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Date : 20111014


Dossier : IMM-2572-11

Référence : 2011 CF 1163

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 14 octobre 2011

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

LENA ISABEL JIMENEZ PALOMO

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Peu après avoir ouvert sa boulangerie à Guatemala, Mme Jimenez Palomo a éveillé l’attention du groupe Mara Salvatrucha, souvent appelé MS13, un gang de voyous particulièrement violents qui étend ses tentacules dans tout le Guatemala et dans d’autres pays d’Amérique centrale. Ils n’ont d'abord insisté que modérément sur un paiement de protection car son entreprise n’en était qu’à ses débuts.

 

[2]               Quelques années plus tard, plus exactement en 2007, comme la demanderesse semblait prospérer, le gang a exigé ce paiement de protection, cet « impôt de guerre », peu importe son nom. Elle a refusé.

 

[3]               Elle a été tabassée et des menaces ont été proférées contre elle et sa famille. Elle s’est plainte à la police. La police lui a dit qu’elle ne pouvait pas réellement l’aider. Sa vie serait meilleure si elle se résignait à payer. Elle a persisté dans son refus.

 

[4]               Au cours des deux années suivantes, la situation s’est aggravée. Ses livreurs ont été volés. Elle-même fut brutalement agressée et dévalisée. Elle a dû recevoir des soins médicaux. Elle a été agressée une nouvelle fois, mais a pu s’échapper sans subir de blessures graves. C’est alors qu’elle a quitté le Guatemala et a sollicité l’asile au Canada.

 

[5]               La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté sa demande d'asile, pour deux motifs. Elle a été crue par la SPR, il y avait un fondement objectif dans sa crainte d’être persécutée en cas de retour au Guatemala, et elle était exposée au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités, mais elle n’était pas une réfugiée au sens de la Convention des Nations Unies, ni une personne qui d’une autre manière requérait la protection du Canada.

 

[6]               Elle ne pouvait pas être considérée comme étant une réfugiée parce que sa crainte d’être persécutée n’était pas fondée sur la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un groupe social, les cinq bases de l’admissibilité à la qualité de réfugié, qui sont reprises à l’article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Il est de droit constant que la victime d’actes criminels, en l’occurrence l’extorsion, sans plus, n’appartient pas à un « groupe social » (Gudino c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 457, [2009] A.C.F. n° 560 (QL), aux paragraphes 19 à 22; Jean-Baptiste c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1261, [2009] A.C.F. n° 1590 (QL), aux paragraphes 18 à 20; Kang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1128, [2005] A.C.F. n° 1400 (QL), aux paragraphes 9 et 10).

 

[7]               Ensuite, selon l’article 97 de la LIPR, a qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait « personnellement », par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité, exposée « à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant : [...] elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas ».

 

[8]               La SPR a estimé que Mme Jimenez Palomo était exposée à un risque généralisé plutôt qu’à un risque personnalisé et qu’elle ne pouvait donc pas bénéficier de l’article 97. C’est cette partie de la décision qui est l’objet de cette procédure de contrôle judiciaire.

 

[9]               Il est sous-entendu dans la décision de la SPR que le risque auquel est exposée au Guatemala Mme Jimenez Palomo serait couru par elle « en tout lieu de ce pays » puisque la SPR reconnaissait que le gang menait ses activités au Guatemala et dans toute l’Amérique latine.

 

LE POINT LITIGIEUX

 

[10]           Au vu des faits, il n’y a qu’un seul point à décider. La décision portait sur une question mixte de droit et de fait. Il s’agit de savoir si la décision de la SPR était raisonnable.

 

EXAMEN

 

[11]           La distinction entre un risque «  personnalisé » et un risque « généralisé », pour l'application de l’article 97 de la LIPR, est de plus en plus d’actualité dans les procédures de contrôle judiciaire. On peut donner des exemples de ce qui constitue à l’évidence une violence purement gratuite, qui n’est certainement pas un risque personnalisé, par opposition au cas où une personne est précisément visée en raison de ses caractéristiques personnelles, mais il existe une vaste gamme de situations entre ces deux extrêmes.

 

[12]           Une adolescente qui succombe à une balle perdue dans une rue de Toronto est la victime d’une violence gratuite. Même chose pour un jeune garçon qui se promène dans une rue de Montréal à l’endroit même où explose une voiture piégée. Ils n’étaient pas précisément visés; ils se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment.

 

[13]           En revanche, un différend peut surgir à propos de la propriété d’une terre, risquant de conduire à une « vendetta ». C’est là un cas de violence ciblée, qui oblige la SPR à se demander si l’État est en mesure d’offrir une protection et, le cas échéant, s’il existe une possibilité de refuge intérieur.

