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Date : 20111021


Dossier : IMM-1855-11

Référence : 2011 CF 1212

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2011

En présence de monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

 

TIGIST DAMTE

 

 

demanderesse

 

 

et

 

 

 

Le MinistrE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’Immigration

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Depuis sept ans, la demanderesse tente sans succès d’obtenir l’asile à titre d’opposante au gouvernement de l’Éthiopie. La dernière manche de cette joute est le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) qu’elle a présentée. Cette décision, rendue le 17 février 2011 en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, fait l’objet du présent contrôle. La demanderesse soutient essentiellement que la décision est déraisonnable en raison d’erreurs fondamentales d’appréciation de la preuve. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je me range sans hésitation à cet argument.

 

[2]               La demanderesse est une Éthiopienne amharique de 42 ans, qui a suivi une formation de graphiste en Allemagne en 1990. Vers le milieu des années 1990, après avoir obtenu son diplôme, elle est rentrée en Éthiopie. Les autorités l’ont alors arrêtée parce qu’elle était membre du Parti révolutionnaire du peuple éthiopien, lequel s’opposait au gouvernement. Elle a été torturée et détenue pendant neuf jours. La demanderesse est ensuite retournée en Allemagne, a terminé ses études supérieures et a déménagé aux États‑Unis, où sa famille s’était réinstallée. L’asile lui ayant été refusé aux États‑Unis, la demanderesse est venue au Canada en 2004 et a demandé l’asile dès son arrivée.

 

[3]               L’historique de la demande d’asile présentée par Mme Damte montre que celle‑ci a fait des efforts diligents pour que sa demande soit comprise et accueillie.

 

[4]               La demande d’asile de la demanderesse est fondée sur deux craintes subjectives et objectives : elle craint de rentrer en Éthiopie en raison de ses opinions politiques supposées et de la forte discrimination fondée sur le sexe pratiquée dans ce pays. En 2006, sur le fondement d’une conclusion défavorable globale quant à la crédibilité de la demanderesse, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile, et la demanderesse n’a pas été autorisée à demander le contrôle judiciaire de cette décision. En 2007, une première demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) s’est soldée par une décision défavorable, et l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de cette décision a également été refusée. En 2009, une deuxième demande d’ERAR et une première demande CH ont été tranchées en défaveur de la demanderesse. La demanderesse a reçu l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision concernant sa demande CH. À l’issue de l’audience, la décision a été annulée et l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision, au motif que l’agente avait fait abstraction d’un élément clé des difficultés invoquées par la demanderesse, à savoir la forte discrimination fondée sur le sexe à laquelle serait exposée la demanderesse si elle devait rentrer en Éthiopie. En février 2011, la deuxième demande CH présentée par la demanderesse a été rejetée. Cette dernière décision fait l’objet du présent contrôle.

 

[5]               La situation de la demanderesse présente une importante particularité. Une fois fixée la date de son renvoi du Canada, après le rejet de sa deuxième demande d’ERAR et de sa première demande CH, et après le rejet de sa requête en sursis, la demanderesse a trouvé asile à l’Église unie de Newtonbrook, où elle reste sans sortir depuis le 13 août 2009. Les principaux éléments de preuve à l’appui de la nouvelle décision concernant la deuxième demande CH de Mme Damte sont des lettres de soutien et d’explication transmises par l’Église et deux rapports produits par le psychiatre qui a évalué la santé mentale actuelle de la demanderesse.

 

[6]               La décision défavorable relative à la demande CH qui fait l’objet du présent contrôle a été rendue conformément aux directives du défendeur, qui vont comme suit :

[traduction] Toute décision CH favorable est une mesure d’exception en réponse à des circonstances particulières. La difficulté de devoir demander un visa de résident permanent hors du Canada serait, dans la plupart des cas, une difficulté inhabituelle et injustifiée non prévue à la Loi ou à son Règlement. La difficulté serait, dans la plupart des cas, le résultat de circonstances échappant au contrôle de la personne. Ou alors, la difficulté aurait des répercussions disproportionnées pour le demandeur, compte tenu des circonstances qui lui sont propres.

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 7; Guide opérationnel IP 5, Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire)

 

 

L’agente qui a rendu la décision a déterminé que la demanderesse ne subirait pas de difficultés inhabituelles et injustifiées si elle rentrait en Éthiopie.

 

I.          Erreurs d’appréciation de la preuve

[7]               À mon avis, la décision est déraisonnable en raison de six erreurs d’appréciation de la preuve susceptibles de contrôle.

