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Date : 20111129


Dossier : IMM-1579-11

Référence : 2011 CF 1378

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Scott

 

 

ENTRE :

 

SHELIA LEWIS

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               Shelia Lewis (la demanderesse) sollicite le contrôle judiciaire de la décision du commissaire Joel Bousfield (le commissaire), de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission). Dans cette décision, qui est datée du 28 janvier 2011, la Commission conclut que la demanderesse n'a ni la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [la LIPR].

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

II.        Les faits

 

[3]               La demanderesse est née le 19 janvier 1950, à Mustique (Saint-Vincent). Elle a fui son pays d'origine et est arrivée au Canada le 13 juillet 2005. En 2010, elle a demandé l'asile.

 

[4]               La demanderesse craint de retourner à Saint-Vincent, où vit son ex‑conjoint de fait, Ed Johnson [Johnson], un homme violent. Dans son formulaire de renseignements personnels [FRP], elle a déclaré qu'au cours de leur relation Johnson lui donnait des coups de poing et la giflait en présence de ses enfants et menaçait de la tuer si elle ne lui obéissait pas. La demanderesse a également mentionné qu'elle ne pouvait pas revendiquer ses droits sans être battue. À l'audience tenue devant la Commission, elle a déclaré que Johnson demande encore aux membres de sa famille quand elle reviendra au pays, car il souhaite lui faire du mal.

 

[5]               La dernière fois que la demanderesse a tenté de demander l'aide de la police, c'était en 2003, deux ans environ avant de prendre la fuite pour le Canada. À l'audience, elle a déclaré qu'il lui était possible de communiquer avec la police pour obtenir une protection à Saint-Vincent mais que, dans le passé, quand elle l'avait fait, la police avait simplement essayé d'atténuer les tensions. Après l'intervention de la police, la violence se poursuivait.

 

 

III.       Les dispositions législative applicables

 

[6]               Les articles 96 et 97, l'alinéa 108(1)e) et le paragraphe 108(4) de la LIPR sont libellés ainsi :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

 

 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Rejet

 

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

[…]

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

 

[…]

 

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

 

IV.       Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

 

A.        Les questions en litige

 

1.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la demanderesse bénéficie d'une protection de l'État adéquate?

 

2.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur en examinant le retard à présenter une demande d'asile, sans tenir compte de l'exception visée au paragraphe 108(4)?

 

B.        La norme de contrôle applicable

 

[7]               Les questions relatives à la protection de l'État comportent des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit. Elles ont trait au poids relatif que l'on accorde aux éléments de preuve, à l'interprétation et à l'évaluation de ces éléments de preuve, ainsi qu'à la question de savoir si la Commission, pour arriver à sa décision, a pris convenablement en compte la totalité des éléments de preuve produits (Hippolyte c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 82).

 

[8]               Dans le même ordre d'idées, les questions relatives à l'application de l'alinéa 108(1)e) et du paragraphe 108(4) sont des conclusions mixtes de fait et de droit (S. A. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 344, au paragraphe 22).

 

[9]               Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12).

 

V.        Les observations des parties

 

A.        Les observations de la demanderesse

 

[10]           La demanderesse invoque plusieurs arguments fondés sur les Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe (ci‑après appelées les « Directives concernant la persécution fondée sur le sexe »), relativement à l'analyse concernant la protection de l'État. Elle conteste également plusieurs conclusions tirées dans la décision.

 

[11]           Finalement, la demanderesse soutient que la Commission n'a pas tenu compte des exigences prévues au paragraphe 108(4) de la LIPR.

 

[12]           La demanderesse invoque la décision Rose c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 537 [Rose], dont elle cite le paragraphe 5 :

La Commission n'a tiré aucune conclusion concernant la crédibilité de la demanderesse. En l'absence de conclusion négative sur la crédibilité, on peut soutenir que la Commission a accepté que les traitements infligés à la demanderesse étaient [traduction] « effroyables et horribles ». En conséquence, la Commission a commis une erreur en omettant d'examiner s'il y avait « des raisons impérieuses », tenant à des traitements antérieurs subis à Saint-Vincent qui permettraient à la demanderesse de se prévaloir de la dérogation mentionnée au paragraphe 108(4).

