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 Date : 20111118


Dossier : T-871-10

Référence : 2011 CF 1327

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 novembre 2011

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

 

MONICA AGARD, SABINA BROUWERS, SHIRAZ ISMAIL, NORMAN MURRY,

HALA SALEH, PIETRO VALENTYNE, JESSICA YATEMAN ET AL

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               Les demandeurs de la présente demande de contrôle judiciaire sont tous des fonctionnaires fédéraux travaillant comme agents de gestion des cas (AGC) à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR). Selon le régime de classification des employés de la fonction publique fédérale, les AGC sont classés au niveau PM‑01. Depuis au moins 2002, ils se battent pour obtenir la reclassification à la hausse de leur poste.

 

[2]               Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs sollicitent l’annulation de la décision que M. Simon Coakeley, secrétaire général de la CISR, a rendue à titre d’administrateur général de la CISR. Dans cette décision portant la date du 11 mai 2010, M. Coakeley a accepté la recommandation d’un comité de règlement des griefs de classification (le CRGC), selon laquelle la classification du poste des demandeurs (et d’autres fonctionnaires) devait rester au niveau PM‑01.

 

II.        Les questions en litige

 

[3]               Bien que, au départ, les demandeurs aient soulevé un certain nombre de questions, une seule d’entre elles a fait l’objet de débats devant moi, et elle consiste à décider s’il y a lieu d’annuler la décision au motif que la nomination de M. Jean‑Claude Pelchat au CRGC et les actions qu’il a posées à titre de président de ce comité suscitent une crainte raisonnable de partialité.

 

[4]               Si je conclus que la présence de M. Pelchat au sein du CRGC ou que les actions qu’il a posées à titre de membre du CRGC suscitent une crainte raisonnable de partialité, il s’ensuivra que la décision de ce dernier était viciée, et l’affaire sera renvoyée devant un comité de règlement des griefs de classification différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur le dossier.

 

III.       Le contexte

 

[5]               Les employés de la fonction publique sont rémunérés en fonction de la classification de leur poste. La classification des employés de la fonction publique comporte deux étapes : l’établissement d’une description de travail qui définit la nature de l’emploi, et la classification, qui dépend de la description de travail. La première étape consiste à définir les fonctions du poste, et la deuxième étape, à évaluer les divers éléments de la description de travail au moyen d’un éventail varié d’éléments de comparaison et de points de repère. Le grief présenté en l’espèce porte sur la partie du processus ayant trait à la classification.

 

[6]               La description de travail et l’évaluation comparative prévue à l’étape de la classification peuvent donner lieu à des différends, et de fait, des différends surviennent. Dans l’affaire qui nous intéresse ici, un comité de classification constitué par l’employeur dans le but d’évaluer les postes d’AGC a estimé, dans une décision rendue vers le mois de septembre 2005 (la décision de classification), que les postes d’AGC devaient être classifiés au niveau PM‑01. D’après l’affidavit souscrit par M. Jonathan Salois et dont le contenu n’est pas contesté, 86 AGC (y compris les demandeurs) ont présenté des griefs à titre individuel à l’encontre de la décision de classification, attaquant tant la description de travail que la classification des postes. Le dossier des griefs relatifs à la classification a été mis en suspens pour permettre le règlement des griefs portant sur la description de travail.

 

[7]               Les griefs relatifs à la description de travail des postes d’AGC ont été traités et finalement réglés (laissant toutefois les demandeurs insatisfaits) en conformité avec le Processus de règlement des griefs de relation de travail. Le 17 décembre 2007, le président de la CISR a rendu une décision au dernier palier (la réponse au grief) qu’il a communiquée à chacun des plaignants. L’agent négociateur des demandeurs a décidé de ne pas renvoyer le grief relatif à la description de travail du poste d’AGC à l’arbitrage suivant la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 2 [la LRTFP]. La description de travail est alors devenue « définitive et obligatoire » (en application des paragraphe 209(1) et (2) et de l’article 214 de la LRTFP) et le traitement du grief concernant la classification même pouvait commencer.

 

[8]               Les griefs relatifs à la classification sont traités conformément à la Politique sur les griefs de classification [la Politique] du Conseil du Trésor.

 

[9]               La composition du comité de règlement des griefs de classification est prévue à l’Appendice B - Traitement d’un grief de classification de la Politique et à la section V.C de la Procédure du règlement des griefs de classification [la Procédure] du Conseil du Trésor. Ces documents prévoient que le comité de règlement des griefs de classification doit être formé des personnes suivantes :

 

1.                  un président qui est un spécialiste accrédité en classification;

 

2.                  un agent des griefs du Secrétariat du Conseil du Trésor (sauf quelques exceptions);

 

3.                  une personne du ministère ou de l’extérieur, de préférence un gestionnaire hiérarchique, qui possède une certaine expérience de l’application de la norme ou des normes utilisée(s), et qui connaît le genre de travail qui fait l’objet du grief.

