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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20111212

Dossier : T-2001-10

Référence : 2011 CF 1454

Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2011

En présence de madame la juge Bédard 

ENTRE :

 

DAVID LAROCHE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision d’une agente d’appel en matière de santé et de sécurité au travail, rendue le 20 septembre 2010, suite à un refus de travail exercé par David Laroche (le demandeur) en vertu de l’article 128 du Code canadien du travail, LRC (1985), ch. L-2 [le Code]. L’agente d’appel a confirmé la décision de l’agente de la santé et de la sécurité du travail qui avait déterminé que le refus de travail exercé par le demandeur n’était pas fondé parce qu’il y avait absence de danger.

I. Contexte

[2]               Le demandeur est agent des services frontaliers (agent) à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) dans la région de Montréal et il agit, entre autres choses, comme expert en fouille. Les experts en fouille de l’ASFC sont appelés à exercer leurs fonctions lors d’opérations de perquisitions relevant du mandat de l’ASFC et de la législation qu’elle a pour mandat d’appliquer. Ces opérations sont souvent faites en collaboration avec des corps policiers tels que la GRC, la Sûreté du Québec ou des corps policiers municipaux. Il arrive également que les différents corps policiers demandent l’assistance des experts en fouille de l’ASFC dans le cadre d’opérations de perquisitions qui relèvent de leur propre juridiction et non de celle de l’ASFC.

 

[3]               Dans l’exercice de leurs fonctions, les agents portent de l’équipement de défense et de l’équipement de protection conformément à la Politique sur le port d’équipement de protection et de défense (la Politique) de l’ASFC. L’équipement de protection comprend un gilet de protection et des appareils de communication. L’équipement de défense comprend notamment du gaz poivré, des matraques, des menottes et une arme à feu de service.

 

[4]               Jusqu’en mars 2009, les agents experts en fouille portaient leur équipement de protection et leur équipement de défense lors de toutes les opérations de perquisitions, qu’elles surviennent dans le cadre d’opérations relevant du mandat de l’ASFC ou dans le cadre d’opérations relevant des corps policiers où les agents prêtent assistance aux policiers. En mars 2009, l’ASFC a modifié la Politique de façon à interdire aux agents le droit de porter leur équipement de défense lorsqu’ils participent à des perquisitions relevant de la juridiction des corps policiers. Ce changement a été introduit après que l’ASFC ait obtenu un avis juridique indiquant que, lorsque les agents participaient à des opérations hors du mandat de l’ASFC et de la législation qu’elle a pour mandat d’appliquer, ils n’avaient pas le statut d’agents de la paix et, dès lors, ils ne bénéficiaient pas de la protection prévue à l’article 25 du Code criminel en cas d’incident.

 

[5]               Le 13 mars 2009, l’ASFC a demandé au demandeur s’il acceptait de participer comme expert en fouille à une perquisition prévue le 17 mars 2009, dans le cadre d’une opération de perquisition relevant du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). À cette occasion, le demandeur a été informé, pour la première fois, qu’il ne pourrait pas porter son équipement de défense lors de cette opération parce qu’elle ne relevait pas du mandat de l’ASFC. Le demandeur a exercé un refus de travailler en vertu du Code canadien du travail, LRC (1985), ch. L-2 [le Code], invoquant que la situation – agir comme expert en fouille en l’absence de ses outils défensifs – le mettait en danger.

 

[6]               L’agente de santé et de sécurité mandatée pour enquêter et déterminer si le refus de travailler était bien fondé, c'est-à-dire s’il y avait existence d’un danger tel que défini à l’article 122.1 du Code, a conclu à l’inexistence d’un danger. Le demandeur a porté cette décision en appel et le 20 septembre 2010, l’agente d’appel saisie du dossier a rejeté l’appel. Elle a déterminé qu’il n’y avait pas de possibilité raisonnable de danger. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

II. Encadrement législatif

[7]               La partie II du Code contient des dispositions qui imposent aux employeurs des obligations en matière de santé et de sécurité au travail et plus particulièrement, en matière de prévention des accidents de travail et des maladies professionnelles. Le Code prévoit également qu’un employé peut, dans certaines circonstances, exercer un droit de refus de travailler.