[Souligné par la demanderesse.]

 

[13]           La demanderesse soutient que la Commission a omis d'examiner sa situation dans son ensemble, de même que d'autres circonstances atténuantes qui peuvent expliquer pourquoi elle a tardé à présenter une demande d'asile (Myle c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 871).

 

[14]           La demanderesse allègue que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a déclaré qu'elle ne peut pas réfuter la présomption d'une protection de l'État en affirmant sa réticence subjective à solliciter cette protection, ou en disant douter que celle‑ci sera efficace, sans l'avoir éprouvée d'une manière suffisante (voir la décision, au paragraphe 13). Cela, ajoute‑t‑elle, ne cadre pas avec un passage ultérieur qui figure dans le même paragraphe : « [...] [j']ajouterais par ailleurs que la demandeure d'asile a déclaré que les policiers avaient déployé certains efforts lorsqu'elle avait porté plainte dans le passé ».

 

[15]           D’après la demanderesse, la Commission a souscrit à son témoignage selon lequel, à plusieurs occasions dans le passé, elle avait sollicité la protection de la police, mais que la crainte subjective que lui inspirait la personne qui la persécutait était toujours présente et que les mesures prises par la police n'étaient pas efficaces pour mettre fin à la violence. La demanderesse invoque la décision Franklyn c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1249 [Franklin], pour montrer que le critère minimal servant à établir l'incapacité de l'État à protéger ses citoyens devrait être moins exigeant. Elle soutient que les expériences négatives qu'elle a eues dans le passé lorsqu'elle a fait appel à la police ainsi que l'incapacité de cette dernière à assurer une protection de l'État efficace sont telles qu'elle satisfait à ce critère moins exigeant.

 

[16]           La demanderesse est d’avis qu’en ce qui concerne la protection de l’État la Commission a appliqué un mauvais critère juridique en omettant de traiter de la question de la disponibilité d'une protection adéquate pour elle-même, à Saint-Vincent, citant à cet égard la décision Woods c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 446, aux paragraphes 45 et 46 [Woods] :

Je conviens avec la Commission que l’État de Saint-Vincent n’est pas tenu d’assurer une protection parfaite, mais, à mon avis, la Commission n’explique aucunement sur le plan de la preuve ou de la jurisprudence pourquoi, en l’espèce, l’existence d’une action limitée de la police entraîne que la présomption de la protection adéquate demeure intacte même en présence d’une preuve claire et convaincante établissant que cette action n’a pas dissuadé le prédateur et que les demanderesses seront soumises exactement à la même violence de la part du même homme si elles sont renvoyées. [Souligné par la demanderesse.]

 

[17]           La demanderesse déclare que Saint-Vincent n'était ni disposé à assurer une protection adéquate, ni en mesure de le faire. La Commission a admis que la demanderesse avait porté plainte à plusieurs reprises à la police mais que ses efforts avaient tous été vains et que la violence s'était poursuivie. Selon les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, les décideurs sont tenus d’examiner la preuve montrant que le pays d'origine ne voulait pas ou ne pouvait pas assurer une protection contre la persécution fondée sur le sexe (Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, sous la rubrique « C. Questions relatives à la preuve », au paragraphe 2).

 

[18]           S’appuyant sur les décisions Cuffy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (1996), 121 FTR 81 [Cuffy], et Kraitman c Canada (Secrétaire d'État), (1994), 81 FTR 64, aux paragraphes 71 et 72 (1re inst.) [Kraitman], décision citée dans Cuffy), la demanderesse soutient que l'État a décidé de ne pas lui offrir une protection, ce qui revient à dire qu'il est incapable de le faire.

