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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

 Date : 20111018


Dossier : T-590-11

Référence : 2011 CF 1173

Ottawa, Ontario, le 18 octobre 2011

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

AKEMI TAZAKI

 

 

 

défenderesse

 

 

  MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Introduction

  • [1] Chaque décideur a l’obligation de s’assurer que les exigences de la loi à interpréter sont respectées. C’est-à-dire, que la volonté du législateur, en visant certains buts auxquels la législation devrait mener, soit respectée par une interprétation fidèle à la loi à appliquer. Notre système gouvernemental où trois branches séparées coexistent, dépens d’une interaction où chaque branche exerce sa propre juridiction selon la responsabilité constitutionnelle telle qui lui est confiée sans dépasser cette juridiction.

  • [2] Le but de la législation à l’égard de la citoyenneté n’implique pas qu’une quantité, mais aussi une qualité à l’égard de la durée de la présence de la personne qui a immigré au Canada; donc, évidemment, le nombre des journées pour l’octroi de la citoyenneté est compté pour arriver au chiffre nécessaire; mais, également, il ne faut pas oublier que la qualité ou la raison d’être de la résidence est significative.

 

  • [3] La législation n’ordonne pas uniquement un comptage de journées, mais ordonne que les journées individuelles, en elles-mêmes, doivent compter à des fins de qualité, ou le but, ou la raison d’être de la durée de la présence de la personne au Canada.

 

II.  Procédure judiciaire

  • [4] Il s’agit d’un appel interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en vertu du paragraphe 14.(5) de la Loi sur la Citoyenneté, LR, 1985, ch C-29 [Loi], à l’encontre d’une décision, rendue le 18 février 2011, par le juge de la citoyenneté, par laquelle ce dernier approuvait la demande de citoyenneté de la défenderesse.

 

III.  Faits

  • [5] La défenderesse, madame Akemi Tazaki, née le 31 décembre 1968, est citoyenne japonaise.

 

  • [6] Le 14 octobre 2000, madame Tazaki est admise au Canada dans le cadre du programme des chercheurs étrangers. Elle possède une expertise de haut niveau dans le domaine des nouvelles technologies.

 

  • [7] Madame Tazaki, de par son expertise professionnelle, s’absente souvent du Canada pour des voyages d’affaires.

 

  • [8] Madame Tazaki devient résidente permanente le 9 mai 2002.

 

  • [9] Madame Tazaki s’absente du Canada pendant près de deux ans (de septembre 2003 à juin 2005) afin de suivre une formation professionnelle en Italie.

 

  • [10] Madame Tazaki dépose une demande de citoyenneté le 8 juin 2007. Elle y déclare 170 jours d’absence pour la période de référence allant du 8 juin 2003 au 8 juin 2007. Ces jours d’absence se justifient par des voyages d’affaires, d’études ou des voyages pour raisons familiales. Elle ne déclare pas, dans cette demande, son voyage d’études en Italie pour la période de septembre 2003 à juin 2005.

 

  • [11] Un agent de la citoyenneté, détenant une information selon laquelle la défenderesse s’était absentée près de deux ans du Canada, fait parvenir à la défenderesse un nouveau questionnaire de résidence. Celle-ci y déclare encore 170 jours d’absence, précisant, toutefois, avoir poursuivi des études en Italie entre septembre 2003 et juin 2005.

 

  • [12] Le 10 février 2011, peu avant l’audition devant le juge de citoyenneté, madame Tazaki fait parvenir, à la demande de ce dernier, un autre questionnaire de résidence, justifiant son absence du Canada notamment pour son séjour d’études en Italie. Elle y déclare, cette fois-ci, 824 jours d’absence entre le 8 juin 2003 et le 8 juin 2007.

IV.  Décision faisant l’objet de la demande

  • [13] Le juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté de la défenderesse en se basant sur les critères de la décision Re Koo, [1993] 1 CF 286, pour déterminer si l’absence de la défenderesse du Canada totalisant 824 jours durant la période de référence débutant le 8 juin 2003 et se terminant le 8 juin 2007, se justifie à la lumière de la qualité des liens rattachant la défenderesse au Canada.

