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Date : 20111201

Dossier : T-569-11

Référence : 2011 CF 1398

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2011

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

 

TRACEY PATTERSON

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               La demanderesse, Mme Tracey Patterson, est à l’emploi de la défenderesse, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC ou l’Agence) depuis 1989. Le 12 novembre 2010, elle a posé sa candidature à deux postes différents à l’ARC. Chacun de ces postes requérait de la demanderesse qu’elle démontre une expérience d’au moins 24 mois au cours des cinq dernières années. La demanderesse a été éliminée des deux concours parce qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences minimales en matière d’expérience pour l’emploi. Pour évaluer son expérience, l’ARC a compté ses deux congés de maternité au titre de son « expérience », mais non son congé non payé de plus de trois ans pour obligations familiales. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse sollicite l’annulation des deux décisions prises au stade de la présélection.

 

[2]               La demanderesse a déposé deux demandes de contrôle judiciaire (dossiers de la Cour no T‑569‑11 et T‑570‑11). Par une ordonnance datée du 11 avril 2011, les deux demandes ont été réunies.

 

II.        La question en litige

 

[3]               La question clé soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est la suivante :

 

L’ARC a-t-elle commis une erreur en ne traitant pas le congé pour obligations familiales de la demanderesse de la même manière que son congé de maternité, c’est‑à‑dire comme un congé protégé par la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H‑6 [la LCDP ou la Loi)]. En d’autres mots, l’exigence de l’ARC ayant trait à une [traduction] « expérience récente et vaste » a‑t‑elle annihilé les chances d’emploi de la demanderesse en raison de sa situation de famille ou de son sexe?

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu qu’il convenait de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

 

III.       Le contexte

 

[5]               Comme il a été indiqué, la demanderesse a été éliminée de deux concours différents; il s’agissait des processus de sélection 2010‑9708‑ONT‑1263‑3154 (poste MG‑05) et 2010‑9651‑ONT‑1263‑3137 (poste SP‑08). Les responsabilités professionnelles étaient différentes pour chaque poste, mais les deux concours requéraient une [traduction] « expérience récente et vaste » définie comme suit :

[traduction] [L]’étendue de l’expérience qui serait normalement associée à l’exécution de ces tâches à titre de fonctions professionnelles principales pendant une période d’au moins 24 mois au cours des cinq dernières années.

 

[6]               En conformité avec la convention collective, la demanderesse avait pris un congé de maternité du 4 mai 2005 au 3 mai 2006, puis un congé pour obligations familiales du mois de mai 2006 au mois d’octobre 2009. Ces absences signifiaient que, dans les cinq ans ayant précédé les concours (de novembre 2005 à novembre 2010), elle ne répondait pas à l’exigence relative à l’expérience de 24 mois.

 

[7]               Dans des courriels datés du 25 novembre 2010, pour le poste MG‑05, et du 22 décembre 2010, la demanderesse a été informée que sa candidature ne serait plus considérée dans le cadre du processus de sélection pour chacun des postes parce qu’elle ne répondait pas à l’exigence relative à l’expérience. En d’autres mots, la demanderesse a été éliminée des deux concours sans même qu’on ait évalué ses autres qualifications.

 

[8]               L’ARC, à titre d’employeur distinct au sein de la fonction publique, a établi un certain nombre de politiques et de directives qui lui sont propres. Selon l’une d’elles – la « Directive sur les recours en matière d’évaluation et de dotation – 31 janvier 2008 » (la directive en matière de dotation) –, le seul recours dont peuvent se prévaloir les employés de l’ARC dont les candidatures sont rejetées lors de la présélection, ou de l’examen des conditions préalables, est une demande de rétroaction individuelle.

 

[9]               La rétroaction individuelle comporte un entretien entre le candidat ou employé et la personne autorisée responsable du processus de sélection. La rétroaction individuelle permet au candidat ou à l’employé d’exposer ses préoccupations quant à son évaluation ou à son traitement dans le cadre du processus de sélection interne et doit lui permettre d’obtenir les renseignements utiles pour la poursuite de sa carrière (la directive en matière de dotation, page 2).

