déterminer si elle a satisfait à la norme d’une interprétation adéquate énoncée dans la décision Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 371 (1re inst.), conf. [2001] 4 C.F. 85 (C.A.). Comme le confirme la jurisprudence subséquente comme les décisions Huang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 326, au paragraphe 8, et Sayavong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 275, au paragraphe 1, la décision Mohammadian établit la norme comme suit :

L'interprétation doit satisfaire à la norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l'impartialité et de la concomitance, mais elle n'a cependant pas besoin de satisfaire à la norme de perfection. Il n'est pas nécessaire de prouver l'existence d'un préjudice réel occasionné par une interprétation comportant des lacunes. En règle générale, une objection quant à la qualité de l'interprétation doit être soulevée à la première occasion au cours de l'audience sur le statut de réfugié.

 

[5]               Toutefois, l’observation précitée de la Commission est plus que suffisante pour établir un fondement factuel à la conclusion selon laquelle l’interprétation n’a pas satisfait à la norme établie par les décisions successives de la Cour. Puisque le témoignage de vive voix du demandeur constituait la principale preuve sur laquelle la Commission a fondé sa décision, la fidélité et la qualité de la traduction étaient importantes au regard de cette décision.

 

[6]               Tel qu’indiqué précédemment, la Commission a reconnu que l’interprétation posait problème et qu’elle avait provoqué de la frustration chez le demandeur. Dans ces circonstances, le défendeur ne saurait soutenir que le défaut du demandeur de soulever la question à l’audience porte un coup fatal à sa demande. Dans tous les cas, la Cour a statué que, lorsqu’un examen de l’enregistrement audio d’une audience révèle de graves erreurs d’interprétation, le défaut de soulever la question de l’interprétation à l’audience n’empêche pas que celle-ci soit soulevée devant la Cour fédérale : Khalit Ahamat Djalabi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 684. En l’espèce, les commentaires de la Commission au sujet des problèmes qu’éprouvait l’interprète servent une fin analogue à un examen de l’enregistrement en ce qu’ils confirment à la fois la nature et l’étendue des problèmes que posait l’interprétation ainsi que leur incidence sur l’audition.

 

[7]               En outre, l’affirmation de la commissaire selon laquelle elle ne trouvait rien à redire quant à la « qualité » de l’interprétation n’est pas suffisante pour assurer à la Cour que l’interprétation était adéquate, puisqu’il n’y a aucun élément de preuve qui indique que la commissaire elle-même comprend l’espagnol. Aucun poids ne peut être accordé à cette affirmation.

 

[8]               Étant donné le caractère inadéquat reconnu de l’interprétation, l’on ne peut dire que les normes relatives à une audition équitable ont été respectées, et la décision doit être annulée.

 

Demande sur place

[9]               La Commission a conclu que le demandeur ne pouvait pas formuler une allégation de persécution fondée sur les conséquences de sa propre violation des lois sur les sorties. La décision de la Commission de refuser protection pour ce motif était compatible avec les remarques de la juge Judith Snider dans la décision Perez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 833 :

L’arrêt Valentin de la Cour d’appel fédérale, précité, s’applique directement en l’espère. L’arrêt Valentin interdit le statut de réfugié volontaire. Il commence par la prémisse selon laquelle un demandeur possède un visa de sortie valide. Il empêche alors le demandeur de dépasser la durée de séjour autorisée par son visa et de se fonder sur ce dépassement de séjour volontaire comme motif de persécution. En l’espèce, la demanderesse avait un visa de sortie valide. Elle n’a pas renouvelé son permis, ce qu’elle aurait pu faire. Elle ne peut pas se fonder sur ce dépassement volontaire de la durée de séjour comme motif de persécution. La Cour a toujours suivi les enseignements de l’arrêt Valentin lorsque les faits sont semblables à ceux de l’affaire en l’espèce; voir par exemple, Jassi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 356, [2010] A.C.F. no 412 (QL).

 

La jurisprudence va dans le même sens dans le contexte d’une demande d’asile au sens de l’article 97. Dans la décision Zandi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 411, [2004] A.C.F. no 503 (QL), le juge Kelen a examiné la situation d’un Iranien qui avait fait défection alors qu’il se trouvait au Canada pour une compétition d’athlétisme. Examinant si le demandeur pouvait réclamer l’asile au motif qu’il serait puni pour sa défection à son retour en Iran, le juge Kelen a déclaré :

 

Pour reprendre les propos de la Cour d'appel fédérale dans Valentin, précité, un transfuge ne peut acquérir de statut juridique au Canada en vertu de la LIPR en créant un « besoin de protection » au sens de l'article 97 de la LIPR en se rendant librement, de son propre chef et sans raison, passible de sanctions pour transgression d'une loi pénale d'ordre général de son pays d'origine visant le respect des conditions d'un visa de sortie, c'est‑à‑dire le retour au pays.

 

Bref, la jurisprudence est claire : la demanderesse, qui n’a pas renouvelé son visa de sortie valide, ne peut pas se fonder sur la possibilité d’être punie conformément au Code criminel de Cuba comme motif de protection au sens des articles 96 et 97.

 

[10]           Dans la mesure où la Commission a analysé l’affaire dont elle était saisie d’une manière qui s’accorde avec l’analyse du juge Snider, son analyse repose sur des bases solides. Toutefois, cela ne met pas un terme à l’affaire.

 

[11]           Il importe de noter que le commissaire dans l’affaire Perez avait également procédé à une analyse approfondie de la preuve de sanction extrajudiciaire et avait conclu que cette sanction ne constituerait pas de la persécution. En l’espèce, la Commission a omis de ce faire, bien qu’elle fût tenue de procéder à une telle analyse.