 

  • [14] Dans la décision du juge de la citoyenneté, les critères de la décision Koo sont stipulés, aux fins d’analyse du cas :

    1. Est-ce que la défenderesse était présente au Canada pour une longue période avant ses absences précédant sa demande de citoyenneté?

    2. Où demeurent les membres de la famille immédiate de la défenderesse de même que sa famille plus étendue?

    3. Le plan d’ensemble ou le schéma global des absences de la défenderesse démontre-t-il que celle-ci était de passage au Canada ou alors qu’il est clair qu’elle a établi sa résidence au Canada?

    4. Quelle comparaison est-il possible de faire entre le nombre de jours d’absence et le nombre de jours de présence physique au Canada de la défenderesse?

    5. L’absence prolongée est-elle causée par une situation temporaire, par exemple, pour parfaire des études à l’étranger?

    6. Quelle est la qualité de l’enracinement au Canada de la défenderesse? Est-il plus substantiel que l’enracinement qu’elle aurait dans un autre pays?

 

  • [15] À la première question, le juge de la citoyenneté, se fiant aux déclarations de revenus de la défenderesse des années 2000, 2001 et 2002, répond par l’affirmative.

 

  • [16] Concernant le deuxième critère, même si le juge de la citoyenneté admet que la famille immédiate de la défenderesse réside au Japon, il considère que la défenderesse a une « famille canadienne » représentée par ses amis et ses collègues canadiens.

 

  • [17] Le juge de la citoyenneté conclut également que la défenderesse satisfait le troisième critère en soulignant que le Canada est devenu son pays d’établissement, et ce, pour la période de référence. Cette conclusion repose sur la preuve soumise par la défenderesse indiquant qu’elle gérait des dépenses au Canada (loyer et factures), qu’elle jouissait d’une notoriété dans son domaine au Canada, que ses amis vivaient au Canada et que ses absences étaient de courte durée, la défenderesse revenant toujours au Canada.

 

  • [18] Quant à la comparaison entre le nombre de jours d’absence et le nombre de jours de présence physique de la défenderesse, le juge de la citoyenneté conclut que la défenderesse a créé un déséquilibre important entre ses journées de présence au Canada (636), et ses journées d’absence (824) par son séjour de deux ans en Italie. Même s’il admet que l’obligation de résidence au Canada pour une durée de 1095 jours est exigée par la Loi, il juge que des raisons sérieuses peuvent être acceptées pour justifier le manquement à cette obligation.

 

  • [19] Ces raisons sérieuses sont analysées à la cinquième question. Le juge de la citoyenneté précise, en effet, que le séjour de formation en Italie était nécessaire à la carrière de la défenderesse et était à vocation temporaire.

 

  • [20] Le juge de la citoyenneté conclut que la défenderesse satisfait également le sixième critère en ce que sa vie professionnelle, ainsi que sa vie personnelle sont enracinées au Canada. Il souligne que l’expertise professionnelle de la défenderesse est reconnue au Canada et que son emploi lui permet de payer des impôts importants au Canada.

 

V.  Point en litige

  • [21] Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur susceptible de révision en concluant que la défenderesse respectait les conditions prévues à l’alinéa 5.(1)c) de la Loi?

 

VI.  Dispositions législatives pertinentes

  • [22] Le paragraphe 5.(1) de la Loi sur la citoyenneté se lit comme suit :

Attribution de la citoyenneté

 

5.  (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

a) en fait la demande;

 

 

b) est âgée d’au moins dix-huit ans;

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

 

 

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

 

 

 

 

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

 

 

 

 

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

 

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

 

 

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

 

Période de résidence

 

(1.1) Est assimilé à un jour de résidence au Canada pour l’application de l’alinéa (1)c) et du paragraphe 11(1) tout jour pendant lequel l’auteur d’une demande de citoyenneté a résidé avec son époux ou conjoint de fait alors que celui-ci était citoyen et était, sans avoir été engagé sur place, au service, à l’étranger, des forces armées canadiennes ou de l’administration publique fédérale ou de celle d’une province.