 

[19]           La demanderesse invoque également la décision N. K. c Canada (Solliciteur général) (1995), 107 FTR 25, au paragraphe 38 (1re inst.) (décision citée dans Cuffy), pour faire valoir que, vu l'inaction antérieure de la police, il est possible qu'elle hésiterait à solliciter une protection de l'État dans l'avenir, ce qui l'exposerait donc à un risque additionnel de persécution. Cela montre, soutient-elle, que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a dit : « [...] il n'est pas objectivement déraisonnable de conclure que la demandeure d'asile est désormais en mesure de porter plainte aux autorités policières de Saint-Vincent, et qu'elle serait capable de le faire si elle devait y retourner [...] » (voir la décision, au paragraphe 14).

 

[20]           La demanderesse prétend que la Commission a omis de traiter entièrement des aspects négatifs des rapports portant sur la situation à Saint-Vincent et qu'elle n'y a fait référence qu'en déclarant brièvement que les rapports se contredisent. Dans la présente affaire, l'analyse de la Commission n'a été faite que pour la forme et n'a pas porté de manière détaillée et objective sur la situation dans le pays, ainsi qu’il est exigé dans la décision Alexander c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 1305, au paragraphe 5 [Alexander]. La demanderesse se fonde également sur la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 FTR 35, à l'appui de la thèse selon laquelle plus les renseignements non analysés sont importants, plus la Cour peut être disposée à juger qu'une conclusion a été tirée sans égard pour la preuve.

 

[21]           La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur pour ce qui est du fardeau de preuve qu'elle lui a imposé en rapport avec la protection de l'État et de la preuve documentaire qu'elle a produite. La Commission a énuméré plusieurs mesures positives que le gouvernement de Saint-Vincent a mises en œuvre, mais sans analyser si ces mesures seraient efficaces pour la demanderesse, comme le prescrivent les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Ces dernières (à la rubrique « C. Questions relatives à la preuve », au paragraphe 3) exigent que la Commission examine sous l'angle de la demanderesse si les changements dans la situation d'un pays seront suffisamment importants pour atténuer la crainte qu'elle éprouve. À l'appui de cette thèse, la demanderesse se fonde sur la décision Codogan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 739, au paragraphe 32 [Codogan].

 

[22]           En vertu de l'alinéa 108(1)e) de la LIPR, la Commission n'a pas le pouvoir discrétionnaire d'accorder aux demandeurs la qualité de personne à protéger si elle conclut que les raisons pour lesquelles cette protection est demandée n'existent plus. De l’avis du défendeur, il incombe aux demandeurs de faire la preuve qu'il existe des « raisons impérieuses » pour ne pas solliciter la protection de l'État. En l'espèce, il était loisible à la Commission de conclure que la demanderesse n'avait pas présenté de raisons impérieuses pour lesquelles elle devrait bénéficier de l'exception.

 

B.                 Les observations du défendeur

 

[23]           En ce qui concerne la protection de l'État, le défendeur soutient que la Commission a appliqué correctement le droit car la demanderesse n'a pas établi clairement que l'État ne peut pas la protéger. Le commissaire a reconnu dans ses motifs les incidents dont la demanderesse a fait état. Mais, d’après le défendeur, la demanderesse n'a pas prouvé de manière claire et convaincante que la police de Saint-Vincent ne l'a pas protégée. Selon le défendeur, le commissaire n'a pas commis une erreur susceptible de contrôle car, au vu du peu d'éléments qui lui avaient été soumis, il a tiré la seule conclusion qui était raisonnable.

 

[24]           À l'audience, l'avocate du défendeur a fait remarquer au profit de la Cour que les décisions que la demanderesse avait citées se distinguaient de la présente affaire. La majorité des décisions que la demanderesse a invoquées à l'appui de sa position selon laquelle l'État de Saint-Vincent ne peut pas la protéger étaient des affaires de violence conjugale survenues à Saint-Vincent. Le défendeur a souligné que dans plusieurs de ces décisions, soit Franklin, Woods, Cuffy, Codogan et Alexander, précitées; Samuel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 762; YoungCanada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 637, et RichardsonCanada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 1009, les faits en cause étaient nettement différents de ceux dont il était question en l'espèce, et ces décisions n'étaient donc pas applicables.