 

[12]           Comme l’a noté la juge Snider, la Commission dans l’affaire Perez a examiné la nature persécutoire de la loi sur les sorties, de même que la sanction extrajudiciaire qui, selon Mme Perez, résulterait de sa violation de la loi sur les sorties :

La Commission a examiné la preuve dont elle était saisie pour déterminer « la gravité, la persistance et la répétitivité des mauvais traitements subis, ainsi que leur systématicité ». La Commission a conclu que « même en les cumulant », aucune preuve convaincante ne démontrait que la demanderesse subirait de la persécution. À ce sujet, la Commission a tiré les conclusions suivantes :

 

•     La Commission a noté que l’amende que la demanderesse avait dû payer pour avoir vendu des articles au marché noir était imposée par les lois cubaines dont l’objectif était d’éliminer les activités du marché noir. Par conséquent, la Commission a conclu que « la demandeure d’asile craint des sanctions légitimes dont l’objectif est valable  ».

 

•     Les troubles de comportement et les problèmes d’adaptation de sa fille à l’école sont typiques d’une adolescente de 13 ans qui est séparée de sa mère, et les appels téléphoniques de l’école à la maison au sujet de l’absence de sa fille n’ont causé aucune difficulté. La Commission a conclu que la fille de la demanderesse n’était pas persécutée à l’école.

 

•     Bien que l’époux de la demanderesse eût perdu son emploi, rien dans la preuve, sauf des hypothèses, ne donnent à penser que cette perte d’emploi a été causée par la présence de la demanderesse au Canada.

 

•     Comme la demanderesse a pu quitter Cuba en 2008 en possession d’un visa légitime, la Commission a conclu que « si la demandeure d’asile était une personne d’intérêt à Cuba, il est peu probable qu’elle aurait eu l’autorisation de partir ». Si les membres de sa famille étaient persécutés en raison des croyances de la demanderesse, il est « raisonnable de s’attendre à ce que l’époux de la demandeure d’asile ait connu davantage de difficulté [« lorsqu’il a été arrêté pour possession d’une connexion Internet illégale] ».

 

La demanderesse a aussi soulevé la possibilité qu’elle serait emprisonnée si elle retournait maintenant à Cuba après avoir dépassé le séjour permis par son visa de sortie cubain. La Commission a reconnu qu’elle serait peut-être emprisonnée à son retour à Cuba. Cependant, la Commission a conclu que la peine pour cette contravention aux lois cubaines n’était pas « répétitive, persistante ou extrême, et ne peut donc pas être considérée comme de la persécution ».

 

[13]           Dans la décision, Castaneda c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1993] ACF no 1090, la Cour a également réitéré l’exigence d’examiner la conséquence extrajudiciaire :

Le requérant soutient en outre que la preuve permet de croire que les membres de sa famille ont été maltraités par les autorités cubaines par suite de sa défection et qu'il s'agit là d'un châtiment extrajudiciaire dont la Commission aurait dû tenir compte. L'arrêt Valentin aurait, là encore, été mal appliqué.

 

J'estime que ce moyen est bien fondé. Il ressort de la preuve qu'il est possible que le père du requérant, qui est malade, soit affecté à des travaux manuels dans les champs. L'emploi qu'il a exercé pendant trente ans est compromis. La mère du requérant a été rétrogradée. Elle est considérée comme une personne peu digne de foi par suite de la défection de son fils.

 

La Commission n'a, dans sa décision par ailleurs bien motivée, fait aucune allusion à cet élément de preuve, probablement parce que les membres ont estimé que l'arrêt Valentin, qui porte sur la crainte d'être emprisonné - ce qui constitue habituellement la conséquence la plus grave d'une violation des dispositions législatives portant sur les sorties illégales -, était concluant.

 

 

[14]           En somme, il est vrai que l’arrêt Valentin s’oppose à la protection du demandeur lorsque la persécution à laquelle il s’expose résulte de son dépassement d’un visa de sortie. Cependant, lorsque la Commission omet d’analyser en profondeur la preuve de sanction extrajudiciaire, la décision est susceptible de contrôle : voir, dans le même sens, Donboli c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 883.

 

[15]           Par contraste, dans la présente affaire, la Commission n’a procédé à aucun examen semblable de la nature persécutoire des conséquences de la violation des lois sur les sorties ni de la question de savoir si, étant donné les conséquences extrajudiciaires découlant de la violation des lois par le demandeur, l’on pourrait dire que ces conséquences seraient, pour reprendre les termes employés dans la décision Perez, répétitives, persistantes ou extrêmes. La Cour doit intervenir en l’espèce parce que la Commission a décidé de ne pas tenir compte d’une telle sanction tout simplement parce que le demandeur aurait pu éviter toute difficulté en ne dépassant pas la durée permise aux termes de son visa. Bien que cela fasse indubitablement partie de l’analyse, cela ne suffit pas, en soi, à disposer de l’affaire d’après la règle établie dans les décisions Castaneda, Perez et Donboli.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de la Commission est annulée, et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour faire l’objet d’un nouvel examen par un commissaire différent de la Commission.

3.                  Il n’y a aucune question à certifier.

4.                  Il n’y a aucune adjudication de dépens.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7725-10

 

INTITULÉ :                                       RODNEY ACOSTA COYA c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 7 juillet 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Rennie

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 19 août 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rekha P. McNutt
D. Jean Munn

 

POUR LE DEMANDEUR

Camille Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Caron & Partners LLP
Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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