Grant of citizenship

 

5.  (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

(a) makes application for citizenship;

 

(b) is eighteen years of age or over;

 

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

 

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

 

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

 

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

 

Residence

 

(1.1) Any day during which an applicant for citizenship resided with the applicant’s spouse who at the time was a Canadian citizen and was employed outside of Canada in or with the Canadian armed forces or the federal public administration or the public service of a province, otherwise than as a locally engaged person, shall be treated as equivalent to one day of residence in Canada for the purposes of paragraph (1)(c) and subsection 11(1).

 

VII.   Position des parties

  • [23] La partie demanderesse soumet une argumentation en trois parties selon laquelle le juge de la citoyenneté a erré en omettant de déterminer si la défenderesse avait bien établi sa résidence au Canada, a mal appliqué les critères de la décision Koo et a omis de se prononcer sur la crédibilité de la défenderesse.

 

  • [24] Quant au premier argument, la partie demanderesse fait valoir que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en négligeant de déterminer si la défenderesse avait établi sa résidence au Canada, condition préalable à l’analyse des critères de la décision Koo. Elle soumet que l’étude des tampons figurant au passeport de la défenderesse permet de conclure que la défenderesse n’a jamais fait du Canada son pays de résidence.

 

  • [25] La partie demanderesse fait également valoir que le juge de la citoyenneté a erré dans son application des critères de la décision Koo. Selon la partie demanderesse, les éléments suivants empêchent la défenderesse de rencontrer chacun des six critères :

    1. La défenderesse aurait été absente, physiquement, du Canada 48 jours au cours des six mois précédant sa demande de citoyenneté. De plus, la nature de son travail l’amènerait à voyager constamment;

    2. La famille immédiate de la défenderesse se trouve au Japon. Aucune preuve au dossier n’étaierait la conclusion du juge selon laquelle la défenderesse a développé des liens quasi-familiaux au Canada;

    3. Les indices d’établissement de la défenderesse retenus par le juge de la citoyenneté doivent être qualifiés de passifs et ne dénoteraient pas un établissement de la défenderesse au Canada;

    4. Le nombre de jours d’absence de la défenderesse du Canada est trop éloigné du nombre minimal de 1095 jours requis par la Loi;

    5. Les multiples jours d’absence du Canada seraient imputables à la nature du travail de la défenderesse et ne relèvent pas d’une situation temporaire;

    6. Les indices passifs mis en preuve ne sont pas probants pour démontrer les liens d’attache de la défenderesse au Canada. Il n’y aurait pas, non plus, de preuve soutenant que les amis et les contacts de la défenderesse vivent au Canada.

 

  • [26] De plus, la partie demanderesse soumet que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en omettant de discuter de la crédibilité de la défenderesse alors que plusieurs contradictions existent. Cette prétention s’appuie sur l’omission de la part de la défenderesse de déclarer, dans sa demande de citoyenneté et dans le deuxième questionnaire sur la résidence, le nombre de jours d’absence occasionnés par son séjour en Italie. La partie demanderesse soutient, par le fait même, que des incohérences existent à l’analyse des factures déposées en preuve par la défenderesse.

 

VIII.  Analyse

  • [27] Il est bien établi par la jurisprudence que le juge de la citoyenneté a le libre choix d’apprécier le concept de « résidence » de trois façons différentes (Mizani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 698; Hao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 46).

 

  • [28] Dans le cas présent, le juge de la citoyenneté a choisi d’appliquer les critères de la décision Koo, au paragraphe 10, afin de déterminer si la défenderesse vivait « régulièrement, normalement ou habituellement » au Canada.

 

  • [29] De plus, même s’il importe de faire preuve de déférence à l’égard de la décision du juge de la citoyenneté, la décision de ce dernier se doit d’être fondée sur une explication défendable qui s’appuie sur la preuve versée au dossier (Paez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 204 au para 12).