 

[10]           Le seul motif de recours lors d’une rétroaction individuelle est que « le candidat/employé a fait l’objet d’un traitement arbitraire ». Le terme « arbitraire » est défini comme suit :

De manière irraisonnée ou faite capricieusement; pas faite ou prise selon la raison ou le jugement; non basée sur le raisonnement ou une politique établie; n’étant pas le résultat d’un raisonnement appliqué aux considérations pertinentes; discriminatoire (c’est-à-dire, selon les motifs de distinction illicite énoncés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne).

 

[11]           En l’espèce, la demanderesse a sollicité une rétroaction individuelle relativement à chacun des postes pour lesquels elle a été éliminée à l’étape de la présélection. La décision de l’éliminer a été confirmée dans deux décisions distinctes. Les détails du processus ayant conduit à la séance de rétroaction et à ses résultats sont exposés ci-dessous pour chaque concours.

 

A.        MG-05

 

[12]           Pour le poste MG‑05, on a demandé à la demanderesse de fournir davantage de renseignements sur ses périodes de congé. Après avoir reçu ces renseignements, le 18 novembre 2010, un membre du jury de sélection pour le concours MG-05 a consulté le centre d’expertise pour le renouvellement du personnel de l’ARC pour la région de l’Ontario (le CE) concernant le point suivant :

[traduction] Selon ce que je comprends, puisque [la demanderesse] a approuvé le congé, je ne devrais pas tenir compte des quatre ans du 4 mai 2005 au 13 octobre 2009 [le congé pour obligations familiales] ainsi que du 16 juin 2003 au 12 octobre 2004 [congé de maternité et de maladie] et faire remonter son expérience à 2002 pour compenser pour ce congé. Est-ce bien cela?

 

[13]           La réponse du CE, donnée dans un courriel, était la suivante :

[traduction] Comme les congés de maternité sont protégés par la Loi canadienne sur les droits de la personne, on ne peut les traiter de la même manière que d’autres congés lorsque l’on considère la question de savoir si une candidate satisfait à l’exigence relative à l’expérience. Les gestionnaires/jurys doivent ne tenir aucun compte de la période du congé de maternité et appliquer une autre méthode pour déterminer si la candidate satisfait au critère de l’expérience. Cependant, cela ne s’applique pas aux congés pour les soins et l’éducation d’enfants d’âge préscolaire. Par conséquent, je tiendrais compte des 24 mois d’expérience cumulative de la candidate depuis 2003.

 

 

[14]           Le 25 novembre 2010, la demanderesse a été informée qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences en matière d’expérience et qu’on ne poursuivrait pas l’examen de sa demande.

 

[15]           Le 1er décembre 2010, la demanderesse a sollicité une rétroaction individuelle. Le 3 décembre 2010, une séance de rétroaction individuelle avec la demanderesse a été tenue. Le résumé de la rétroaction individuelle, daté du 3 décembre 2010, contient les déclarations suivantes :

[traduction]

Kandi a expliqué à Tracey qu’elle avait été éliminée du processus parce qu’elle ne répondait pas aux critères relatifs à l’expérience pour ce processus. Elle lui a en outre expliqué que le jury avait prolongé d’un an la période durant laquelle elle devait démontrer l’expérience requise, de cinq ans à six ans, pour tenir compte de l’année du congé de maternité prise par Tracey en 2003‑2004.

 

Tracey a posé une question sur le congé pour les soins et [l’éducation] d’enfants d’âge préscolaire et Kandy a dit que les RH nous avaient informés que le jury n’accorderait de mesure d’accommodement que pour le congé de maternité conformément aux lignes de conduite de l’ARC en matière de congé de maternité.