 

[14]           Les jugements de la Cour fédérale doivent être lus avec beaucoup de discernement et en tenant compte des différents contextes. Le plus souvent, la Cour est appelée à dire si telle ou telle décision de la SPR était raisonnable. Le jugement que rendra la Cour dépendra des faits, des conditions locales qui ont été portés à la connaissance du décideur, et souvent d’autres éléments de la demande d'asile, telles la crédibilité, la protection offerte par l’État et la possibilité de refuge intérieur. Il faut garder à l’esprit que telle ou telle décision de la SPR peut être raisonnable alors même que la Cour serait arrivée à une conclusion autre si elle avait été appelée à se prononcer en première instance (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, [1996] A.C.S. n° 116 (QL), au paragraphe 80; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

 

[15]           Le juge emploiera peut-être un langage plutôt général et de large portée, mais son jugement dépendra en réalité de son appréciation du caractère raisonnable ou non de la décision de la SPR. Il se peut fort bien que 30 juges n’arrivent pas tous à la même conclusion sur les mêmes faits.

 

[16]           Une consultation de la jurisprudence permet de se rappeler un arrêt de la Chambre des lords, The Thames and Mersey Marine Insurance Company, Limited c. Hamilton, Fraser, & Co. (1887) 12 A.C. 484, où lord Macnaghten s’exprimait ainsi, à la page 502 :

[TRADUCTION]

 

Il est demandé à Vos Seigneuries de tracer une limite et de donner une définition exacte et faisant autorité de l’expression « fortunes de mer » se rapportant à la clause complétive. Pour ma part, je me refuse à tenter d’accomplir une telle tâche. Je ne crois pas qu’il soit possible de concevoir une définition qui englobe chacune des situations susceptibles de l’être, à l’exclusion des autres. Selon moi, chaque situation doit être considérée comme un cas d’espèce, et chacune doit être examinée avec bon sens et ouverture d’esprit, et non à la lumière d’analogies contraintes et de ressemblances fantaisistes.

 

[17]           Gardant cela à l’esprit, je crois que les circonstances suivantes propres à la situation de Mme Jimenez Palomo méritent d’être retenues :

a.                   elle était la cible d’un groupe connu de malfaiteurs, et pas simplement d’un seul individu;

b.                  elle était financièrement à l’aise, ou en tout cas assez à l’aise;

c.                   elle était commerçante;

d.                  elle a résisté aux extorqueurs;

e.                   sa résistance s’est étalée sur au moins quelques années;

f.                    elle a été agressée, non pas une seule fois, mais au moins trois fois, et elle a dû recevoir des soins médicaux;

g.                   sa famille était menacée;

h.                   ses employés étaient dévalisés.

 

[18]           Pour savoir si une personne est exposée à un risque qui lui est propre, il ne suffit pas d’évaluer simplement les conditions ayant cours dans le pays. Il faut examiner ces conditions en tenant compte de la situation de l’intéressé (Frederic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 220, [2010] A.C.F. n° 253 (QL), au paragraphe 21; Gabriel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1170, [2009] A.C.F. n° 1545 (QL), au paragraphe 23; Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, [2009] A.C.F. n° 143 (QL), au paragraphe 7).

 

[19]           Des précédents tels que Martinez Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365, [2000] A.C.F. n° 501 (QL) et Aguilar Zacarias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, [2011] A.C.F. n° 144 (QL) semblent militer en faveur de Mme Jimenez Palomo, mais, dans les deux cas, la Cour a fait droit à la demande de contrôle judiciaire parce que la situation personnelle du demandeur n’avait pas été prise en compte. Ainsi que l’écrivait monsieur le juge Simon Noël au paragraphe 17 de la décision Aguilar Zacarias, précitée :

Comme c’était le cas dans Martinez Pineda, la Commission a commis une erreur dans sa décision : elle s’était concentrée sur la menace généralisée à laquelle était exposée la population du Guatemala, en omettant toutefois de prendre en compte la situation particulière du demandeur. Parce que la crédibilité du demandeur n’était pas en cause, il incombait à la Commission d’apprécier rigoureusement le risque personnel auquel le demandeur était exposé afin de procéder à une analyse complète de sa demande d’asile au titre de l’article 97 de la LIPR. [...]

 

[20]           Il ne suffit pas d’être à l’aise financièrement (Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, [2008] A.C.F. n° 415 (QL), appel rejeté : 2009 CAF 31, [2009] A.C.F. n° 143 (QL)), ni d’être commerçant, ni de travailler comme percepteur des droits de transport dans un autobus (Acosta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, [2009] A.C.F. n° 270 (QL)).

 

[21]           Comme le disait madame la juge Tremblay-Lamer dans la décision Prophète, précitée, la Cour a ici affaire à une personne qui est sans doute exposée à un risque personnalisé, mais à un risque partagé par bien d’autres qu’elle. Le fait qu’un nombre déterminé de personnes puissent être ciblées plus souvent que d’autres ne signifie pas que le risque n’est pas un risque généralisé au sens de l’article 97.

