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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20111212


Dossier : IMM-2918-11

Référence : 2011 CF 1450

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2011

En présence monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

XHESIKA LLANA

AHEZON LLANA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 7 avril 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a jugé que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (LIPR).

 

[2]               La demande sera rejetée pour les raisons énoncées ci‑dessous.

 

I.          Faits

 

[3]               Les demandeurs, Ahezon (Xhezon) Llana et Xhesika Llana, sont frère et sœur. Ces citoyens d’Albanie affirment qu’on leur veut du mal parce que leur père est la cible d’une vendetta.

 

[4]               En janvier 2009, leur père a abattu un cambrioleur, Petrit Pjetri, et la famille de celui‑ci a juré de venger sa mort. Les Pjetri ont menacé directement la famille des demandeurs et ont frappé violemment sur la porte de sa résidence pendant la nuit.

 

[5]               Les demandeurs déclarent que la famille s’est placée en réclusion et a prévenu la police, qui a patrouillé le secteur pendant un certain temps. La famille a également communiqué avec le comité de la réconciliation nationale (Committee for Nationwide Reconciliation – CNR), mais les Pjetri ont refusé de collaborer.

 

[6]               Les demandeurs ont obtenu un visa pour venir à un camp d’été au Canada et ont demandé l’asile à leur arrivée. Les parents des demandeurs ainsi que deux autres frère et sœur sont demeurés en Albanie.

 

 

 

 

II.         Décision faisant l’objet du contrôle

 

[7]               La Commission entretenait des doutes au sujet de la crédibilité des demandeurs. Elle a conclu que, si les autres membres de la famille, en particulier le père qui est la cible principale, croyaient réellement courir un danger en restant en Albanie, ils auraient pris des mesures plus proactives pour s’enfuir au lieu de simplement envoyer les deux enfants.

 

[8]               En outre, la preuve recèle une contradiction importante au sujet de la situation actuelle de la famille des demandeurs en Albanie. Tandis que certains documents indiquent que la famille s’est placée en réclusion, il ressort du témoignage que seul le père s’est caché. La Commission a donc accordé un poids moindre aux documents en question.

 

[9]               Bien que le Formulaire de renseignements personnels (FRP) n’en fasse pas mention, les demandeurs ont déclaré que les filles en Albanie étaient suivies lorsqu’elles quittaient la maison. Toutefois, rien dans la preuve n’indique qu’elles ou d’autres membres de la famille ont subi des menaces ou des préjudices. La Commission a conclu que les demandeurs feraient face au même risque que les autres enfants et la mère et qu’ils ne feraient pas l’objet de menaces ou de préjudices.

 

[10]           La Commission a reconnu que la documentation renferme des renseignements non concordants au sujet de la capacité de l’État d’offrir une protection adéquate aux victimes de vendettas en Albanie. Même si l’État ne réussit pas toujours à protéger ses citoyens et à poursuivre les responsables, le meurtre par vendetta encourt une peine plus lourde que celle infligée pour un meurtre ordinaire. Au moins un document indiquait que le nombre de décès attribuables aux vendettas avait chuté à zéro en 2007. Il est également reconnu que l’Albanie s’attaque sérieusement au problème en durcissant les peines et en confiant les cas de vendetta à un tribunal des crimes graves.

 

[11]           La Commission a mentionné que la protection de l’État pourrait être adéquate, et elle l’est souvent, mais que cela dépend des circonstances particulières du cas. Se fiant à l’expérience relatée par les demandeurs, la Commission a conclu que la police s’était montrée à la fois proactive, en protégeant la famille, et prompte à réagir, en exécutant des patrouilles à la demande de la famille.

 

III.       Questions en litige

 

[12]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

 

a)         La conduite du commissaire à l’audience a‑t‑elle soulevé une crainte raisonnable de partialité?

 

b)         La Commission a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale dans son examen de la demande d’asile?

 

c)         La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation du caractère adéquat de la protection offerte aux demandeurs par l’État?

 

IV.       Norme de contrôle

 

[13]           Les questions relatives à l’équité procédurale, y compris la crainte raisonnable de partialité, commandent la norme de la décision correcte (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, 2009 CarswellNat 434, au paragraphe 43).

 

[14]           L’appréciation par la Commission du caractère adéquat de la protection offerte par l’État, par contre, doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (voir Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 2007 Carswell Nat 950, au paragraphe 38; Mendoza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 119, 88 Imm. L.R. (3d) 81, aux paragraphes 26 et 27). Selon cette norme, la Cour ne doit intervenir que si la décision n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

 

V.        Analyse

 

A.        La conduite du commissaire à l’audience a‑t‑elle soulevé une crainte raisonnable de partialité?

 

[15]           Dans leurs observations écrites, les demandeurs allèguent que le président de l’audience a fait preuve de partialité. Ils affirment que le commissaire baillait, semblait avoir sommeil durant l’audience et était adossé dans son fauteuil. Il s’est montré impatient et agressif dans ses questions, interrompant parfois le témoignage du représentant désigné et les observations subséquentes de la conseil. Son attitude a effrayé les demandeurs. Selon eux, cette conduite montre que le commissaire avait pris une décision sur leur demande d’asile avant l’audience.