 

[16]           Il ressort clairement des notes relatives à la séance de rétroaction individuelle ainsi que du courriel du CE que la décision d’exclure la demanderesse du concours reposait sur le fait qu’elle ne satisfaisait pas au critère de l’expérience. Comme l’indique le courriel du CE, la raison de cette conclusion est que l’ARC a pris une mesure d’accommodement pour la période de son congé de maternité, mais n’a ni pris une telle mesure ni accordé un crédit à l’égard de son congé pour raisons familiales, étant donné que celui‑ci n’est pas protégé en vertu de la LCDP. Le résumé de la rétroaction individuelle a rendu définitive la décision d’éliminer, au stade de la présélection, la demanderesse du processus et lui a donné le droit de déposer la présente demande de contrôle judiciaire.

 

B.         SP-08

 

[17]           Le processus pour le poste SP-08 était très similaire. Dans ce cas, on a toutefois permis à la demanderesse de subir un examen – qu’elle a réussi – apparemment avant qu’on découvre le « problème » relatif à son expérience. Le 18 novembre 2010, un membre du jury de sélection pour le concours SP‑08 a posé la question suivante au CE :

[traduction]

La candidate est retournée au travail en 2009 après avoir pris un long congé (de maternité et parental) et elle a en conséquence moins que 24 mois d’expérience au cours des cinq dernières années.

 

Que devrions-nous faire dans un tel cas?

 

[18]           La réponse du CE, donnée dans un courriel, était rédigée comme suit :

[traduction] Comme les congés de maternité sont protégés par la Loi canadienne sur les droits de la personne, on ne peut les traiter de la même manière que d’autres congés lorsque l’on examine la question de savoir si une candidate satisfait à l’exigence relative à l’expérience. Les gestionnaires/jurys doivent ne tenir aucun compte de la durée du congé de maternité et appliquer une autre méthode pour déterminer si la candidate satisfait au critère de l’expérience. Dans le cas présent, vous pouvez compter 24 mois d’expérience au cours des six dernières années.

 

[19]           Dans un courriel daté du 22 décembre 2010, la demanderesse a été informée qu’elle ne satisfaisait pas aux conditions touchant l’expérience et qu’on ne poursuivrait pas l’examen de sa candidature.

 

[20]           La demanderesse a sollicité une rétroaction individuelle le 22 décembre 2010. Le 19 janvier 2011, une séance de rétroaction individuelle avec la demanderesse a eu lieu. Le résumé de la rétroaction individuelle comportait les déclarations suivantes :

[traduction]

Elle voulait savoir pourquoi on lui avait permis de subir l’examen si elle n’avait pas les qualifications. [...]

 

Nous lui avons expliqué que nous étions soumis à des échéances très strictes. Nous lui avons donné la possibilité de subir l’examen, pendant que nous vérifiions son expérience.

 

[21]           Il ressort clairement des notes relatives à la séance de rétroaction individuelle ainsi que du courriel du CE que la décision d’exclure la demanderesse du concours reposait sur le fait qu’elle ne satisfaisait pas au critère de l’expérience. Comme l’indique le courriel du CE, la raison de cette conclusion est que l’ARC a pris une mesure d’accommodement pour la période de son congé de maternité, mais n’a ni pris une telle mesure ni accordé un crédit à l’égard de son congé pour raisons familiales, étant donné que celui‑ci n’est pas protégé en vertu de la LCDP. Le résumé de la rétroaction individuelle a rendu définitive la décision d’éliminer, au stade de la présélection, la demanderesse du processus et lui a donné le droit de déposer la présente demande de contrôle judiciaire.

 

IV.       Le régime législatif

 

[22]           La question dont je suis saisie concerne l’application de certaines dispositions de la LCDP. Le texte intégral des dispositions pertinentes est reproduit à l’annexe des présents motifs.