 

Critère préliminaire

  • [30] Avant de se pencher sur une éventuelle résidence présumée en fonction des critères de la décision Koo, il est nécessaire de se demander si le candidat à la citoyenneté a établi sa résidence au Canada, et ce, à quel moment. Ce critère préliminaire doit être satisfait, autrement l’analyse préconisée dans la décision Koo n’est guère possible (également, Goudimenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 447).

 

  • [31] Dans le présent cas, le juge de la citoyenneté ne détermine pas la date exacte à partir de laquelle la défenderesse a établi sa résidence au Canada. Par le fait même, il ne tient pas compte des multiples sorties du Canada de la défenderesse comme en témoignent les tampons figurant à son passeport (Dossier du tribunal [DT] aux pp 45 à 70).

 

  • [32] Toutefois, il est possible de déduire que le critère préliminaire à l’analyse de la décision Koo a été appliqué en l’espèce. En effet, le juge de la citoyenneté mentionne, entre autres, dans sa décision, les deux adresses de résidence de la défenderesse, l’emploi qu’elle occupait alors à Montréal de même que la date d’obtention de sa résidence permanente avant de poursuivre son analyse (Décision aux para c, d et e).

 

  • [33] Ces indices permettent donc de déduire, raisonnablement, que le juge de la citoyenneté a tenu compte du critère préliminaire de résidence (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Guettouche, 2011 CF 574 au para 15). Il faut donc poursuivre l’analyse en fonction des six critères de la décision Koo afin de déterminer si la défenderesse a maintenu sa résidence au Canada.

 

1)  Présence physique de la défenderesse au Canada avant le dépôt de la demande de citoyenneté

 

  • [34] Ce critère s’attarde spécifiquement à la présence physique au Canada de l’individu qui demande la citoyenneté, et cela, avant de s’absenter.

  • [35] Or, le juge de la citoyenneté appuie sa conclusion sur le fait que la défenderesse a payé des impôts en 2000, 2001 et 2002 et qu’elle détenait un permis de recherche depuis l’année 2000. Ces documents ne permettent pas de conclure à la présence physique de la défenderesse, requise pour satisfaire le premier critère de la décision Koo.

 

  • [36] La défenderesse s’est absentée 824 jours avant le dépôt de sa demande citoyenneté. Il ressort également de la preuve que la défenderesse voyageait constamment en raison de son emploi (DT à la p 28). Le juge de la citoyenneté aurait dû discuter de ces éléments si directement reliés à la présence physique de la défenderesse. Il ne pouvait répondre valablement à la question autrement et conclure que la défenderesse satisfaisait le premier critère de Koo.

 

2)  Lieu de résidence de la famille immédiate ou étendue

  • [37] Ce facteur a pour objectif de cerner le lieu où le demandeur de la citoyenneté conserve ses attaches familiales. En l’espèce, le juge de la citoyenneté accorde une grande importance à la « quasi-famille » de la défenderesse composée de ses amis sans toutefois se prononcer sur le véritable lieu de résidence de la famille de la défenderesse.

 

  • [38] Or, il apparaît clairement au dossier que la famille de la défenderesse, soit la mère et le frère de cette dernière, réside au Japon (DT à la p 30). Bien que le juge de la citoyenneté reconnaisse que la défenderesse visite les membres de sa famille, il ajoute que ces visites s’effectuent à l’occasion de voyages d’affaires ce qui est contraire à la preuve documentaire (DT à la p 33), la défenderesse ayant explicitement déclaré se rendre au Japon pour des raisons familiales.

 

3)  Forme de la présence physique au Canada

  • [39] Ce critère permet de dresser un portrait qualitatif de la présence au Canada de la candidate à la citoyenneté. Cette dernière fait-elle du Canada son pays ou n’est-elle simplement que de passage?