 

[16]           Pour établir une crainte raisonnable de partialité, les demandeurs doivent démontrer qu’une personne bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, arriverait probablement à la conclusion que le commissaire ne rendrait pas une décision juste (Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie) [1978] 1 R.C.S. 369).

 

[17]           Comme le défendeur le souligne dans ses observations, ce critère établit une norme extrêmement élevée. Une allégation de partialité met en doute l’intégrité du décideur. « Elle ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur. Elle doit être étayée par des preuves concrètes qui font ressortir un comportement dérogatoire à la norme » (voir Arthur c Canada (Procureur Général), [2001] A.C.F. no 1091, 283 NR 326, au paragraphe 8).

 

[18]           Il me faut également souscrire à l’opinion du défendeur selon laquelle les éléments de preuve fournis par les demandeurs ne démontrent pas qu’une personne informée arriverait à la conclusion que le commissaire n’a pas rendu une décision juste. Le commissaire n’a peut‑être pas manifesté le degré d’enthousiasme souhaité par les demandeurs, mais il n’a pas fait preuve de partialité pour autant. Il a écouté le témoignage et examiné les documents présentés. Il ressort également de la transcription qu’il a tenu compte d’éléments de preuve supplémentaires produits à l’audience. Même si le commissaire a paru fatigué aux demandeurs et à leur conseil, les questions qu’il a posées en réaction directe aux affirmations, comme en atteste la transcription de l’audience, montrent plutôt qu’il était attentif à la procédure en cours.

 

[19]           Il est vrai que le commissaire a mené un interrogatoire intensif, émettant des arguments contraires aux allégations formulées durant le témoignage du représentant désigné et du demandeur plus âgé. Il s’est parfois montré sceptique face aux assertions généralisant les menaces de vendettas ou l’absence de protection de l’État.

 

[20]           La Cour a toutefois établi qu’un interrogatoire vigoureux, approfondi et énergique ne suscite pas, à lui seul, une crainte raisonnable de partialité ou un manquement à l’équité procédurale (voir, par exemple, Veres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 124, [2000] A.C.F. no 1913, au paragraphe 36; Ithibu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 288, [2001] A.C.F. no 499, au paragraphe 68). Le commissaire cherchait à préciser certains renseignements, à éclaircir les contradictions et à vérifier la véracité des allégations des demandeurs.

 

[21]           Le défendeur va même jusqu’à dire que l’incapacité des demandeurs d’établir une crainte raisonnable de partialité à l’audience signifie qu’ils ne peuvent invoquer cet argument au contrôle judiciaire (voir, par exemple, Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1367, [2003] A.C.F. no 1741, aux paragraphes 18 à 20).

 

[22]           Je conclus que la conduite du commissaire ne suscite pas, à elle seule, une crainte raisonnable de partialité. Les demandeurs n’ont pu souligner aucun commentaire particulier montrant que le commissaire avait préjugé de l’affaire ou qu’il n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve présentés. Il a simplement posé des questions exigeantes. Affirmer que le tribunal fait preuve de partialité lorsqu’il se montre exigeant et sceptique dans son interrogatoire équivaut à priver la Commission de la possibilité d’instruire adéquatement les cas dont elle est saisie.

 

B.         La Commission a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale dans son examen de la demande d’asile?

 

[23]           Pour des raisons similaires, les demandeurs soutiennent, dans leurs observations écrites, que la Commission a enfreint le principe d’équité procédurale dans l’instruction de leur demande d’asile. Ils réitèrent leurs préoccupations face à l’approche agressive du commissaire. En particulier, ils s’opposent aux interventions qu’il a faites pendant que la conseil présentait ses observations. Les demandeurs insistent aussi sur le fait qu’il a été signifié à la conseil, par des mots et des gestes, de se dépêcher durant l’audience. La conseil a eu de la difficulté à se concentrer et à terminer ses observations. La Commission n’a donc pu prendre connaissance des références particulières qu’elle voulait présenter dans ses observations.

 

[24]           Les demandeurs allèguent que la conduite du commissaire ne leur a pas permis de présenter pleinement et équitablement leurs arguments. Ils soulignent que le droit à une audition équitable constitue « un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit » (Cardinal c Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, [1985] A.C.F. no 78, à la page 661).

 

[25]           Les demandeurs se fondent aussi sur la décision rendue par la Cour dans Ayele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 126, [2007] A.C.F. no 174, au paragraphe 12, où il est précisé que l’essence même du processus décisionnel judiciaire tient à « la capacité de garder un esprit ouvert jusqu’à ce que tous les témoignages aient été entendus ».