 

[25]           Pour ce qui est de l'application des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, le défendeur soutient que le commissaire a reconnu qu'elles s'appliquaient en l'espèce, et qu'il les a bel et bien appliquées correctement. Il rejette l'allégation de la demanderesse selon laquelle le commissaire n'a pas appliqué les Directives dans la présente affaire, faisant remarquer que ces directives ne remédient pas au fait de ne pas fournir des preuves suffisantes.

 

[26]           Enfin, pour ce qui est de l'application de l'alinéa 108(1)e) de la LIPR, le défendeur signale que, en l'espèce, la Commission n'a pas commis d'erreur car il n'existe aucune raison impérieuse.

 

[27]           Le défendeur soutient par ailleurs que la demanderesse a mal interprété l'analyse que la Commission a faite au sujet du temps durant lequel elle a été éloignée de la situation qu'elle vivait à Saint-Vincent. La Commission n'a pas laissé entendre que la demanderesse avait tardé à demander l'asile, mais plutôt qu'elle n'avait pas établi que le risque allégué de violence conjugale était toujours présent. Le défendeur estime qu'il s'agit là d'une conclusion raisonnable car la demanderesse n'a pas prouvé de manière convaincante que la menace de violence conjugale était toujours valable.

 

VI.       Analyse

 

1.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la demanderesse bénéficie d'une protection de l'État adéquate?

 

[28]           Selon la demanderesse, la Commission s'est contredite au paragraphe 13 de la décision. La Cour ne souscrit pas à cette allégation. La Commission déclare que la demanderesse n'a pas éprouvé récemment l'existence d'une protection de l'État à Saint-Vincent et que, quand elle l'a fait dans le passé, la police s'était efforcée de la protéger. Il n'y a pas de contradiction dans une telle conclusion.

 

[29]           Le point fondamental sur lequel les parties ne s'entendent pas dans la présente demande est de savoir si la demanderesse a obtenu l'attention de la police quand elle a porté plainte dans le passé, et s'il existe une preuve étayant sa prétention selon laquelle l'État, par l'intermédiaire de sa force policière, est capable de la protéger efficacement. Dans son mémoire, la demanderesse soutient qu'elle a bel et bien sollicité la protection de la police, mais qu'elle a jugé cette protection inadéquate. D'où sa position selon laquelle Saint-Vincent n'est pas apte ou disposé à la protéger.

 

[30]           La Commission a conclu que la demanderesse était crédible pour ce qui était de la violence conjugale qu’elle avait subie aux mains de Johnson, son ex-conjoint de fait, mais elle n’était pas d’accord avec la demanderesse pour dire que l’État de Saint-Vincent ne pouvait pas la protéger adéquatement.

 

[31]           La Commission a fondé en fait sa décision sur la conclusion selon laquelle la demanderesse avait sollicité une protection dans le passé et que la police était intervenue. La transcription de l'audience révèle – et ceci ressort clairement des réponses données – que la demanderesse a déclaré qu'elle pouvait solliciter la protection de la police si elle retournait à Saint-Vincent. Cependant, ces réponses ne disent pas clairement ce que la police a fait quand elle est intervenue dans le passé (voir les pages 93 et 94 du dossier du tribunal).

                        [traduction]

 

Le commissaire :        … Et la police à Saint-Vincent, pensez-vous que vous pourriez obtenir d’elle une protection?

La demandeure :        Je le pourrais. Je le pourrais.

Le commissaire :        Très bien. Avez-vous jamais porté plainte à la police à Saint-Vincent au sujet de votre ex-conjoint de fait?

La demandeure :        Oui, je l'ai fait.

Le commissaire :        Et que s’est-il passé?

La demandeure :        Rien ne s’est passé.

Le commissaire :        Très bien; a-t-elle fait quoi que ce soit pour vous?

La demandeure :        Elle a essayé d'atténuer les tensions, comme n'importe qui d'autre le ferait, mais la violence a quand même continué.

Le commissaire :        Fort bien. Elle est donc bel et bien intervenue, c'est ce que vous dites?

La demandeure :        Ouais.