 

  • [40] Le raisonnement du juge Danièle Tremblay-Lamer dans Paez, ci-dessus, explique :

[18]  Enfin, en ce qui concerne la qualité des attaches avec le Canada, la Cour a été peu disposée à conclure qu'en eux-mêmes les indices "passifs" -- comme la possession de maisons, d'automobiles, de cartes de crédit, de permis de conduire, de comptes en banque, de cartes de bibliothèque, ainsi que la souscription à un régime d'assurance-santé et les déclarations de revenus – montrent suffisamment l'existence d'une attache réelle (Sleiman, précitée, paragraphe 26; Eltom, précitée, paragraphe 25; Canada (Ministre de la Citoyenneté de l'Immigration) c. Xia, 2002 CFPI 453, [2002] A.C.F. no 613 (QL), paragraphe 25). Lorsque l'on doit juger de l'attache, il doit y avoir un certain nombre d'éléments de preuve qui montrent une certaine communication avec la collectivité canadienne ou une explication rationnelle de l'absence de tels éléments de preuve, et non pas simplement des indices passifs [...]

 

  • [41] En l’espèce, le juge de la citoyenneté constate que le Canada est devenu le pays d’adoption de la défenderesse en se basant sur le paiement par la défenderesse de ses impôts, de ses factures à même un compte bancaire canadien, et de son loyer pendant la période de référence de juin 2003 à juin 2007. Pourtant, ces éléments qualifiés de « passifs » par la jurisprudence ne sauraient permettre de déterminer, à eux seuls, que la défenderesse a fait du Canada son pays de résidence.

 

  • [42] Des lacunes importantes existent au sein de la preuve. En effet, quant aux preuves relatives au paiement du loyer, la défenderesse n’a soumis qu’une copie d’un contrat de cession de bail couvrant la période du 1er novembre 2005 au 1ier juillet 2006 (DT à la p 95) de même qu’une attestation de domiciliation pour la période entre septembre 2003 et octobre 2005 (DT à la p 97). Cette dernière preuve est problématique en ce que la défenderesse a déclaré avoir été absente du Canada du 12 septembre 2003 au 19 décembre 2004 et du 23 décembre 2004 au 31 août 2005 (DT à la p 33).

 

  • [43] En ce qui concerne les preuves relatives aux factures sur lesquelles s’appuie le juge de la citoyenneté, l’analyse détaillée révèle qu’elles ne couvrent pas l’intégralité de la période de référence. La preuve révèle plutôt que la défenderesse n’a pas payé de factures de façon continue contrairement à ce que laisse entendre le juge de la citoyenneté (DT aux pp 341 à 407, 408 à 601 et 646 à 752).

 

  • [44] De plus, l’analyse des relevés de transaction du compte bancaire canadien auquel se réfère le juge, met en évidence des transactions effectuées chez des détaillants canadiens le 5 et 6 janvier 2005 et entre le 28 décembre 2005 et le 4 janvier 2006 alors que la défenderesse était absente du Canada, selon sa déclaration (DT aux pp 33, 831-839).

 

  • [45] Ces éléments passifs sont donc insuffisants et peu probants pour étayer la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle la défenderesse satisfait le troisième critère.

 

4)  Étendue des absences physiques

  • [46] Dans la décision Koo, ce facteur est formulé, au paragraphe 10, de la façon suivante :

4)  quelle est l'étendue des absences physiques (lorsqu'il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?

 

  • [47] Le juge de la citoyenneté, ayant reformulé différemment ce facteur d’une manière qui ne tient pas compte de l’absence considérable, ne répond pas directement à la question. En effet, bien qu’il admette que « l’obligation de résidence de 1 095 jours exigés par la Loi demeure » (DT à la p 19), il ne se prononce pas sur l’étendue de l’absence de la défenderesse.

 

  • [48] Le nombre de jours d’absence est un indice important pour déterminer si un individu a véritablement centralisé son existence au Canada. Le juge Yvon Pinard l’exprime ainsi dans l’affaire Abderrahim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1486 :

[7]  Plus particulièrement, je considère que même si le juge de la citoyenneté a erré dans le calcul du nombre de jours d'absence du demandeur (il a mentionné 942 jours), cette erreur est insignifiante, le demandeur lui-même ayant indiqué, dans sa demande de citoyenneté, avoir été absent pendant 864 jours en raison de son travail à l'étranger. Le demandeur n'ayant été présent au Canada que pendant 596 jours pendant la période de référence, il était loin de rencontrer la période de résidence minimale prescrite de 1 095 jours, ce qui était suffisant pour permettre au juge de la citoyenneté de raisonnablement refuser sa demande. [La Cour souligne]

 

  • [49] La défenderesse s’est absentée 824 jours pour une présence physique totalisant 636 jours ce qui est loin du nombre total de 1 095 jours requis par la Loi. En conséquence, le juge de la citoyenneté aurait dû noter que cette situation ne milite pas en faveur de l’octroi de la citoyenneté à la défenderesse.