 

[8]               L’article 122.1 du Code énonce que la partie II du Code a pour objet de « prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions ». L’article 124 du Code impose à l’employeur l’obligation générale de veiller à la protection de ses employés en matière de santé et de sécurité au travail, alors que les articles 125 à 125.3 énoncent des obligations plus spécifiques. Le paragraphe 128(1) prévoit qu’un employé peut, dans certaines circonstances, exercer un droit de refus de travailler :

128. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’employé au travail peut refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche s’il a des motifs raisonnables de croire que, selon le cas :

 

a) l’utilisation ou le fonctionnement de la machine ou de la chose constitue un danger pour lui-même ou un autre employé;

 

b) il est dangereux pour lui de travailler dans le lieu;

 

 

c) l’accomplissement de la tâche constitue un danger pour lui-même ou un autre employé.

128. (1) Subject to this section, an employee may refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity, if the employee while at work has reasonable cause to believe that

 

 

 

(a) the use or operation of the machine or thing constitutes a danger to the employee or to another employee;

 

 

(b) a condition exists in the place that constitutes a danger to the employee; or

 

(c) the performance of the activity constitutes a danger to the employee or to another employee.

 

[9]               Le terme « danger » est défini au paragraphe 122(1) du Code :

« danger » Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade — même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats — , avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

“danger” means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system;

 

III. La décision contestée

[10]           L’agente d’appel a décrit comme suit la démarche qu’elle estimait devoir suivre pour déterminer si le demandeur serait exposé à un danger s’il devait participer à la perquisition sans son équipement de défense :

                        […]

[100]    Pour décider si D. Laroche était exposé à un danger sans le port de ses outils défensifs le 17 mars 2009, en me référant à la définition du terme « danger » selon le Code citée plus haut ainsi qu’à l’interprétation qu’en a faite la Juge Gauthier dans l’affaire Verville, je dois d’abord, avant d’examiner si cet équipement de protection pouvait parer à un danger le 17 mars 2009, examiner la tâche en cause à ce moment-là.

 

[101]    En effet, pour en arriver à une conclusion d’un danger au sens de l’arrêt de la Juge Gauthier cité plus haut et de la définition de ce terme retrouvée sous le Code, je dois :

 

1)                   identifier les risques associés à l’exécution de cette tâche;

 

2)                   identifier les circonstances dans lesquelles il est raisonnablement possible que ces risques puissent causer des blessures à D. Laroche;

 

 

3)                   puis déterminer si ces circonstances pouvaient se produire, le 17 mars 2009, non comme une simple possibilité, mais comme une possibilité raisonnable. 

 

[…]

 

[11]           L’agente d’appel a déterminé que les risques en cause consistaient en ce qu’un agent soit exposé « à un individu armé qui résiste à son arrestation, à des tirs d’arme à feu, des coups de couteau ou à une résistance pouvant entraîner des blessures ».

 

[12]           Relativement au deuxième élément de l’analyse, l’agente d’appel a d’abord noté qu’outre le fait que le demandeur devait porter son gilet pare-balle et qu’il ne pouvait pas porter ses outils défensifs, elle n’avait pas reçu de preuve quant aux conditions spécifiques dans lesquelles le demandeur aurait eu à exercer ses fonctions le 17 mars 2009. Elle s’en est donc remise à la preuve relative aux conditions dans lesquelles ces fonctions ont été exercées dans le passé pour identifier les circonstances dans lesquelles ces risques étaient susceptibles de causer des blessures au demandeur.

 

[13]           L’agente d’appel a identifié comme suit les circonstances dans lesquelles les risques étaient susceptibles de causer des blessures :

                        […]

[110]    Sur la base de ce qui précède et de la preuve soumise, j’en comprends que les circonstances suivantes étaient celles dans lesquelles les risques identifiés plus haut étaient susceptibles de causer des blessures à D. Laroche le 17 mars 2009 :

 

                                                               i.      que le lieu n’ait pas été correctement sécurisé au préalable et qu’un individu armé soit dans le lieu;

 

                                                             ii.      que les policiers ne surveillent pas correctement le lieu et qu’un individu armé soit dans le périmètre du lieu ou réussisse à entrer dans ce lieu.

 

[…]

 

 

[14]           L’agente d’appel a noté que l’ASFC demandait aux corps policiers qui faisaient une demande d’assistance de : (1) veiller à sécuriser le lieu avant de communiquer avec les agents de l’ASFC pour les aviser de se présenter sur les lieux; (2) assurer la garde du lieu tant que les agents de l’ASFC s’y trouvent; et (3) veiller à ce qu’aucune personne dans le lieu, à part les policiers, ne possède d’armes ou n’y ait accès. Elle a indiqué que la mise en œuvre de ces mesures réduisait au minimum la possibilité que les risques identifiés surviennent.