 

[23]           En termes simples, l’alinéa 7b) de la Loi énonce que le fait de défavoriser en cours d’emploi un individu constitue un acte discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction illicite. L’alinéa 10a) de la Loi prévoit que le fait de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite constitue un acte discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus.

 

[24]           Selon l’article 3 de la LCDP, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

 

[25]           En vertu de l’article 15, des exigences professionnelles justifiées peuvent ne pas constituer des motifs de discrimination illicite s’il est établi que « les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne […] constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité ».

 

V.        La norme de contrôle applicable

 

[26]           Les parties ne sont pas d’accord sur la norme de contrôle applicable en l’espèce. Selon la demanderesse, cette norme est celle de la décision correcte, tandis que, selon le défendeur, la décision devrait être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable.

 

[27]           Les observations de l’ARC sur la norme de contrôle reposent sur sa prémisse selon laquelle la question que les agents de dotation devaient trancher était simplement celle de savoir si la demanderesse satisfaisait aux conditions préalables pour les deux postes de l’ARC. Selon l’ARC, il s’agit d’une question de fait qui est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable, comme dans Anderson c Canada (Agence des douanes et du revenu), 2003 CFPI 667, 234 FTR 227, conf. par 2004 CAF 126, 129 ACWS (3d) 1140 [Anderson], et dans Tran c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 1010, [2011] ACF no 1236 [Tran].

 

[28]           Le problème que pose la thèse de l’ARC est qu’elle énonce mal la question dont la Cour est saisie dans la présente demande de contrôle judiciaire. Dans Anderson et Tran, la Cour avait à statuer sur des questions de fait – plus précisément, elle devait chercher à savoir si l’expérience que les demandeurs prétendaient avoir satisfaisait aux exigences énoncées dans le concours. Les litiges portaient principalement sur l’évaluation qualitative de l’expérience antérieure. Or, ce n’est pas la question dont je suis saisie.

 

[29]           En l’espèce, les droits de la demanderesse dépendent de la résolution d’une question de droit, soit celle de savoir si le congé pour obligations familiales est protégé en vertu de la Loi au même titre que le congé de maternité. Il s’agit d’une pure question de droit qui requiert d’interpréter les dispositions de la Loi. Comme la Cour suprême du Canada l’a récemment déclaré dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, au paragraphe 22, [2011] ACS no 53 :

[L]es questions de droit générales qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise de l’organisme juridictionnel demeurent assujetties à la norme de la décision correcte, et ce, dans un souci de cohérence de l’ordre juridique fondamental du pays.

 

 

[30]           L’interprétation des dispositions de la LCDP qui affectent l’ensemble de la main d’œuvre canadienne revêt certainement une importance capitale pour le système juridique. De plus, un spécialiste des ressources humaines de l’ARC n’agit pas dans son domaine d’expertise lorsqu’il interprète et applique la Loi.

 

[31]           J’appliquerai la norme de la décision correcte.

 

VI.       La situation de famille

 

[32]           Le premier motif de discrimination illicite que la demanderesse fait valoir est celui de la « situation de famille ». La question est la suivante : la demanderesse a‑t‑elle démontré qu’elle a été victime de discrimination en raison de sa situation de famille?

 