 

A. Suppositions quant à l’effet du renvoi sur le mariage de la demanderesse

[8]               En 2005, la demanderesse a rencontré M. Henok Wodaj, un citoyen canadien, alors qu’elle participait aux activités de l’Église évangélique éthiopienne. Ils se sont mariés à l’Église unie de Newtonbrook en juin 2010. M. Wodaj visitait souvent la demanderesse. Récemment, il a accepté un poste à Charlotte, en Caroline du Nord. L’administrateur de l’Église, Carol Crump, a décrit ainsi la relation des deux époux :

[traduction] Tout ce que j’ai pu observer des rapports entre Tigist et Henok révèle une relation d’amour, et non de convenance. Henok est un fiancé dévoué. Il a fait de fréquentes visites à Tigist, et passé le plus de temps possible avec elle dans son refuge. Il semble toujours heureux quand il est ici. Une fois, j’ai vu qu’il lui offrait un énorme bouquet de roses rouges! Quand il lui apportait de nouveaux vêtements, il savait exactement ce qui lui plairait.

 

[...]

 

Il n’y a absolument aucun doute dans mon esprit que Tigist et Henok sont amoureux, et j’espère qu’ils auront toutes les chances de savourer le mariage heureux qu’ils méritent.

 

(Dossier de la demande, p. 317)

 

 

[9]               La demanderesse, son mari, l’administrateur de l’Église et, comme il est décrit ci‑dessous, le psychiatre qui a évalué la santé mentale de la demanderesse ont fourni d’abondants éléments de preuve montrant les difficultés émotionnelles que la demanderesse et son mari avaient éprouvées en raison de leur séparation et de l’épreuve du confinement.

 

[10]           Le mari de la demanderesse exprime l’espoir de préserver son mariage si la demanderesse devait rentrer en Éthiopie :

[traduction] J’ai vécu à Toronto jusqu’au 16 mars 2010. J’ai alors été embauché par une entreprise dénommée SCI, qui m’a placé chez IBM, à Charlotte, en Caroline du Nord, aux États‑Unis, où je travaille actuellement comme analyste de systèmes. J’ai un contrat d’un an. Si je peux renouveler mon contrat, je verrai s’il est possible d’obtenir un poste au Canada dans la même entreprise.

 

[...]

 

J’ai l’intention de parrainer ma femme. J’envisage aussi de l’amener aux États‑Unis si je ne peux être muté au Canada. À l’heure actuelle, c’est un visa TN qui me permet de travailler aux États‑Unis. Si j’obtiens un visa H1B, je pourrai peut‑être parrainer ma femme et la faire venir ici pour vivre avec moi, à Charlotte, jusqu’à la fin de mon contrat.

 

(Affidavit de juin 2010, annexe de la demanderesse, volume 5, p. 894)

 

En ce qui concerne la future viabilité du mariage de la demanderesse dans la vraie vie, l’agente exprime certaines préoccupations et formule aussi une conclusion quant à l’avenir :

[traduction] Henok espère que la demanderesse pourra vivre avec lui aux États‑Unis, mais, si c’est impossible, il cherchera à se faire muter à IBM Canada. Les observations présentées à ce jour ne disent rien des possibilités qu’ils ont à cet égard.

 

[...]

 

Le mari de la demanderesse n’a pas parlé des démarches que sa femme et lui pouvaient faire ni de celles qu’il avait faites pour s’informer à propos du parrainage. Dans sa dernière lettre (non datée, mais soumise en décembre 2010) il écrit qu’il lui est difficile, tant sur le plan émotionnel que financier, de venir visiter sa femme au Canada, mais qu’il espère néanmoins la voir à Noël.

 

Les détails sur les conditions de vie actuelles de la demanderesse révèlent qu’elle vit toujours dans le sous‑sol de l’église. Elle a un endroit pour dormir et pour faire sa toilette, et elle a accès à de la nourriture. La demanderesse affirme ne pas avoir quitté l’église depuis octobre 2009 de peur d’être découverte. Elle parle de ses conditions de vie restrictives et déclare que son état émotif s’est dégradé depuis son mariage. Son mari est venu la voir deux fois, mais ni ses parents ni ses sœurs ne l’ont visitée.

 

[...]

 

Les membres de la famille de la demanderesse sont résidents des États‑Unis. Son mari a un visa américain, et il vit et travaille aux États‑Unis. Il affirme souhaiter que la demanderesse aille vivre avec lui aux États‑Unis, mais n’a pas précisé les démarches qu’il avait faites pour préparer leur avenir ensemble dans ce pays. Il n’a pas dit comment le fait que sa femme obtienne un statut au Canada l’aiderait, lui, à faire en sorte qu’elle puisse vivre aux États‑Unis, ni comment ses difficultés financières ou le fardeau du voyage s’en trouveraient allégés. Dans ses observations, la demanderesse ne dit pas si son mari pourrait ou voudrait la parrainer pour qu’elle vienne vivre au Canada ou aux États‑Unis si elle rentrait en Éthiopie. La demanderesse passe également sous silence le fait qu’elle doit, aux termes des politiques américaines, être résidente permanente du Canada pour pouvoir vivre avec son mari aux États‑Unis. La résidence permanente au Canada ne garantit pas nécessairement l’entrée aux États‑Unis. Le droit international permet de croire que les pays ont le pouvoir de régir leurs propres frontières et leurs lois en matière d’immigration. Même si le mari de la demanderesse soutient qu’il lui avait été difficile de déménager aux États‑Unis et d’être séparé de sa femme, la décision n’était tout de même pas indépendante de sa volonté.