 

5)  Caractère permanent ou temporaire des absences

  • [50] La partie demanderesse s’attarde, dans son argumentation, à un élément important à savoir la nature des responsabilités professionnelles de la défenderesse l’amenant à voyager constamment. La défenderesse l’a admis elle-même en ces termes dans une lettre adressée au juge de la citoyenneté :

J’eus été invitée à plusieurs reprises entre 2003 et 2005 à venir en Europe pour des séances de travail avec les partenaires sponsor industriels du renom (Telecom Italia, Nokia, Sony, Hitachi, Alcatel, Flat, Lavazza, Mattel, Orange etc.).

 

[...]

 

Pour rester au summum de mon domaine, je continue à travailler en voyage[ant] pour des contrats. Je rend[s] mes services de conseils aux entreprises pour innover sur le marché de téléphones intelligents et les nouvelles technologies de grande consommation comme chef du projet des design d’expérience utilisateur.

 

(DT à la p 40).

 

  • [51] L’examen du questionnaire de résidence rempli par la défenderesse de même que des tampons figurant à son passeport sont à l’effet que la défenderesse voyageait souvent pendant la période de référence notamment en 2004, 2005, 2006 et 2007 (DT aux pp 33 et 43).

 

  • [52] Pourtant, le juge de la citoyenneté ne concentre son analyse que sur le voyage d’études en Italie de la défenderesse effectué entre 2003 et 2005 pour qualifier l’absence temporaire de la défenderesse. Le juge de la citoyenneté justifie cette absence en adoptant la vision suivante :

Elle devient ainsi, comme des centaines et de milliers de Canadiens ou de résidents permanents, la preuve vivante que les Canadiens ont besoin, de nos jours, d’aller à l’étranger pour parfaire leur formation et demeurer compétitifs dans un univers globalisé.

 

[DT à la p 20].

 

  • [53] Par l’adoption de ce point de vue, le juge de la citoyenneté, en plus d’écarter la preuve relative aux autres absences, ne tient pas compte du fait que la défenderesse est candidate à la citoyenneté et doit, en conséquence, se soumettre aux exigences de la Loi (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Ntilivamunda, 2008 CF 1081). Le raisonnement du juge Richard Mosley dans l’affaire Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 47, s’applique en l’espèce :

[22]  Le demandeur a choisi de travailler pour une société qui l'oblige à travailler à son site d'exploitation de mines de diamants en Guinée. Tel que mentionné dans Re Leung (1991), 42 F.T.R. 149, à la page 154, 13 Imm. L.R. (2d) 93, un grand nombre de citoyens canadiens, qu'ils soient nés au Canada ou naturalisés, doivent passer une grande partie de leur temps à l'étranger dans le cadre des activités de leur entreprise, et il s'agit là de leur choix. Cependant, une personne qui veut obtenir la citoyenneté ne dispose pas de la même liberté à cause des dispositions du paragraphe 5(1) de la Loi. [La Cour souligne].

 

  • [54] De plus, dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Chen, 2004 CF 848, le juge Luc Martineau précise :

[10]  Quand les absences sont un mode de vie régulier plutôt qu'un phénomène temporaire, elles indiquent que la vie est partagée entre les deux pays, et non pas un mode de vie centralisé au Canada, comme le prévoit la Loi (Wu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 435 (CanLII), 2003 CFPI 435, [2003] A.C.F. no 639 (1re inst.) (QL)). [La Cour souligne].

 

  • [55] La prise en considération de l’ensemble de la preuve mène à la conclusion que les absences de la défenderesse sont à caractère permanent et non temporaire comme conclu par le juge de la citoyenneté.