 

[32]           Cette preuve établit que la police est intervenue à plusieurs reprises pendant et avant 2003 quand la demanderesse a fait appel à elle, mais que les interventions n'ont pas été efficaces pour mettre fin à la violence.

 

[33]           Le défendeur a soutenu plusieurs fois que la demanderesse n'avait pas prouvé de manière convaincante que les interventions de la police étaient inadéquates. À défaut d'une preuve quelconque, allègue-t-il, les décisions Woods, Franklyn, Cuffy, Kraitman et N. K., précitées, ne sont pas pertinentes. Toutes ces décisions, dit-il, se fondent sur une preuve évidente, présentée par la partie demanderesse, au sujet de l’inefficacité de la police. La décision Woods, précitée, est fondée aussi sur la conclusion selon laquelle la demanderesse, à son retour, continuerait d'être victime de violence de la part de la même personne.

 

[34]           La demanderesse s’appuie sur le fait que la Commission a admis qu'elle était victime de violence de la part de M. Johnson, ainsi que sur l'absence d'une conclusion défavorable quant à sa crédibilité. La demanderesse soutient indirectement qu’en l’absence d’une telle conclusion la Commission aurait dû souscrire à toutes ses affirmations.

 

[35]           La Cour convient avec le défendeur qu’en l'espèce l'analyse qu’a faite la Commission au sujet de la disponibilité d'une protection de l'État était raisonnable. La demanderesse a eu manifestement des difficultés à s'exprimer clairement et convenablement à l'audience, dans son FPR et dans son affidavit, mais la preuve qui aurait permis de réfuter la présomption d'une protection de l'État n'a pas été soumise à la Commission.

 

[36]           La commission n'a pas conclu que quelque argument de la demanderesse n'était pas crédible. Elle a admis que la demanderesse avait été victime de violence, mais la preuve ne montrait pas clairement dans quelle mesure la protection de la police avait été adéquate quand la demanderesse avait fait appel à elle. Si l'on se fie à l'extrait précité de la transcription de l'audience, il n'était pas déraisonnable que la Commission conclue que, d'après les réponses de la demanderesse, la police avait bel et bien tenté de l'aider quand elle l’avait demandé.

 

[37]           La Cour convient avec le défendeur que, à défaut d'un effondrement complet de l'appareil étatique, il est présumé qu'un État est en mesure de protéger ses citoyens. Il faut réfuter cette présomption en confirmant « d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection » (Canada (Procureur général) Ward, [1993] 2 RCS 689, au paragraphe 50 [Ward]). Dans l'arrêt Ward, la Cour décrit également de quelle façon un demandeur peut réfuter la présomption :

[…] Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. En l'absence d'une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. […]

 

[38]           La Cour conclut que l'absence de preuves est le principal obstacle auquel se heurte la demanderesse. La décision Franklyn se distingue de l'espèce car, dans cette affaire, la Commission avait en main une preuve évidente que la police avait refusé de protéger la demanderesse qui, du fait de sa sexualité, était victime de violence. Dans le même ordre d'idées, la décision Woods, précitée, se distingue de l'espèce parce que la Commission avait en main une preuve évidente que Saint-Vincent avait été incapable de protéger les demandeurs contre des actes de harcèlement et d'agression répétés. Le défendeur a aussi, avec raison, distingué de l'espèce les décisions Cuffy, Kraitman et N. K., précitées, à cause du manque de preuves claires dans la présente affaire que la police avait été inefficace pour ce qui était d'aider la demanderesse.

 

[39]           En ce qui concerne les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, la Cour conclut que la demanderesse n'est pas parvenue non plus à faire valoir de manière convaincante que ces directives n'ont pas été suivies ou observées dans la décision. Elle soutient que la Commission n'a pas analysé si des améliorations de la situation auraient une incidence sur les circonstances particulières de la demanderesse. Cependant, tous les extraits cités de la documentation relative à la situation dans le pays que l'on trouve dans la décision sont directement liés à la violence conjugale, ce qui dénote que la Commission a clairement considéré que les renseignements s'appliqueraient à la situation de la demanderesse.