 

[...]

 

Il est raisonnable de croire (en l’absence de preuve du contraire) qu’elle recevrait encore du soutien affectif de son mari et de sa famille dans le cadre d’une relation à distance. Il est aussi raisonnable de croire que toute démarche ou demande faite en vue de la réunion de la demanderesse et de son mari aux États‑Unis suivrait son cours. La preuve n’indique pas qu’il en irait autrement.

 

[...]

 

Je reconnais qu’il est difficile pour des époux d’être séparés, mais si la demanderesse vit cette situation difficile, c’est parce qu’elle a décidé d’épouser un homme qui vivait encore à l’extérieur du Canada.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 10‑19)

 

[11]           Ainsi, tout en reconnaissant les écueils qui devraient être contournés pour que le mariage soit préservé si la demanderesse rentrait en Éthiopie, l’agente a néanmoins conclu qu’il était raisonnable de croire que la demanderesse serait en mesure de poursuivre ses efforts en vue d’obtenir une décision favorable quant à son immigration au Canada et de préserver entre‑temps son mariage. À mon avis, rien dans la preuve n’appuie cette conclusion; il s’agit d’une pure conjecture. Il est également possible de supposer que la demanderesse et son mari ne pourront jamais être réunis, parce que la concrétisation de cet espoir dépend entièrement de leur capacité de se sortir dans un délai raisonnable des méandres des systèmes d’immigration américain et canadien, et que leur mariage finira par se briser.

 

B. Déformation de la preuve psychiatrique

[12]           La demanderesse a fourni à l’agente deux rapports préparés par Dr James Deutsch, psychiatre, qui a évalué sa santé mentale. Le premier rapport fait suite à une rencontre que le psychiatre a eue avec la demanderesse au début de juin 2010, et le deuxième a été rédigé après une évaluation de 45 minutes faite par téléphone six mois plus tard.

 

[13]           Dans le premier rapport, le Dr Deutsch a conclu ceci :

[traduction] Malgré les circonstances éprouvantes de sa vie, Mme Damte se présente comme une personne charitable et généreuse, qui désire être productive, contribuer à la société au Canada et pouvoir obtenir les choses essentielles dans la vie. Sa tentative de maintenir un semblant de normalité est toutefois ponctuée de fréquents épisodes d’extrême anxiété, au cours desquels elle souffre physiquement et est hantée par le souvenir des menaces et de la torture qu’elle a subies en Éthiopie. Sa famille vit en Amérique du Nord. Elle n’a plus de parents proches en Éthiopie. Ils ont tous pu s’enfuir et se mettre en sécurité.

 

Mme Damte présente des symptômes relativement communs chez ceux qui ont vécu des traumatismes physiques et psychologiques, des bouleversements et, de manière prolongée et aiguë, de l’incertitude et une incapacité de planifier l’avenir. Ces symptômes ne révèlent pas nécessairement la présence d’un trouble psychiatrique sous‑jacent, mais ils sont souvent considérés comme une réaction humaine au stress aigu et chronique. Je recommanderais toutefois qu’elle puisse consulter un médecin praticien pour que soit écartée toute possibilité de maladie qui pourrait causer ces symptômes.

 

Si Mme Damte devait rentrer en Éthiopie, sa vie et son intégrité physique seraient menacées, mais elle souffrirait aussi d’une séparation intolérable d’avec tout ce qui compte pour elle. La douleur et le traumatisme psychologiques seraient dévastateurs pour Mme Damte.

 

(Dossier de la demande, p. 321)

 

Après sa deuxième discussion avec la demanderesse, le DDeutsch a formulé de nouvelles observations :

[traduction] À force d’ignorer ce que la vie lui réserve et de ne pouvoir rien contrôler ni planifier, Mme Damte voit son état se dégrader.

 

[...]

 

Tout comme dans le cas bien connu des prisonniers de guerre, elle est confrontée jour après jour à une extrême incertitude. Non seulement la sécurité et la stabilité physiques et psychologiques de Mme Damte sont incertaines, mais elle risque aussi de perdre une relation primaire [avec son mari] et de devoir renoncer à l’avenir chargé de sens auquel elle aspire, comme tout être humain. Elle n’ose espérer. Les symptômes qu’elle décrit, bien qu’ils se soient considérablement aggravés depuis sa première évaluation de juin 2010, témoignent encore d’un mécanisme d’adaptation à une incertitude chronique et à un passé traumatique, et ne semblent pas révéler un trouble mental sous‑jacent. J’estime qu’elle doit obtenir un suivi médical et des soins au besoin, étant donné que ses symptômes peuvent être confondus avec ceux de certains troubles médicaux. Il faut absolument lui offrir du soutien affectif et de la compagnie.