 

[15]           L’agente d’appel a ensuite analysé si la probabilité que ces risques surviennent existait comme une simple possibilité ou comme une possibilité raisonnable, et ce, à l’égard des deux risques identifiés.

 

[16]           Elle a d’abord jugé que le risque que le lieu n’ait pas été adéquatement sécurisé au préalable et qu’un individu armé s’y trouve était réduit au minimum et qu’il n’y avait pas une possibilité raisonnable qu’il se matérialise. Elle a appuyé sa conclusion sur les éléments suivants :

1.    Les lieux de perquisition faisaient toujours l’objet d’un plan d’intervention minutieusement préétabli;

2.    Les lieux de perquisition faisaient toujours l’objet d’une inspection rigoureuse par les corps policiers;

3.    Les personnes arrêtées sur les lieux étaient toujours retirées du lieu avant l’entrée des agents de l’ASFC;

4.    Les corps policiers ont toujours communiqué avec les agents de l’ASFC pour les aviser de se présenter sur les lieux seulement après qu’ils aient sécurisé le lieu;

 

[17]           Quant au deuxième risque, soit celui qu’une personne armée réussisse à entrer dans le lieu de perquisition durant l’opération, l’agente d’appel a noté que la preuve démontrait qu’il était arrivé dans le passé que la garde du périmètre extérieur du lieu n’ait pas été correctement assurée et que des agents de l’ASFC soient tout de même entrés dans le lieu. Elle a aussi noté que la preuve révélait que le SPVM ne prévoyait pas de mesures particulières pour la protection des employés de l’ASFC après que le lieu ait été inspecté et sécurisé. Elle a par ailleurs noté que la preuve démontrait que le demandeur avait la possibilité de refuser d’entrer dans le lieu ou d’exécuter sa tâche s’il avait des doutes, à son arrivée, que la garde des lieux n’était pas bien assurée. Elle a conclu comme suit :

                        […]

[116]    Puisque D. Laroche pouvait décider de ne pas entrer dans le lieu et refuser d’exécuter la fouille s’il constatait ou avait des doutes que le périmètre extérieur du lieu n’était pas bien gardé, je suis d’avis qu’il n’était pas raisonnable de croire que la deuxième circonstance décrite plus haut puisse causer des blessures à D. Laroche le 17 mars 2009 avant que ce risque soit écarté.

 

[117]    J’en conclus donc que la deuxième circonstance décrite plus haut était une simple possibilité (« a mere possibility ») et non une possibilité raisonnable (« reasonnable possibility »).

 

[…]

 

[18]           L’analyse de l’agente d’appel l’a amenée à conclure qu’il n’y avait pas de danger pour la sécurité du demandeur au sens de la définition prévue au Code.

 

[19]           L’agente d’appel a ensuite poursuivi sa décision avec un obiter dans lequel elle a indiqué qu’elle jugeait que les informations et le processus de cueillette d’information appliqués par l’ASFC lors de demande d’assistance de corps policiers étaient insuffisants pour lui permettre de bien identifier et de mesurer le risque auquel étaient exposés ses agents avant de décider d’accepter la demande d’assistance. Elle a jugé que les mesures existantes, incluant les mesures mises en place après que le demandeur eut exercé un droit de refus, ne rencontraient pas l’esprit des dispositions du Code en matière de prévention et elle a formulé certaines recommandations.  

 

IV. Questions en litige

[20]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions en litige suivantes :

A. Le débat est-il théorique et, le cas échéant, la Cour devrait-elle exercer sa discrétion judiciaire pour trancher la demande de contrôle judiciaire?

B. L’agente d’appel a-t-elle erré dans son appréciation de la preuve et a-t-elle omis de considérer des éléments de preuve pertinents?

 

V. La Norme de contrôle  

[21]           Dans Société canadienne des postes c Pollard, 2008 CAF 305, au para 12, 170 ACWS (3d) 777 (Pollard), la Cour d’appel fédérale a déterminé que les décisions des agents d’appel à l’égard de la définition et de l’application de la notion de « danger » au paragraphe 122(1) du Code devaient être révisées selon la norme de la décision raisonnable. Les parties s’entendent d’ailleurs qu’il s’agit de la norme de contrôle qui doit être appliquée en l’espèce.