 

[26]           Toutefois, rien dans la transcription ou la décision de la Commission ne permet de supposer que les demandeurs n’ont pas eu la possibilité de présenter leurs arguments. La conseil a été interrompue à plusieurs reprises parce qu’elle s’est livrée à un long exercice de répétition et de lecture du contenu des documents. Le commissaire ne l’a pas empêchée de poursuivre, mais a dit qu’il lirait lui‑même les documents et lui a proposé de simplement le reporter aux passages particuliers. Quels que soient les gestes que les demandeurs et la conseil affirment avoir observés, le commissaire n’a jamais dit [traduction] « dépêchez‑vous ».

 

[27]           Dans la décision Ayele, précitée, il a été établi que le président de l’audience avait manqué à l’équité procédurale en laissant entendre qu’il était « inutile d’appeler le témoin […] lorsque la preuve est inutile et la citation du témoin est futile ». En l’espèce, le commissaire n’a fait aucun commentaire de la sorte. Il n’a pas refusé d’examiner la preuve produite par la conseil, mais a dit qu’il pourrait examiner les documents sans qu’elle en fasse une lecture exhaustive. Le commissaire n’a jamais insinué que la preuve était futile ou non pertinente; son objection visait la méthode de présentation utilisée par la conseil. Il n’y a donc pas eu manquement à l’équité procédurale dans l’instruction de la demande d’asile.

 

C.        La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation du caractère adéquat de la protection offerte aux demandeurs par l’État?

 

[28]           Les demandeurs affirment que la Commission a écarté des éléments de preuve portant sur la capacité de l’État d’offrir une protection adéquate aux victimes de vendettas. Ils soulignent que les documents supplémentaires soumis en preuve n’ont pas été abordés explicitement dans les motifs de la Commission. Ces documents traitent de questions touchant à l’application des lois et à l’efficacité des poursuites.

 

[29]           Il est bien établi que la Commission peut apprécier la preuve qui lui est présentée et qu’elle n’est pas tenue de mentionner chacun des éléments de preuve (voir Hassan c Canada (Ministre de l’emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 946, 147 NR 318 (CAF)).

 

[30]           Je partage l’avis du défendeur selon lequel la Commission a effectué une appréciation raisonnable de la preuve qui lui a été présentée. Il a été reconnu que la preuve contenait des renseignements non concordants au sujet de la capacité de l’État d’offrir une protection adéquate aux victimes de vendettas et que le problème existe toujours en Albanie. Par exemple, il a été précisé que des poursuites ne sont pas toujours intentées et que les peines ne sont souvent pas assez lourdes. Toutefois, la conclusion selon laquelle la protection de l’État est adéquate repose sur l’ensemble de la preuve, y compris les documents faisant état de l’adoption de nouvelles lois et de la diminution des décès attribuables aux vendettas.

 

[31]           Certains documents confirment également que l’État a fourni une protection aux demandeurs dans ce cas particulier. Cette conclusion était raisonnable puisque des patrouilles ont été effectuées à la demande de la famille, même si elles ont été de courte durée. L’incapacité de la police d’arrêter qui que ce soit à la suite des incidents allégués et des menaces n’y fait pas contrepoids.

 

[32]           Pour réfuter la présomption de protection de l’État, le demandeur doit présenter une preuve claire et convaincante de l’insuffisance ou de l’inexistence de cette protection (Carillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, 2008 CarswellNat 605, au paragraphe 38). Mais si la protection offerte par l’État doit être adéquate, elle n’a pas à être parfaite (voir Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (1992), 99 DLR (4th) 334, 18 Imm. L.R. (2d) 130, au paragraphe 7).

 

[33]           Par ailleurs, je ne puis accepter l’argument des demandeurs selon lequel leur situation est identique à des affaires précédentes dans lesquelles la Cour a renversé une décision de la Commission au motif que celle‑ci avait écarté certains éléments de preuve et conclu que la protection de l’État était adéquate en Albanie. Il y a également des cas où la Cour a tranché à l’inverse. Chaque cas repose sur un ensemble unique de faits et d’éléments de preuve à un moment précis dans le temps.

 

[34]           En l’espèce, par exemple, la preuve faisant état des patrouilles policières était évidemment des plus pertinentes eu égard à la conclusion que les demandeurs avaient accès à une protection adéquate de l’État contre la menace de vendetta. Il est loisible à la Commission de tenir compte de tels facteurs dans sa décision. Pour autant que la Commission examine la preuve, comme elle est présumée l’avoir fait, sa conclusion ne peut être déraisonnable.

 

VI.       Conclusion

 

[35]           Les demandeurs n’ont pas établi que la conduite du commissaire avait suscité une crainte raisonnable de partialité ni entraîné un manquement à l’équité procédurale. Ayant pris connaissance des éléments de preuve non concordants, j’estime que la Commission était en droit de conclure que les demandeurs avaient accès à une protection adéquate de l’État en Albanie.

 

[36]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2918-11

 

INTITULÉ :                                       XHESIKA LLANA ET AUTRES c. MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 16 NOVEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 12 DÉCEMBRE 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stella Iriah Anaele

 

POUR LES DEMANDEURS

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIERS :

 

Stella Iriah Anaele

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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