 

 

L’urgence de sa situation s’est aggravée. Il est à espérer que le processus de décision s’accélère pour éviter que la souffrance de Mme Dante n’empire encore.

 

(Dossier de la demande, p. 410)

 

 

[14]           L’agente a exprimé l’opinion suivante sur la qualité de l’évaluation du Dr Deutsch :

[traduction] Il écrit que le retour en Éthiopie serait difficile pour la demanderesse.

 

[...]

 

J’estime que les rapports ont peu de valeur. L’anxiété qu’un retour possible en Éthiopie provoque chez la demanderesse est confondue avec l’anxiété attribuable au confinement qu’elle s’est elle‑même imposé. Néanmoins, aucun traitement ni médicament n’a été recommandé.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 10-11)

 

 

[15]           La demanderesse soutient que l’agente a mal interprété les conclusions du Dr Deutsch. Le psychiatre a déterminé que la demanderesse subirait de la douleur et un traumatisme psychologiques dévastateurs si elle était renvoyée en Éthiopie, tandis que l’agente a conclu, dans sa décision, que la situation serait difficile pour la demanderesse. Je reconnais qu’il s’agit d’une déformation qui constitue une erreur susceptible de contrôle. À mon avis, l’agente a tellement minimisé les résultats de l’évaluation psychiatrique qu’elle a ainsi omis de tenir compte correctement de cet élément de preuve (pour une conclusion semblable, voir De Sousa c MCI, [2008] ACF no 1506, au paragraphe 22).

 

[16]           Le défendeur soutient que, en l’absence d’un diagnostic psychiatrique, une opinion psychiatrique n’est pas clinique et que, pour demeurer dans les limites de l’observation clinique et de l’expertise psychiatrique, le psychiatre doit utiliser seulement des termes cliniques ou des critères objectifs. À mon avis, cet argument ne tient pas compte du but de l’évaluation. Le DDeutsch n’a pas été chargé de poser un diagnostic psychiatrique clinique, mais d’évaluer la santé mentale de la demanderesse en lui parlant et en l’observant. Je rejette la théorie selon laquelle une telle évaluation doit être validée par un diagnostic clinique aux fins de la preuve.

 

 

C. Remise en question de l’expertise du psychiatre et de la méthode qu’il a employée

[17]           Dans le passage de sa décision reproduit ci‑dessous, l’agente exprime comment elle comprend l’intervention du Dr Deutsch :

[traduction] Il écrit qu’un retour en Éthiopie serait difficile pour la demanderesse; or, je constate qu’il n’a pas précisé sur quel élément de preuve objectif il fonde cette croyance. Le DDeutsch n’a pas dit qu’il avait des connaissances particulières sur l’Éthiopie ni une connaissance personnelle de la situation de la demanderesse dans ce pays.

 

[...]

 

Aucun renseignement sur la façon dont l’entrevue s’était déroulée n’a été fourni. De plus, le psychiatre ne dit pas clairement si son évaluation est fondée sur des éléments de preuve autres que les déclarations de la demanderesse.

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 10-11)

 

 

 

[18]           J’estime que l’agente s’est méprise sur le but de l’intervention du Dr Deutsch. Il est clair que les évaluations du Dr Deutsch ont été présentées non pas pour corroborer les faits racontés par la demanderesse relativement à sa crainte objective de rentrer en Éthiopie, mais simplement pour montrer son état d’esprit actuel et sa fragilité dans le contexte de son retour proposé en Éthiopie. Je crois qu’il n’y a absolument aucune raison de mettre en doute la méthode que le Dr Deutsch a appliquée pour former les opinions qu’il a exprimées ou, plus particulièrement, les parties reproduites ci‑dessus. Parce que l’erreur a joué un rôle dans le peu de poids accordé à l’évaluation du Dr Deutsch, j’estime qu’elle est susceptible de contrôle.

 

D. Omission de tenir compte d’éléments de preuve étayant le caractère rationnel de la crainte de rentrer en Éthiopie éprouvée par la demanderesse

[19]           L’agente a fait la déclaration suivante à propos des éléments de preuve ayant trait à l’activisme politique de la demanderesse :

[traduction] Le tribunal a aussi déterminé que rien ne prouvait que les photographies des différents événements avaient été prises ou utilisées par le gouvernement de l’Éthiopie.

 

[...]

 

Bien que je ne sois pas liée par la décision de la SPR, je constate que les lettres concernant l’activisme politique de la demanderesse produites avec la présente demande sont semblables. Elles confirment que la demanderesse est membre de plusieurs organisations éthiopiennes au Canada. Toutefois, l’adhésion en soi ne signifie pas nécessairement que la demanderesse est considérée comme un personne qui joue un rôle actif dans l’organisation dont elle est membre, ses programmes ou son idéologie. Les lettres qui témoignent du profil politique de la demanderesse sont vagues et manquent de détails personnels. En ce qui concerne la situation qui règne en Éthiopie, je préfère me reporter à la preuve documentaire trouvée dans des rapports objectifs sur le pays. Les déclarations portant sur le risque auquel la demanderesse serait exposée si elle était renvoyée en Éthiopie sont générales, hypothétiques et non étayées par des éléments de preuve objectifs.