 

[22]           Le rôle de la Cour lorsqu’elle révise une décision selon la norme de la raisonnabilité a été énoncé dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47,  1 RCS 190:

[…] La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

VI. Analyse

A. Le débat est-il théorique et, le cas échéant, la Cour devrait-elle exercer sa discrétion judiciaire pour trancher la demande de contrôle judiciaire?

 

[23]           Dans son mémoire, le défendeur a indiqué que le 23 décembre 2010, l’ASFC a pris la décision de cesser toutes ses activités d’assistance à des corps policiers dans le cadre d’opérations qui ne relevaient pas de son mandat. Bien que cette décision soit survenue après le refus de travail et après l’audience devant l’agent d’appel, le défendeur estime qu’il s’agit d’une circonstance qui devait être transmise à la Cour et qui rend le débat théorique puisque les agents frontaliers ne sont plus susceptibles de participer à des perquisitions sans leur équipement de défense. Le défendeur a appuyé sa position sur Borowski c Canada (Procureur général) [1989] 1 RCS 342 (disponible sur CanLII) [Borowski] et Canada (Procureur général) et Zhang, 2007 CF 235, 313 FTR 133. Le défendeur soutient également que, dans les circonstances, la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’intervenir.   

 

[24]           Dans Borowski, la Cour suprême a déterminé qu’une Cour peut refuser de trancher un débat qui est théorique, hypothétique ou abstrait. La Cour suprême a défini ce qui constituait un débat théorique et énoncé les éléments qui devraient guider la Cour lorsqu’elle doit décider s’il est opportun qu’elle utilise sa discrétion judiciaire pour trancher un litige malgré son caractère théorique. La Cour a indiqué qu’un débat est théorique lorsque la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou qui peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Le litige doit exister lorsque les procédures sont entreprises, mais également au moment où la Cour doit rendre une décision. Pour déterminer si le débat est théorique, la Cour doit se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. Le cas échéant, la Cour doit décider s’il est opportun qu’elle exerce sa discrétion judiciaire de trancher le différend malgré son caractère théorique. La Cour suprême a identifié les facteurs qui devraient guider la Cour pour décider si elle doit ou non exercer sa discrétion judiciaire. Le juge Sopinka, qui écrivait pour la Cour, les a énoncés comme suit :

[…]

 

31        La première raison d'être de la politique ou de la pratique en question tient à ce que la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. L'exigence du débat contradictoire est l'un des principes fondamentaux de notre système juridique et elle tend à garantir que les parties ayant un intérêt dans l'issue du litige en débattent complètement tous les aspects. Il semble que cette exigence puisse être remplie si, malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure. […]

 

[…]

 

34        La deuxième grande raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à l'économie des ressources judiciaires. […] La triste réalité est qu'il nous faut rationner et répartir entre les justiciables des ressources judiciaires limitées. […] La saine économie des ressources judiciaires n'empêche pas l'utilisation de ces ressources, si limitées soient-elles, à la solution d'un litige théorique, lorsque les circonstances particulières de l'affaire le justifient.

 

[…]

 

40        La troisième raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit. La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. […]

 

41        […] Au moment de décider d'exercer le pouvoir discrétionnaire d'entendre une affaire théorique, la Cour doit être consciente de la mesure dans laquelle elle pourrait s'écarter de son rôle traditionnel.

 

42        En exerçant son pouvoir discrétionnaire à l'égard d'un pourvoi théorique, la Cour doit tenir compte de chacune des trois raisons d'être de la doctrine du caractère théorique. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'un processus mécanique. Il se peut que les principes examinés ici ne tendent pas tous vers la même conclusion. L'absence d'un facteur peut prévaloir malgré la présence de l'un ou des deux autres, ou inversement.

 

[…]

 

 

[25]           Je considère que le litige qui oppose les parties en l’espèce n’est pas théorique. La décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire vise le droit de refus que le demandeur a exercé le 13 mars 2009. Ce débat met en cause la politique et les procédures que l’ASFC appliquait lorsqu’elle traitait une demande d’assistance d’un corps policier, mais la question que devait trancher l’agente d’appel avait trait à un droit de refus de travail spécifique exercé à l’égard d’une situation donnée, soit celle qui prévalait le 13 mars 2009. En ce sens, le fait que l’ASFC ait par la suite décidé de ne plus offrir d’assistance aux corps policiers dans le cadre d’opérations ne relevant pas de sa propre juridiction ne change rien au débat entourant le droit de refus qu’a exercé le demandeur et la décision de l’agente d’appel. 