 

[10]           La Politique et la Procédure prévoient que tous les membres du comité doivent répondre aux critères suivants :

 

·                    ne pas avoir participé à la mesure de classification visée par le grief;

·                    ne pas superviser le poste en question, ni être en éventuel conflit d’intérêts;

·                    bien connaître les techniques de classification et être en mesure d’appliquer la (les) norme(s) de classification pertinente(s).

 

(Ces documents peuvent être consultés aux adresses suivantes :

 

http://www.tbs-sct.gc.ca/pol/doc-fra.aspx?id=12099&section=text#appB

 

http://www.tbs-sct.gc.ca/gui/prog-fra.asp).

 

[11]           Pour l’étude des trois griefs en cause, le CRGC était formé des trois membres suivants :

 

·                    M. Pelchat, gestionnaire principal du projet de classification pour la CISR;

 

·                    M. Dennis Boyd, chef, classification et organisation, Service administratif des tribunaux judiciaires;

 

·                    Mme Angela MacQuarrie, analyste, griefs de classification, Secrétariat du Conseil du Trésor.

 

[12]           Le CRGC a tenu audience au sujet des griefs de classification le 17 décembre 2009 et le 11 février 2010.

 

IV.       Analyse

 

[13]           Les demandeurs allèguent que l’expérience du président du CRGC et ses actions suscitent une crainte raisonnable de partialité. Cette allégation semble reposer sur deux arguments :

 

1.                  le CRGC a fait preuve de [traduction] « fermeture d’esprit » quant aux arguments qu’ils ont présentés dans le cadre du différend relatif au contenu de la description de travail;

 

2.                  la séparation entre le CRGC et l’employeur n’était pas suffisante, étant donné que son président, M. Pelchat, travaillait sur des dossiers se rapportant à la classification en vertu d’un contrat de sous‑traitance à l’époque de la classification du poste d’AGC. De l’avis des demandeurs, M. Pelchat [traduction] « a développé un intérêt pour les questions de classification concernant la CISR et […] s’est placé dans une situation qui le liait étroitement à l’employeur sur les plans financier et organisationnel ».

 

[14]           Le critère de la crainte raisonnable de partialité, qui est bien établi dans la jurisprudence, est énoncé de façon constante en ces termes, issus des motifs dissidents du juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, à la page 394, 68 DLR (3d) 716 [Committee for Justice] :

[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

 

 

[15]           On peut aisément écarter la première allégation, selon laquelle M. Pelchat aurait fait montre de [traduction] « fermeture d’esprit » à l’endroit des arguments des plaignants relativement au contenu de la description de travail. Le défaut du CRGC de réexaminer la question de la nature de l’emploi ne peut donner lieu à une crainte raisonnable de partialité pour la simple raison que le CRGC n’avait ni l’obligation, ni l’autorisation de procéder au réexamen de cette question. Suivant l’article 214 de la LRTFP, les décisions rendues en décembre 2007 sur les griefs relatifs à la description de travail étaient définitives et obligatoires. L’article 214 est ainsi libellé :

Sauf dans le cas du grief individuel qui peut être renvoyé à l’arbitrage au titre de l’article 209, la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable en la matière est définitive et obligatoire et aucune autre mesure ne peut être prise sous le régime de la présente loi à l’égard du grief en cause.

If an individual grievance has been presented up to and including the final level in the grievance process and it is not one that under section 209 may be referred to adjudication, the decision on the grievance taken at the final level in the grievance process is final and binding for all purposes of this Act and no further action under this Act may be taken on it.

 

[16]           La seconde partie de l’allégation de partialité porte plus particulièrement sur les fonctions que le président, M. Pelchat, a exercées précédemment pour le compte de la CISR dans le domaine de la dotation. Ainsi que l’ont reconnu les demandeurs, le fait que M. Pelchat a occupé d’autres fonctions à la CISR ne mène pas forcément à la conclusion qu’il manque d'impartialité ou qu’il se trouve en situation de conflit d’intérêts (voir, par ex. Bande indienne Wewaykum c Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 RCS 259 [Wewaykum]).

 

[17]           Comme l’a confirmé la Cour suprême dans l’arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 RCS 146, le législateur n’a pas voulu que la procédure de règlement des griefs soit indépendante de l’employeur. La Politique du Conseil du trésor est également révélatrice. À l’Appendice B – Traitement d’un grief de classification, à la partie intitulée « Comité de griefs », la Politique prévoit que « [l]orsque le grief a trait à un poste pour lequel le ministère détient le pouvoir de classification, un spécialiste accrédité en classification (habituellement du ministère où le grief a eu lieu) doit présider le comité […] » [non souligné dans l’original]. Ainsi, la Politique prévoit la possibilité qu’un lien quelconque existe entre le président et le poste visé par le grief.