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 12)

 

 

 

[20]           Pour ce qui est du caractère réel du risque qu’elle courrait à son retour en Éthiopie, la demanderesse a fourni des éléments de preuve appuyant le soupçon largement répandu voulant que les autorités éthiopiennes filment les manifestations anti-gouvernement qui se produisent à l’étranger (dossier de la demande de la demanderesse, p. 94‑136). Je souscris à l’argument selon lequel l’agente devait examiner les éléments de preuve, peu importe la conclusion sur leur fiabilité, pour évaluer correctement la crainte subjective qu’ils avaient provoquée chez la demanderesse. J’estime que l’omission de l’agente de procéder à cet examen constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

E. Conclusion sur les soins de santé en Éthiopie fondée sur une recherche indépendante non notifiée au préalable

[21]           Sur la question de la santé mentale de la demanderesse et des soins qu’elle pourrait recevoir à son retour en Éthiopie, l’agente a examiné des éléments de preuve documentaire obtenus au moyen d’une recherche indépendante. En particulier, l’agente a consulté le document Report on Mental Health System in Ethiopia, publié en 2006 par l’Organisation mondiale de la santé (dossier de la demande de la demanderesse, p. 411), pour tirer ces conclusions de fait précises :

[traduction] L’Éthiopie compte 53 centres de consultation externe en psychiatrie, six établissements offrant des services en milieu hospitalier et un hôpital psychiatrique. Une seule résidence accueille les personnes souffrant de maladie mentale chronique, et plusieurs autres résidences ont des clients atteints de maladie mentale parmi leurs bénéficiaires.

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 17)

 

 

Se fondant sur cette constatation, l’agente a estimé que les soins médicaux, y compris en cas de problèmes de santé mentale, étaient limités mais néanmoins raisonnablement disponibles pour la demanderesse en Éthiopie (motifs de la décision, dossier de la demande, p. 19).

 

[22]           La demanderesse oppose deux arguments à cette opinion : l’agente a manqué aux principes de justice naturelle en se fondant sur des éléments de preuve extrinsèques sans en avoir averti la demanderesse au préalable et sans avoir donné à celle‑ci la possibilité d’y répondre, et l’agente a formulé une opinion non étayée par la preuve. Bien que je ne souscrive pas à l’argument de la justice naturelle parce que l’élément de preuve consulté était un document public disponible avant que la demanderesse ne présente ses observations, je reconnais que l’opinion constitue une conclusion abusive. En réalité, il y a 0,003 psychiatre pour 100 000 habitants en Éthiopie, ce qui équivaut à 22 psychiatres pour 80 millions de personnes. À mon avis, il est impossible de considérer que les soins sont raisonnablement disponibles.

 

F. Défaut de l’agente de déterminer exactement le genre de vie qui attendrait la demanderesse en Éthiopie et de rendre une décision en fonction de cette réalité

[23]           La première décision relative à la demande CH présentée par la demanderesse a été annulée parce que l’agente avait fait abstraction d’un important aspect de la demande : la profonde discrimination fondée sur le sexe pratiquée en Éthiopie. Dans la présente affaire, l’agente devait se pencher sur les résultats avérés de cette discrimination : la pauvreté, la violence, l’impuissance et le désespoir que vivent les femmes.

 

[24]           Selon moi, bien que la discrimination soit reconnue, sa profondeur et ses effets établis par la preuve ne sont ni décrits, ni appliqués équitablement et fidèlement dans la décision faisant l’objet du contrôle. J’estime que les déclarations faites sur de petites avancées, reproduites ci‑dessous, ne tiennent absolument pas compte des éléments de preuve voulant que la souffrance soit fermement ancrée dans la réalité des femmes en Éthiopie :

[traduction] À Amhara, à Addis Ababa et à Oromia, Pathfinder offre de la formation et des ressources à des associations de femmes en vue de permettre aux membres de gagner un revenu indépendant et de développer leurs compétences en affaires. Grâce à ces programmes, plus de 2 400 femmes ont entamé une formation en gestion de petite entreprise. Des participantes ont appris à produire et à commercialiser des légumes et des produits horticoles, à faire de l’élevage et de la poterie, à gérer des restaurants et des salons de thé, ainsi qu’à ramasser et à recycler les déchets. Les femmes forment leurs propres groupes d’épargne et de crédit, se soutenant les unes les autres à mesure qu’elles développent leurs compétences et remboursent leurs emprunts. Six cents participantes ont reçu des prêts financés par un fonds renouvelable dans la région d’Oromia, tandis que des travailleuses du sexe ont lancé de petites entreprises dans une autre industrie, comme les 500 d’entre elles qui ramassent du bois de chauffage [...] Une jeune fille peut rapidement voir son avenir sous un tout autre angle devant la possibilité de finir ses études secondaires, voire d’aller à l’université, plutôt que d’épouser cet homme plus âgé qu’elle n’a jamais rencontré. Elle peut gagner elle-même sa vie et, enfin, choisir son mari.