 

[26]           Je considère également que, même si le litige devait être considéré comme théorique par suite de la décision de l’ASFC, il est opportun que la Cour traite de la demande de contrôle judiciaire. D’abord, la décision prise par l’ASFC est une décision purement administrative qui pourrait être modifiée à tout moment. De plus, le caractère théorique du débat a été invoqué par le défendeur uniquement dans son mémoire et non à titre préliminaire et les parties ont plaidé sur le mérite de la demande de contrôle judiciaire. Je considère que la question en litige est sérieuse et que les ressources additionnelles requises pour trancher le débat sont limitées et justifiées dans les circonstances.

 

B. L’agente d’appel a-t-elle erré dans son appréciation de la preuve et a-t-elle omis de considérer des éléments de preuve pertinents?

 

[27]           Le demandeur soutient que les conclusions de l’agente d’appel ignorent la preuve au dossier et contredisent ses propres conclusions quant aux obligations de l’employeur. Le demandeur soutient que l’agente d’appel aurait également dû tenir compte des conséquences désastreuses pour le demandeur si les risques identifiés se réalisaient. Il soutient que l’évaluation du danger ne doit pas se limiter à examiner la probabilité que le risque se matérialise et doit également considérer la gravité des conséquences : lorsque les conséquences pour l’employé sont graves, le seuil de probabilité importe peu.

 

[28]           Le défendeur pour sa part estime que l’agente d’appel a appliqué les bons critères pour évaluer s’il existait un danger et soutient que son appréciation de la preuve est raisonnable. Le défendeur argue que le demandeur demande à la Cour de réévaluer la preuve et le poids à accorder aux différents éléments de preuve présentés, ce qui n’est pas le rôle de la Cour.

 

[29]           Pour les motifs qui suivent, j’estime que la décision de l’agente d’appel est déraisonnable et justifie l’intervention de la Cour.

 

[30]           Dans un premier temps, je considère que l’agente d’appel a correctement identifié les questions qu’elle devait trancher pour déterminer s’il existait un danger. Je ne partage pas l’avis du demandeur que l’agente d’appel devait écarter ou moduler le critère de la « possibilité raisonnable » pour tenir compte de la gravité des conséquences si le risque devait se matérialiser. La définition de danger énoncée au paragraphe 122(1) du Code ne permet pas une pondération en fonction de la gravité des blessures ou de la maladie. Dès qu’un risque est susceptible d’entraîner des blessures ou une maladie, il s’agit d’un danger, et ce, quelle que soit la gravité des blessures ou des maladies. La définition de danger est articulée autour de la probabilité de réalisation du risque et non de la gravité des conséquences si le risque survient.  

 

[31]           Dans Société canadienne des postes c Pollard, 2007 CF 1362, 321 FTR 284, la juge Dawson a bien résumé l’état du droit sur les critères d’appréciation de la notion de danger :

66        En droit, pour que l'on puisse dire qu'un risque existant ou éventuel constitue un "danger" au sens de la partie II du Code, les faits doivent établir ce qui suit :

 

1) la situation, la tâche ou le risque -- existant ou éventuel -- en question se présentera probablement;

2) un employé sera exposé à la situation, à la tâche ou au risque quand il se présentera;

3) l'exposition à la situation, à la tâche ou au risque est susceptible de causer une blessure ou une maladie à l'employé à tout moment, mais pas nécessairement chaque fois;

4) la blessure ou la maladie se produira sans doute avant que la situation ou le risque puisse être corrigé, ou la tâche modifiée.

 

67        L'élément final requiert un examen des circonstances dans lesquelles on pourrait s'attendre à ce que la situation, la tâche ou le risque entraîne une blessure ou une maladie. Il doit exister une possibilité raisonnable que de telles circonstances se produiront dans l'avenir. Voir la décision Verville c. Canada (Service correctionnel) (2004), 253 F.T.R. 294, paragraphes 33 à 36.

 

68        Dans l'arrêt Martin, précité, la Cour d'appel fédérale a donné des indications additionnelles sur la méthode à employer pour savoir si l'on peut s'attendre à ce qu'un risque éventuel ou une tâche future entraîne une blessure ou une maladie. Au paragraphe 37 de ses motifs, la Cour d'appel faisait observer qu'une conclusion de "danger" ne saurait reposer sur des conjectures ou des hypothèses. La tâche d'un agent d'appel, de l'avis de la Cour d'appel, consistait à apprécier la preuve et à dire s'il était probable que les circonstances susceptibles de causer la blessure se produisent dans l'avenir.