 

6)  Qualité des attaches

 

  • [56] Le juge de la citoyenneté conclut que la défenderesse a des liens importants avec le Canada notamment en raison de ses responsabilités professionnelles qui lui permettent de payer des « impôts importants » au Canada (DT à la p 21).

 

  • [57] Or, la preuve au dossier, comme expliqué précédemment, ne permet pas de conclure que la défenderesse « vit et travaille depuis onze années » au Canada (DT à la p 21). La preuve est plutôt à l’effet que la défenderesse s’est absentée souvent au cours des dernières années en raison de son emploi. Dans l’affaire Agha (Re) (1999), 166 FTR 245 [1999] ACF no 577 (QL/Lexis), le juge J. François Lemieux a expliqué que la conclusion de liens avec le Canada doit reposer sur l’examen des absences du candidat à la citoyenneté et la prise en considération d’éléments de preuves pertinents. Il l’exprime ainsi :

[45]  À mon avis, le critère de l'affaire Koo oblige le juge de la citoyenneté à examiner soigneusement la nature, l'objet, la durée des absences physiques du Canada et toutes leurs circonstances afin de déterminer la nature véritable du rapport et des liens du demandeur avec le Canada et son engagement envers celui-ci.

 

[46]  Dans cette perspective, le critère de l'affaire Koo centre l'attention sur les indices importants de résidence au Canada, par opposition aux facteurs moins importants comme le fait de détenir des comptes de banque, de faire des placements, d'effectuer le paiement de loyers (ou d'être propriétaire d'un appartement), de posséder des meubles, de détenir un permis de conduite ou une carte d'assurance-maladie et de produire des déclarations d'impôt sur le revenu. [La Cour souligne].

 

  • [58] Bien que le juge tienne compte de la préférence de la défenderesse envers le Canada, il accorde, ici encore, une grande importance aux qualités de la défenderesse à titre de future citoyenne du Canada comme le démontre le passage suivant de sa décision :

Bref Madame Tazaki est le prototype de « nouveau canadien », que la Canada, le Québec et Montréal attirent du fait du bilinguisme officiel et du multiculturalisme bien vécu dans notre pays. [La Cour souligne].

 

(DT à la p 21).

 

  • [59] Ce faisant, il agit au détriment du principe énoncé par la juge Barbara Reed, de la décision Koo :

[9]  Les requérants doivent tous satisfaire aux mêmes critères, indépendamment de l'opinion du juge quant aux qualités de chacun en tant que citoyen éventuel. La loi doit s'appliquer d'une manière égale à tous.

 

  • [60] Même si la défenderesse est une citoyenne exemplaire du point de vue du juge de la citoyenneté, elle ne satisfait pas, après analyse, les critères établis par la jurisprudence.

 

IX.  Conclusion

  • [61] La méthode d’analyse préconisée dans la décision Koo sert comme guide en défaveur de l’octroi de la citoyenneté à la défenderesse. Pour cette raison, il n’est pas nécessaire davantage de se prononcer sur la crédibilité de la défenderesse comme le soumet la partie demanderesse. La problématique, en l’espèce, en est une davantage relative à l’appréciation de la preuve par le juge de la citoyenneté.

 

  • [62] À la lumière de l’analyse effectuée, il ressort clairement que la décision du juge de la citoyenneté n’était pas raisonnable. L’image de « prototype » que représentait la défenderesse dans l’évaluation du juge semble avoir mené à une analyse qui n’est pas supportée par la preuve au dossier.

 

  • [63] En conséquence, la Cour accueille le présent contrôle judiciaire et renvoie l’affaire, pour examen à nouveau, par un panel différemment constitué.

 


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE le présent contrôle judiciaire et renvoie l’affaire pour examen à nouveau par un panel différemment constitué. Aucune question à certifier.

 

“Michel M.J. Shore”

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-590-11

 

INTITULÉ :  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

c AKEMI TAZAKI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  le 11 octobre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :  LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :  le 18 octobre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Charles Junior Jean

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Charles Unterberg

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

St-Pierre, Maillette, avocats

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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