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 14)

 

 

[25]           Il convient de commenter la façon dont l’agente a examiné la preuve de discrimination et formulé sa décision sur ce point. Dans sa décision, l’agente s’exprime ainsi :

[traduction] L’examen de la preuve documentaire révèle que la situation en Éthiopie n’est pas idéale. Le traitement réservé aux femmes dans ce pays soulève certaines préoccupations. Néanmoins, la demanderesse n’est pas nommée dans les documents, et les renseignements fournis ne montrent pas que la demanderesse se trouve dans une situation semblable. La preuve n’indique pas que la demanderesse s’attendrait à retourner dans une région rurale du pays ni qu’elle n’est pas instruite. La demanderesse n’a pas dit (pas plus que la preuve ne l’a indiqué) que le problème de la mutilation génitale des femmes touchait les femmes de son âge ni qu’elle subissait de la violence conjugale. La demanderesse ne doit pas seulement montrer que la discrimination sévit en Éthiopie, elle doit aussi montrer comment la discrimination la soumettrait personnellement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[...]

 

Même s’il pourrait être difficile pour la demanderesse de trouver du travail dans son domaine en Éthiopie, je ne suis pas convaincue qu’il s’agisse là d’une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive. Il est raisonnable de croire (en l’absence de preuve du contraire) qu’elle recevrait encore du soutien affectif de son mari et de sa famille dans le cadre d’une relation à distance. Il est aussi raisonnable de croire que toute démarche ou demande faite en vue de la réunion de la demanderesse et de son mari aux États‑Unis suivrait son cours. La preuve n’indique pas qu’il en irait autrement.

 

La demanderesse pourrait éprouver des difficultés en Éthiopie en raison de son séjour prolongé à l’étranger, de sa réticence à chercher un emploi en dehors de son champ d’études et de l’absence de famille et d’amis en Éthiopie. Toutefois, ses propres antécédents nous indiquent qu’elle a déjà affronté des difficultés semblables dans le passé et qu’elle a su s’adapter. À un jeune âge, elle a quitté son foyer pour aller étudier en Tchécoslovaquie et en Allemagne sans famille, sans amis et sans emploi. Elle a quitté l’Allemagne pour les États‑Unis, où elle a trouvé du travail. Elle a ensuite quitté famille et amis pour s’établir au Canada, où elle n’avait ni famille ni amis.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 18)

 

 

[26]           À mon avis, ces déclarations font fi de la réalité dépeinte dans la preuve, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle. Les conclusions euphémiques selon lesquelles la situation en Éthiopie n’est « pas idéale » et qu’il « pourrait être difficile » pour la demanderesse de trouver du travail obnubilent la vérité : à son retour en Éthiopie, la demanderesse sera une femme dysfonctionnelle, confrontée à de la discrimination fondée sur le sexe solidement ancrée dans la culture, et dépourvue de stratégie d’adaptation viable. De surcroît, en se fondant sur l’adaptabilité passée de la demanderesse, l’agente a certainement négligé la preuve médicale et le piètre état de santé mentale actuel de la demanderesse.

 

III.       Conclusion

[27]           La Cour suprême a établi le critère de la décision raisonnable dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

J’estime que la décision visée par le présent contrôle est déraisonnable parce que des erreurs d’appréciation de la preuve la rendent indéfendable au regard des faits.

 

IV.       Observations finales

[28]           Même si elles ne font pas partie des motifs pour lesquels la décision visée par le contrôle est annulée, j’ai deux observations à faire sur les grandes lignes de la présente demande.

 

A. Remise en question des intentions que nourrissait l’Église en accordant l’asile à la demanderesse

[29]           La demanderesse a produit deux lettres à l’appui de sa demande, l’une de l’administrateur de l’Église et l’autre du révérend de l’Église unie de Newtonbrook, attestant qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire devrait être accordée à la demanderesse.

 

[30]           Dans sa lettre, le révérend Allan Baker s’exprime ainsi :

[traduction] Depuis longtemps, l’Église unie de Newtonbrook répond avec dévouement et sensibilité aux besoins sociaux de sa communauté immédiate et élargie. Quand des logements à prix abordable ont été démolis sur la rue Yonge pour faire place à une tour de condominiums à prix élevés, nous avons offert le parc de stationnement de notre congrégation afin de permettre la construction de 53 unités de logement abordable.

 

[...]

 

Plus récemment, ces dix dernières années, nous avons d’abord commencé à répondre aux besoins des affamés et des sans‑abri dans le cadre de notre programme « Out of the Cold », mais maintenant, nous offrons toute l’année de l’aide à ceux qui ont moins de chance que nous.