[33]           Comme je l’ai noté précédemment, la demanderesse a pris un congé pour obligations familiales de trois ans et quatre mois pour s’occuper de son enfant d’âge préscolaire. Selon les conditions applicables de la convention collective, [traduction] « il peut être accordé » jusqu’à cinq ans de congé non payé à un employé pour [traduction] « les soins personnels de longue durée de la famille de l’employé ». Ce type de congé était appelé, à une certaine époque, « congé pour les soins et l’éducation d’enfants d’âge préscolaire ». Cette appellation est encore en usage dans certains des documents qui m’ont été présentés. Il n’y a d’après moi pas de différence entre les deux types de congé en ce qui concerne la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[34]           Quoique le terme « situation de famille » ne soit pas défini dans la Loi, je suis d’avis que la situation d’un parent qui donne des soins à ses enfants (ou à d’autres membres de sa famille) est visée. Ce n’est que parce que la demanderesse était un parent qu’elle a pu prendre un congé pour obligations familiales. La jurisprudence sur ce point n’est pas abondante, mais les décisions constantes des arbitres du travail indiquent qu’en vertu de la Loi, le concept de « situation de famille » comprend les obligations familiales et parentales, dont les soins donnés aux enfants (voir, par exemple, Rajotte c Agence des services frontaliers du Canada, 2009 TDFP 25, au paragraphe 27, 2009 LNCPSST 25; Johnstone c Canada Border Services, 2010 CHRT 20, aux paragraphes 211 et 234, [2010] CHRD No 20). Quoique je ne sois évidemment pas liée par ces décisions, elles constituent un corpus substantiel de décisions quasi judiciaires qui étayent les prétentions de la demanderesse. De plus, l’ARC n’a présenté aucun cas d’interprétation différente de la portée de « situation de famille ».

 

[35]           Je conclus de cet examen que le terme « situation de famille » comprend l’obligation d’un membre d’une famille de prendre soins d’autres membres de la famille.

 

[36]           La question en l’espèce consiste à savoir s’il y a eu une discrimination indirecte ou par suite d’un effet préjudiciable, étant donné que l’exigence de l’ARC relativement à une [traduction] « expérience récente et vaste » est neutre à première vue – parce qu’elle ne fait pas la distinction entre les hommes et les femmes ou entre des individus qui ont une famille et des individus qui n’en ont pas –, mais elle aurait un effet préjudiciable sur les employés qui ont des familles et sur les femmes. Commission ontarienne des droits de la personne c Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, 23 DLR (4th) 321 [O’Malley] est l’arrêt faisant autorité sur la distinction entre la discrimination directe et la discrimination par suite d’un effet préjudiciable ou la discrimination implicite. La majorité de la Cour a formulé la distinction au paragraphe 18 :

On doit faire la distinction entre ce que je qualifierais de discrimination directe et ce qu’on a déjà désigné comme le concept de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable en matière d’emploi. À cet égard, il y a discrimination directe lorsqu’un employeur adopte une pratique ou une règle qui, à première vue, établit une distinction pour un motif prohibé. Par exemple, "Ici, on n’embauche aucun catholique, aucune femme ni aucun Noir". [….] D’autre part, il y a le concept de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Ce genre de discrimination se produit lorsqu’un employeur adopte, pour des raisons d’affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s’applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d’employés en ce qu’elle leur impose, en raison d’une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d’employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés. [….] Une condition d’emploi adoptée honnêtement pour de bonnes raisons économiques ou d’affaires, également applicable à tous ceux qu’elle vise, peut quand même être discriminatoire si elle touche une personne ou un groupe de personnes d’une manière différente par rapport à d’autres personnes auxquelles elle peut s’appliquer.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[37]           C’est au plaignant qu’il incombe d’établir qu’il y a, à première vue, discrimination. Une telle preuve porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur du plaignant, en l’absence de réplique de l’intimé (O’Malley, précité, au paragraphe 28). Dans Morris c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2005 CAF 154, au paragraphe 27, 334 NR 316 [Morris], la Cour d’appel écrit que la définition juridique de la preuve prima facie n’exige pas qu’un type particulier de preuve soit soumis afin d’établir les faits nécessaires en vue de démontrer que le plaignant a été victime d’un acte discriminatoire selon la définition figurant dans la Loi. Dans cet arrêt, la Cour d’appel explique au paragraphe 27 que :

L’alinéa 7b) exige uniquement que l’on défavorise une personne en cours d’emploi pour un motif de distinction illicite. La question de savoir si la preuve qui est fournie dans un cas donné est suffisante afin d’établir que l’on défavorise une personne pour un motif de distinction illicite, si l’on y ajoute foi et si l’intimé ne donne pas d’explications satisfaisantes, est une question mixte de fait et de droit.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[38]           Dès que le plaignant a établi qu’il y a, à première vue, discrimination, le fardeau revient à l’intimé de fournir une explication raisonnable pour la conduite en cause (Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, au paragraphe 19, [1999] ACS no 46).