 

[40]           Le défendeur n'a pas cité de décisions dans lesquelles les demandeurs se trouvaient dans une « situation semblable » à celle de la demanderesse, sauf pour ce qui est de la décision Peter c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 778, une affaire récente dans laquelle le juge O’Keefe a conclu qu'une analyse relative à la protection de l'État à Saint-Vincent était raisonnable. Cependant, les autres affaires mentionnées ne sont pas analogues à la présente.

 

[41]           En résumé, la demanderesse n'a pas montré que l'analyse de la Commission à propos de la protection de l'État à Saint-Vincent était déraisonnable. Le principal facteur est que l'on n'a pas soumis à la Commission une preuve claire qui réfuterait la présomption d'une protection de l'État ou qui donnerait à penser que cette présomption ne devrait pas exister, à cause d'une inaction antérieure, comme cela a été le cas dans les affaires Franklyn et Woods, précitées.

 

2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en examinant le retard à présenter une demande d'asile, sans tenir compte de l'exception visée au paragraphe 108(4)?

 

[42]           Tant la demanderesse que le défendeur ont mal interprété le sens de l'alinéa 108(1)e) et du paragraphe 108(4). Le défendeur semble dire que la Commission a examiné l'application de l'alinéa 108(1)e) et a ensuite conclu que la demanderesse n'avait pas présenté de raisons impérieuses aux termes du paragraphe 108(4). Comme rien n’est dit dans la décision sur l'applicabilité de cette disposition, la Cour conclut qu'il s'agit là d'une pure conjecture de la part du défendeur.

 

[43]           La décision Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 635, au paragraphe 5, est le précédent qui fait autorité. Il y est dit que l'alinéa 108(1)e) ne s'applique que dans les cas où le décideur a conclu que la personne avait une demande du statut de réfugié valide pour cause de persécution. Ce décideur doit ensuite conclure que la cause de cette persécution a disparu. À ce stade, il peut prendre en considération le paragraphe 108(4) et « [...] évaluer si la nature des expériences du demandeur dans l'ancien pays était à ce point épouvantable que l'on ne devrait pas s'attendre à ce qu'il ou elle rentre dans son pays et se réclame de la protection de l'État ».

 

[44]           La décision Rose, précitée, au paragraphe 3, est à distinguer de l'espèce car, dans cette affaire‑là, le décideur avait conclu très clairement que « [l’]attitude des politiciens envers la violence familiale à Saint-Vincent a changé et les efforts se poursuivent afin de maîtriser ce problème répandu ».

 

[45]           En l'espèce, la Commission n'a pas conclu qu'elle se fondait sur des changements survenus dans la situation du pays ou sur le fait que l'agresseur de la demanderesse - Johnson - n’était plus une menace, pas plus qu'elle n'a conclu que la demanderesse avait une demande d'asile valide. Il est clair aux yeux de la Cour que l'alinéa 108(1)e) ne s'applique pas.

 

[46]           La Commission n'a pas rendu sa décision en ayant à l’esprit l'alinéa 108(1)e), pas plus qu'elle n'a rendu une décision qui pouvait correspondre au critère relatif à l'application de cette disposition. Par conséquent, la demanderesse n'avait pas droit à une exception à son application fondée sur le paragraphe 108(4).

 

[47]           La demanderesse a aussi présenté des arguments concernant le temps qu’elle avait mis pour demander l'asile, mais la Commission n'a pas tiré de conclusion sur ce point de manière explicite ou implicite. Ces arguments ne sont donc pas pertinents.

 

 

VII.     Conclusion

 

[48]           La Commission n'a pas commis d'erreur en concluant que la demanderesse bénéficie d'une protection de l'État adéquate à Saint-Vincent, et elle n'a donc pas la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger. La conclusion de la Commission sur la protection de l'État était raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE comme suit :

1.                  la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  il n'y a pas de question de portée générale à certifier.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1579-11

 

INTITULÉ :                                       SHEILA LEWIS

                                                            c

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 23 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 29 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Tricia Simon

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Idiko Erdei

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Tricia Simon

Avocate

Toronto (Ontario)

 

 

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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