 

[...]

 

C’est dans ce contexte que nous avons appris la tragédie de Mme Tigist Damte, dont la demande d’asile avait été rejetée. Nous avons étudié sa situation plus en détail, et senti que Mme Damte devait avoir une possibilité juste et raisonnable de faire réexaminer son cas. Nous croyons encore qu’il s’agit d’une question de justice. Mais que pouvions-nous faire pour lui apporter une aide valable?

 

C’était une situation nouvelle pour notre congrégation. À quoi pouvions-nous nous engager et pour combien de temps? Nous avons vite découvert que nous avions peur de l’inconnu... et que cette peur n’était pas fondée. Ayant appris à connaître, à respecter et à aimer Tigist, nous apprécions maintenant sa chaleur et sa personnalité, et toutes les contributions qu’elle a apportées à la vie et au travail de l’Église unie de Newtonbrook ces derniers mois. Nous hébergeons Tigist depuis novembre 2009. Confinée dans notre église, elle s’est mise à participer à de nombreuses facettes de la vie et du travail de notre congrégation. Elle assiste régulièrement au culte du dimanche matin, et participe activement comme bénévole à nos portes ouvertes du mercredi en servant des repas à nos hôtes. Les tâches faisant l’objet d’une rotation, Tigist aide à maints égards et intervient discrètement mais efficacement au besoin – c’est une bonne joueuse d’équipe. Elle a noué de solides amitiés avec plusieurs membres de la congrégation, y compris avec mon épouse et moi‑même.

 

[...]

 

Tigist Damte est une femme qui, d’après mon expérience, peut établir de saines relations, faire profiter les autres de ses compétences, s’occuper des marginaux et contribuer efficacement à notre communauté de bien des façons. Sa présence a certainement enrichi notre congrégation. Tigist est une bénédiction pour ceux qui la connaissent.

 

(Dossier de la demande, p. 315-316)

 

 

 

[31]           L’agente a reconnu que la communauté de l’Église ne prenait pas son engagement à la légère, et que la demanderesse était la première personne à qui l’Église avait donné asile. Cependant, l’agente a remis en question les intentions de l’Église :

[traduction] L’Église est intervenue parce qu’elle croit qu’il s’agit d’une question de justice. Aucun détail n’a été fourni sur ce qui a mené l’Église à s’intéresser à la demanderesse ou à sa situation. Un guide à l’intention des ministres du culte luthériens et anglicans qui envisagent d’accorder l’asile a été produit, mais pas la procédure observée par l’Église unie (et plus particulièrement l’Église unie de Newtonbrook).

 

[...]

 

Les éléments de preuve produits par la congrégation de l’Église unie de Newtonbrook ne révèlent pas comment la congrégation a déterminé que la demanderesse avait besoin d’un asile [...] Les éléments de preuve ne révèlent pas non plus si la congrégation s’est fondée sur autre chose que les déclarations de la demanderesse pour prendre une décision. Il est impossible de savoir, à la lumière des documents présentés, si la question de justice soulevée par l’Église est fondée sur la situation personnelle de la demanderesse ou si elle s’inscrit dans le vaste mandat de l’Église. La congrégation de l’Église n’a pas défini expressément la question de justice.

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 9)

 

[32]           Il semble que l’agente se soit préoccupée avant tout de l’expression explicite des motifs qui avaient poussé l’Église à accorder l’asile à la demanderesse et que cette préoccupation ait empêché l’agente de voir l’évidence : l’Église a accordé l’asile à la demanderesse par compassion et par humanité, pour le bien de la demanderesse. Cette évidence lui ayant échappé, l’agente n’a pas été impressionnée par le point de vue réfléchi de l’Église sur les faits concernant la situation de la demanderesse. Sans nul doute, l’agente n’était pas tenue de se laisser convaincre par le point de vue de l’Église quand elle a pris la décision faisant l’objet du présent contrôle, mais elle n’avait pas non plus à remettre en question le soin et l’attention avec lesquels l’Église avait traité la demanderesse.

 

B. Crédibilité de la décision quant à la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[33]           Les directives du défendeur en ce qui concerne les décisions d’ordre humanitaire ont été acceptées par la juge L’Heureux-Dubé en tant que point de départ raisonnable de l’analyse dans Baker c Canada (MCI), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 72 et 74 :

Les directives révèlent ce que le ministre considère comme une décision d’ordre humanitaire, et elles sont très utiles à notre Cour pour décider si les motifs de l’agent Lorenz sont valables [...] Les directives sont une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir conféré par l’article, et le fait que cette décision était contraire aux directives est d’une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice déraisonnable du pouvoir en matière humanitaire.

 

[...]