 

[39]           La demanderesse a-t-elle établi qu’elle avait, à première vue, été victime de discrimination en raison de sa situation de famille? Je pense que oui. Comme la demanderesse a pris un congé pour obligations familiales de trois ans et quatre mois, elle était incapable de satisfaire aux exigences touchant l’expérience pour les postes G‑05 et SP‑08. En d’autres termes, une possibilité d’emploi lui a été refusée parce qu’elle a pris un congé pour donner des soins à sa famille. La demanderesse a démontré que l’effet de la ligne de conduite de l’ARC est « d’empêcher ou de restreindre l’accès d’un groupe aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à un autre groupe » (Canada (Procureur Général) c Walden, 2010 CF 490, au paragraphe 131, 368 FTR 85).

 

[40]           En réponse, l’ARC soutient que la convention collective contient des dispositions différentes pour les congés de maternité et les congés pour obligations familiales. Je suis d’accord que la convention collective contient des dispositions contractuelles différentes pour les deux congés. Cependant, cela ne change rien au fait que le caractère fondamental des deux congés est d’avoir trait à la situation de famille. De plus, je ne connais aucune décision antérieure qui a permis à un employeur de se soustraire par un contrat à une obligation aussi fondamentale que l’interdiction de la discrimination imposée par la LCDP. Comme la juge Deschamps l’a indiqué dans Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, au paragraphe 21, [2007] 1 RCS 161, « [l]e principe selon lequel les parties ne peuvent conventionnellement limiter les droits fondamentaux d’une personne est depuis longtemps reconnu ».

 

[41]           Comme il est reconnu dans les courriels susmentionnés, l’ARC reconnaît que le congé de maternité est « protégé » par la Loi. En vertu du paragraphe 3(2) de la LCDP, la discrimination fondée sur la grossesse ou la naissance d’un enfant est considérée comme une discrimination fondée sur le sexe. L’ARC ne présente aucun argument, hormis la convention collective, pour expliquer pourquoi le congé pour obligations familiales ne devrait pas lui aussi être protégé. À mon avis, il n’existe pas de raison de principe pour laquelle ce congé devrait être traité différemment du congé de maternité au regard de la LCDP.

 

[42]           La décision du juge Barnes dans Johnstone c Canada (Procureur général), 2007 CF 36, confirmée par 2008 CAF 101, 164 ACWS (3d) 838 [Johnstone], n’est pas pertinente à cet égard. Cette affaire avait trait à l’exigence de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) que la candidate accepte un emploi à temps partiel en contrepartie de l’obtention de quarts de travail fixes pour lui permettre de s’acquitter de ses responsabilités parentales. La candidate a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) de rejeter sa plainte. En rejetant l’idée qu’un critère différent s’applique pour conclure qu’il y avait, à première vue, discrimination lorsque celle-ci est fondée sur la situation de famille plutôt que sur un autre motif de discrimination, le juge Barnes a fait remarquer au paragraphe 29 que :

Bien que les affaires où il est question de raisons familiales puissent soulever des problèmes uniques qui ne se retrouvent peut‑être pas dans d’autres affaires de droits de la personne, rien ne justifie clairement qu’il faille considérer ce type de discrimination comme secondaire ou moins important : voir les arrêts ONA c Orillia Soldiers Memorial Hospital, (1999), 169 D.L.R. (4th) 489, 42 O.R. (3d) 692, [1999] O.J. no 44 (C.A.), au paragraphe 44, et Colombie-Britannique c BCGSEU, précité, aux paragraphes 45 et 46.