 

[18]           Afin d’évaluer si la participation antérieure de M. Pelchat au dossier est telle qu’elle puisse susciter une crainte de partialité, je m’en remets au témoignage qu’il livré dans son affidavit et qui n’est pas contesté. Dans cet affidavit, M. Pelchat déclare que depuis 2003, il travaille pour la CISR en qualité soit d’expert‑conseil, soit d’employé occasionnel ou nommé pour une durée déterminée, précisant qu’à l’époque de l'audition du grief de classification, il occupait le poste de gestionnaire principal du projet de classification en vertu d’un contrat de travail à durée déterminée. Il ajoute qu’en 2005, il était expert‑conseil au sein d’une entreprise qui avait conclu un contrat avec la CISR et qu’il avait pris part à l’examen de postes choisis dans le cadre de la stratégie de classification. M. Pelchat affirme que jamais on ne lui a demandé de travailler sur la description de travail de l’AGC ou de se prononcer au sujet du poste d’AGC. En outre, ce n’est qu’à l’été 2008 qu’il est devenu employé de la CISR.

 

[19]           Les demandeurs allèguent que le travail effectué par M. Pelchat à titre de sous-traitant s’inscrivait dans le cadre d’un vaste examen systémique entrepris par la CISR et comportant l’évaluation du poste d’AGC, de sorte qu’il était forcément au fait, dans une certaine mesure, de ce dossier. Or, cet argument est problématique puisque je ne dispose d’aucun élément de preuve en ce sens. M. Pelchat n’a pas été interrogé au sujet de son affidavit et, à défaut de preuve contraire, ses déclarations doivent être considérées comme véridiques. Rien ne donne à perser que le travail effectué par M. Pelchat sur d’autres examens de classification a faussé son appréciation à l’égard des postes d’AGC. En outre, ni la Politique ni la Procédure ne semblent interdire ce genre de situation, puisqu’elles se limitent à préciser que les membres du comité ne doivent pas avoir participé « à la mesure de classification visée par le grief ». (Procédure, précitée, section V.C, alinéa 2a)) [non souligné dans l’original].

 

[20]           Les allégations de partialité des demandeurs semblent reposer sur [traduction] l’« intérêt [de M. Pelchat] pour les questions de classification concernant la CISR » et sur le fait qu’il a été rémunéré par la CISR pour le travail qu’il a effectué dans ce domaine, que ce soit à titre d’employé ou de sous-traitant. Les demandeurs n’ont pas précisé en quoi consistait le soi-disant conflit d’intérêts concernant M. Pelchat et il ne ressort pas de la preuve qu’un tel conflit a existé. En outre, le fait que les membres du comité soient tenus de bien connaître les techniques de classification et d’être en mesure d’appliquer les normes de classification pertinentes donne à penser que le lien allégué par les demandeurs n’est pas une source de conflit d’intérêts.

 

[21]           Dans le même ordre d’idées, si les demandeurs allèguent que M. Pelchat a un intérêt financier entraînant un parti pris, ils ne semblent pas prétendre qu’il ait quelque intérêt financier que ce soit dans l’issue de leur grief. Les faits qu’ils présentent semblent plutôt donner à penser que M. Pelchat à un intérêt financier à travailler pour la CISR. Cela ne suffit certes pas à faire craindre pour son impartialité.

 

[22]           En conclusion, je m’appuie sur les enseignements de la Cour suprême, qui rappelle que la crainte de partialité doit reposer sur des motifs sérieux (voir Wewaykum, précité, au paragraphe 76, où la Cour suprême souscrit aux commentaires du juge de Grandpré dans Committee for Justice, précité, à la page 395). Dans l’affaire qui m’est soumise, je ne puis conclure que les motifs sont sérieux. En dépit de sa grande compétence en matière de classification et du fait qu’il connaisse bien l’organisation de la CISR, M. Pelchat n’a jamais travaillé directement sur les postes d’AGC. Autrement dit, pour reprendre la formulation du critère applicable à la crainte de partialité, une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, ne croirait pas, selon toute vraisemblance, que M. Pelchat, consciemment ou non, ne rendrait pas une décision juste.

 

[23]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

[24]           Les parties ont convenu que, quelle que soit l’issue de la cause, les dépens de l’affaire devaient être fixés à 4500 $. J’estime qu’il s’agit d’un montant raisonnable.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

 

1.                  la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

2.                  le défendeur a droit aux dépens, lesquels sont fixés à 4500 $, débours et taxes inclus.

 

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-871-10

 

INTITULÉ :                                       AGARD et al. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 15 NOVEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 18 NOVEMBRE 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yavar Hameed

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Richard Fader

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hameed & Farrokhzad

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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