 

[22]           Je fais miens les propos suivants tenus par monsieur le juge Crampton dans la décision Paz Guifarro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182, [2011] A.C.F. n° 222 (QL), où il écrivait, au paragraphe 33 :

Compte tenu de la fréquence avec laquelle les arguments avancés en l’espèce continuent d’être présentés quant à l'application de l’article 97,  j’estime qu’il est nécessaire de souligner qu’il est désormais bien établi en droit que les demandes d’asile fondées sur le fait que le demandeur d’asile a été ciblé ou est susceptible de l’être à l’avenir ne répondront pas aux exigences du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR lorsque (i) le demandeur d’asile a été ciblé ou est susceptible d’être ciblé dans son pays d’origine en raison de son appartenance à un sous-groupe de personnes rentrées de l’étranger ou considérées comme nanties pour d’autres raisons et que (ii) ce sous-groupe est suffisamment important pour que ce risque puisse raisonnablement être qualifié de répandu ou de courant dans ce pays. À mon sens, un sous-groupe formé de milliers de personnes serait suffisamment important pour que le risque auquel ces personnes sont exposées soit considéré comme répandu ou courant dans leur pays d’origine, et donc, comme « général » au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii), et ce, même si ce sous-groupe ne représente qu’un faible pourcentage de la population de ce pays.

 

[23]           Le cas de Mme Jimenez Palomo n’est pas assimilable à l’affaire Munoz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 238, [2010] A.C.F. n° 268 (QL). M. Munoz était propriétaire d’une concession d’automobiles qui avait été ciblée par un policier véreux, lequel appartenait aussi à un important gang de criminels. Non seulement y avait-il extorsion, mais le policier voulait aussi une voiture gratuite. Monsieur le juge Lemieux écrivait ce qui suit, au paragraphe 32 :

Je souscris aux observations de l’avocate des demandeurs, à savoir que les actes d’extorsion et les menaces dont M. Munoz prétend avoir été victime n’étaient pas aléatoires. M. Munoz a été expressément et personnellement pris pour cible par M. Garcia en raison de sa position unique – le directeur des ventes d’une concession automobile, soit la raison pour laquelle M. Garcia et ses amis s’y rendaient. M. Munoz ne craint pas, s’il devait retourner dans son pays, d’y être victime d’actes de violence aléatoires perpétrés par des gangs de criminels inconnus. Il craint M. Garcia.

 

[24]           La présente affaire n’est pas non plus assimilable à Dieujuste-Phanor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 186, [2011] A.C.F. n° 226 (QL), l’une de nombreuses affaires où la Cour a fait droit à la demande de contrôle judiciaire parce que la SPR n’avait pas rempli son obligation d’analyser et d’apprécier le risque personnalisé couru par les demandeurs. Monsieur le juge Kelen s’exprimait ainsi, au paragraphe 26 :

[…] Dans le cas des demandeurs, ils étaient exposés à des représailles parce que la demanderesse principale, une infirmière, n’a pas admis un patient qui est ensuite décédé et les ravisseurs voulaient se venger. Puis, lorsque la demanderesse principale a signalé l’enlèvement à la police, les ravisseurs ont de nouveau voulu se venger. […]

 

[25]           Le risque auquel était exposée Mme Jimenez Palomo était à mon avis un risque généralisé car c’était un risque que courait l’ensemble des commerçants au Guatemala. Son refus d’être rançonnée, et les agressions qu’elle a subies, ne l’excluaient pas de cette catégorie. Comme l’écrivait monsieur. le juge Crampton dans la décision Baires Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 993, [2011] A.C.F. n° 1358 (QL), au paragraphe 23 :

[…] il était raisonnablement loisible à la Commission de conclure, après avoir jugé que les actes de violence du gang Maras Salvatrucha sont un risque auquel sont largement exposés les habitants du Salvador, que le risque auquel faisait face M. Baires Sanchez est un risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes se trouvant au Salvador ou venant de ce pays, comme l’envisage le sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. Le fait que la raison particulière pour laquelle M. Baires Sanchez puisse être exposé à ce risque diffère peut-être de la raison particulière pour laquelle d’autres personnes y sont exposées importe peu, car : (i) la nature du risque est la même, c’est-à-dire des actes de violence (dont le meurtre) et (ii) le motif du risque est le même, c’est-à-dire le fait de ne pas obtempérer aux exigences du MS-13, qu’il soit question, notamment, de joindre les rangs de cette organisation ou de verser les sommes d'argent exigées. Comme la Commission l’a reconnu avec raison : « [i]l n’est pas nécessaire que chaque personne soit exposée à un tel risque de façon similaire ».

 

[26]           La présente affaire étant un cas d’espèce, les parties n’ont pas proposé une question grave de portée générale susceptible d’être certifiée, et aucune ne sera certifiée.


ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS,

LA COUR STATUE comme suit :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2572-11

 

INTITULÉ :                                       JIMENEZ PALOMO c. CANADA (MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION)

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 3 OCTOBRE 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 14 OCTOBRE 2011

 

 

 

COMPARUTIONS:

 

Eric Purtzki

 

POUR LA DEMANDERESSE

Kim Sutcliffe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

 

Eric Purtzki

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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