 

[43]           La cour d’appel a refusé de faire des commentaires sur le critère juridique qui s’applique pour conclure qu’il y avait, à première vue, discrimination et a plutôt confirmé la décision du juge Barnes pour la seule raison que les motifs de la Commission ne permettraient pas de savoir quel critère juridique elle avait appliqué Johnstone c Canada (Procureur général), 2008 CAF 101, au paragraphe 2, 164 ACWS (3d), confirmant 2007 CF 36, 306 FTR 271). Cependant, je ne vois aucune raison de faire une distinction entre la discrimination fondée sur le sexe (par exemple, la grossesse) et la discrimination fondée sur la situation de famille comme le propose l’ARC.

 

[44]           Je me permets de rappeler l’observation suivante du juge Barnes dans la décision Johnstone, précitée, au paragraphe 33 : « [l]e droit n’est pas bien établi en ce qui concerne l’équilibre entre les intérêts divergents du travail et les accommodements accordés pour des raisons familiales ». C’est à l’ARC de tenter de trouver le juste équilibre entre ces intérêts divergents, ce qu’elle n’a pas fait en l’espèce.

 

[45]           Sur cette question, je conclus ce qui suit :

 

1.                  La demanderesse a établi qu’il y a, à première vue, discrimination au regard de la situation de famille.

 

2.                  L’ARC n’a pas expliqué la ligne de conduite en cause.

 

[46]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie.

 

VII.     La discrimination fondée sur le sexe

 

[47]           Vu ma conclusion selon laquelle la politique est discriminatoire au regard de la situation de famille, je n’aurai pas à examiner le motif subsidiaire de discrimination relatif au sexe.

 

VIII.    L’obligation de prendre une mesure d’accommodement

 

[48]           Selon l’article 15 de la Loi, dès que le plaignant a établi qu’il y a, à première vue, discrimination, il incombe à l’employeur de démontrer qu’une norme discriminatoire à première vue est une expérience professionnelle justifiée et, si elle en est bien une, de chercher à savoir si une mesure d’accommodement peut être accordée au plaignant sans qu’il y ait contrainte excessive. En l’espèce, il est évident que l’ARC n’a considéré ni la question de l’expérience professionnelle justifiée ni celle de la contrainte excessive. Elle ne l’a pas fait pour la simple raison qu’elle ne croyait pas que sa ligne de conduite à l’égard de la demanderesse était discriminatoire.

 

[49]           Il se peut que l’ARC ait des raisons impérieuses d’exiger l’expérience mentionnée dans l’avis de concours. Il se peut aussi que les longues périodes d’absence de la demanderesse entraînent pour l’organisation des difficultés qui atteignent le niveau de la contrainte excessive. Par ailleurs, si l’ARC se penche sur les exigences de l’emploi et sur cette personne, il se peut qu’il existe une solution de rechange à l’exigence en matière d’expérience, comme un examen écrit d’évaluation spécialisé. La Cour ne se permettrait pas de dicter à l’ARC la façon dont ces exigences professionnelles justifiées et ces mesures d’accommodement devraient être évaluées.

 

IX.       Conclusion

 

[50]           Le refus de l’ARC d’accorder une mesure d’accommodement à la demanderesse pour son congé pour obligations familiales en ce qui à trait à l’exigence en matière d’expérience constitue une preuve qu’il y a, à première vue, discrimination dans le cadre de son emploi contrairement aux articles 7 et 10 de la Loi. Dans les faits, la demanderesse a subi un effet préjudiciable en raison de sa situation de famille, motif de distinction illicite. L’ARC n’a fourni aucune explication raisonnable pour cette discrimination.

 

[51]           La réparation, en l’espèce, sera de renvoyer l’affaire à l’ARC. Il sera ordonné à celle-ci de reconnaître que sa ligne de conduite, ayant consisté à prévoir une exigence en matière d’expérience sans avoir de mesure d’accommodement relativement au congé pour obligations familiales, était discriminatoire. L’ARC doit maintenant considérer la candidature de la demanderesse pour les deux postes en conformité avec l’article 15 de la Loi.