 

Même s’il faut faire preuve de retenue dans le contrôle judiciaire de décisions rendues par les agents d’immigration en vertu du par. 114(2), ces décisions ne doivent pas être maintenues quand elles résultent d’une démarche ou sont elles‑mêmes en conflit avec des valeurs humanitaires. Les directives du ministre elles-mêmes soutiennent cette approche.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Il convient de répéter les directives du ministre qui ont été appliquées, déjà présentées au paragraphe 6 ci‑dessus :

[traduction] Toute décision CH favorable est une mesure d’exception en réponse à des circonstances particulières. La difficulté de devoir demander un visa de résident permanent hors du Canada serait, dans la plupart des cas, une difficulté inhabituelle et injustifiée non prévue à la Loi ou à son Règlement. La difficulté serait, dans la plupart des cas, le résultat de circonstances échappant au contrôle de la personne. Ou alors, la difficulté aurait des répercussions disproportionnées pour le demandeur, compte tenu des circonstances qui lui sont propres.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Les directives prévoient donc une évaluation subjective et une évaluation objective de la difficulté : la difficulté inhabituelle requiert seulement une analyse objective, tandis que la difficulté injustifiée ayant des répercussions disproportionnées requiert une analyse objective et une analyse subjective. Pour faire une analyse subjective, il faut examiner les faits selon le point de vue du demandeur d’asile. En particulier, pour analyser si les répercussions seraient disproportionnées, le décideur doit comprendre ce qu’une personne affronterait, physiquement et mentalement, si elle était forcée de quitter le Canada. À mon avis, pour être crédible en se prononçant sur ces questions essentielles, le décideur doit, en apparence et en réalité, faire preuve de compassion.

 

[34]           La compassion passe par l’empathie. Pour être empathique, le décideur doit se mettre dans la peau du demandeur d’asile et se poser la question suivante : comment me sentirais-je si j’étais à sa place? Le décideur doit formuler sa réponse en écoutant son cœur aussi bien que son esprit analytique.

 

[35]           En ce qui concerne la difficulté injustifiée, il semble qu’un trait marquant de la décision défavorable rendue dans la présente demande est la conclusion selon laquelle la difficulté est justifiée :

[traduction] Elle a fait le choix de demeurer au Canada dans ces circonstances.

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 11)

 

La demanderesse pourrait avoir des difficultés en Éthiopie en raison de son séjour prolongé à l’étranger, de sa réticence à chercher un emploi en dehors de son champ d’études et de l’absence de famille et d’amis en Éthiopie.

 

[...]

 

Elle a ensuite quitté famille et amis pour s’établir au Canada, où elle n’avait ni famille ni amis.

 

[...]

 

[...] il est permis de croire que la décision de rester au Canada après ce temps dépendait d’elle. Il est également permis de croire que le geste inhabituel de chercher l’asile dans une église dépendait d’elle.

 

[...]

 

Je reconnais qu’il est difficile pour des époux d’être séparés, mais si la demanderesse vit cette situation difficile, c’est parce qu’elle a décidé d’épouser un homme qui vivait encore à l’extérieur du Canada.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 18‑19)

 

 

Rien n’indique que l’agente ait tenté d’examiner les décisions prises par la demanderesse du point de vue de celle‑ci avant de tirer des conclusions défavorables à la demande de dispense. Par exemple, l’Église a accordé l’asile à la demanderesse parce qu’il était « juste » que la demanderesse puisse rester au Canada en attendant l’issue de sa demande CH. La question à se poser est la suivante : était-il raisonnable pour la demanderesse d’accepter l’asile que lui offrait l’Église étant donné sa crainte de rentrer en Éthiopie? Une évaluation empreinte de compassion se serait soldée par une réponse affirmative. Cette question cruciale n’a pas été abordée.

 

[36]           En ce qui concerne la difficulté ayant des répercussions disproportionnées, le décideur doit répondre à la question suivante : si j’étais à la place de cette personne, comment me sentirais-je au moment où s’ouvre la porte de l’avion qui me ramène dans le pays dont je me suis enfui? En l’espèce, la question devient celle‑ci : à mon arrivée Éthiopie, comment me sentirais-je en tant que femme appauvrie d’âge moyen, mentalement instable, paralysée par une peur dévorante, qui rentre dans un pays où règne un contexte politique, social et économique punitif et où les soins de santé mentale sont à peu près inexistants, qui se retrouve sans le soutien de sa famille ou de son mari, sans travail, sans possibilité d’obtenir un emploi utile, sans foyer et, en définitive, sans avenir? Une compassion sincère pousserait le décideur à ne pas laisser la demanderesse faire le premier pas. Rien n’indique en l’espèce qu’une analyse crédible a été faite pour voir si les répercussions étaient démesurées.


 

ORDONNANCE

 

Pour les motifs qui précèdent, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent CH pour nouvelle décision.

 

Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.

 


 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1855-11

 

INTITULÉ :                                       TIGIST DAMTE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               12 octobre  2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE CAMPBELL

 

DATE :                                               21 octobre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Hilary Evans Cameron

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nina Chandy

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Downtown Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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