 

[52]           Comme les deux parties l’ont reconnu à l’audience, des dépens de 3 500 $, comprenant les débours et la TVH, seraient appropriés.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE ce qui suit :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et les décisions d’exclure la demanderesse des concours pour les postes MG‑05 et SP‑08 sont annulées.

 

2.                  Pour chacun des processus de sélection MG‑05 et SP‑08, l’affaire sera renvoyée à l’ARC pour qu’elle évalue, conformément au paragraphe 15(2) de la Loi, si des mesures d’accommodement visant à répondre aux besoins de la demanderesse constitueraient pour l’ARC une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

 

3.                  Les dépens, établis à 3 500 $, somme qui comprend les débours et la TVH, sont adjugés à la demanderesse.

 

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


Annexe

 

Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6

 

Motifs de distinction illicite

 (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

 

Idem

 

(2) Une distinction fondée sur la grossesse ou l’accouchement est réputée être fondée sur le sexe.

L.R. (1985), ch. H-6, art. 3; 1996, ch. 14, art. 2.

 

 

Multiplicité des motifs

 Il est entendu que les actes discriminatoires comprennent les actes fondés sur un ou plusieurs motifs de distinction illicite ou l’effet combiné de plusieurs motifs.

1998, ch. 9, art. 11.

 

Emploi

 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

 

. . .

 

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

1976-77, ch. 33, art. 7; 1980-81-82-83, ch. 143, art. 3.

 

 

 

 

 

 

Lignes de conduite discriminatoires

 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

*                    

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

 

L.R. (1985), ch. H-6, art. 10; 1998, ch. 9, art. 13(A).

 

 

Exceptions

 (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

*                    

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

 

. . .

 

Besoins des individus

 

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

 

. . .

 

 

 

Application

 

(8) Le présent article s’applique à tout fait, qu’il ait pour résultat la discrimination directe ou la discrimination par suite d’un effet préjudiciable.

 

Canadian Human Rights Act, RSC 1985,

c H-6

 (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

 

 

Idem

 

(2) Where the ground of discrimination is pregnancy or child-birth, the discrimination shall be deemed to be on the ground of sex.

R.S., 1985, c. H-6, s. 3;1996, c. 14,

s. 2.

 

Multiple grounds of discrimination

 For greater certainty, a discriminatory practice includes a practice based on one or more prohibited grounds of discrimination or on the effect of a combination of prohibited grounds.

1998, c. 9, s. 11.

 

Employment

 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

*                   . . .

*                    

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

*                    

on a prohibited ground of discrimination.

1976-77, c. 33, s. 7.

 

 

Discriminatory policy or practice

 It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

*                    

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

 

. . .

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

R.S., 1985, c. H-6, s. 10; 1998, c. 9, s. 13(E).

 (1) It is not a discriminatory practice if

*                    

(a) any refusal, exclusion, expulsion, suspension, limitation, specification or preference in relation to any employment is established by an employer to be based on a bona fide occupational requirement;

 

. . .

*                    

Accommodation of needs

 

(2) For any practice mentioned in paragraph (1)(a) to be considered to be based on a bona fide occupational requirement and for any practice mentioned in paragraph (1)(g) to be considered to have a bona fide justification, it must be established that accommodation of the needs of an individual or a class of individuals affected would impose undue hardship on the person who would have to accommodate those needs, considering health, safety and cost.

 

. . .

 

Application

 

(8) This section applies in respect of a practice regardless of whether it results in direct discrimination or adverse effect discrimination.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                   T-569-11

 

INTITULÉ :                                                  PATTERSON c AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          LE 16 NOVEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                         LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 1ER DÉCEMBRE 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Steven Welchner

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Talitha A. Nabbali

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Welchner Law Office

Ordre professionnel

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

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