 

 

[32]           La Cour d’appel fédérale qui a confirmé cette décision dans Pollard, précité, a réitéré comme suit les critères d’application de la définition de « danger » :

16        Aux paragraphes 71 à 78 de ses motifs, l'agent d'appel a passé en revue la jurisprudence de la notion de "danger". Se fondant plus particulièrement sur la décision de notre Cour dans Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156, et sur celle de la juge Gauthier dans Verville c. Canada (Service correctionnel), 2004 CF 767, l'agent d'appel a déclaré que le risque, la situation ou la tâche peuvent être existants ou éventuels; qu'en l'espèce, le risque était éventuel en soi; que, pour conclure à la présence d'un danger, il faut déterminer dans quelles circonstances le risque éventuel est raisonnablement susceptible de causer des blessures, et établir que ces circonstances se présenteront dans l'avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable; que pour conclure à la présence d'un danger, il s'agit de déterminer les probabilités que ce qu'affirme le plaignant se produise plus tard; que le risque doit être raisonnablement susceptible de causer des blessures avant qu'il ne soit écarté; et qu'il n'est pas nécessaire d'établir à quel moment précis le risque surviendra, ni qu'il survient chaque fois.

 

17        Cet énoncé du droit est irréprochable ou, à tout le moins, il est raisonnable au sens de l'arrêt Dunsmuir.

 

[33]           Dans Martin c Canada (Procureur général), 2005 CAF 156, [2005] 4 RCF 637, le juge Rothstein a énoncé, au paragraphe 42, le rôle de la Cour dans son analyse de la décision d’un agent d’appel :

Il n'appartient pas à notre Cour d'apprécier ces éléments de preuve ou de tirer des conclusions sur la question de savoir si la preuve permettait de conclure que l'on pouvait raisonnable s'attendre à ce que des gardiens de parc soient blessés ou même si l'on devrait fournir des armes de poing aux gardiens de parc. Cette décision incombe à l'agent d'appel. La Cour doit toutefois déterminer si l'agent d'appel a tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents. En ne tenant pas compte de tous les éléments de preuve pertinents en l'espèce, l'agent d'appel a agi de façon manifestement déraisonnable.

 

[Je souligne]

 

[34]           Avec égards, je considère par ailleurs qu’en l’espèce, l’agente d’appel n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents et que ce faisant, elle a rendu une décision déraisonnable.

 

[35]           L’agente d’appel a analysé deux risques : (1) le risque d’agression par un individu armé qui serait demeuré sur les lieux de l’opération avant l’entrée des agents de l’ASFC parce que les lieux n’auraient pas été correctement sécurisés; et (2) le risque qu’un individu pénètre dans les lieux de la perquisition durant l’opération parce qu’ils n’auraient pas été surveillés correctement pendant l’opération.

 

[36]           La conclusion de l’agente d’appel en regard du premier risque identifié m’apparaît tout à fait raisonnable. Elle a conclu, en se basant sur des éléments de preuve pertinents, que la possibilité que la première des circonstances puisse se produire était réduite au minimum.

 

[37]           C’est le raisonnement de l’agente d’appel à l’égard du deuxième risque qui, à mon avis, pose problème. L’agente d’appel a conclu qu’il n’existait pas plus qu’une simple possibilité que le risque qu’un individu pénètre le lieu de perquisition durant l’opération et cause des blessures au demandeur survienne. Le problème ne réside pas tant dans cette conclusion que dans sa justification.

 

[38]           L’agente d’appel a fondé cette conclusion sur la possibilité qu’avait le demandeur de refuser d’entrer sur les lieux ou d’y exécuter son travail s’il constatait ou s’il avait des doutes que le périmètre des lieux était bien gardé. Cette conclusion ne tient pas compte du fait que, même si les mesures de surveillance mises en place étaient adéquates au départ, ces circonstances sont susceptibles de changer en cours d’opération. Le cas échéant, le fait que le demandeur ait eu la possibilité de refuser d’entrer dans les lieux avant l’opération n’est plus la seule considération pertinente aux fins d’évaluer le risque que quelqu’un pénètre dans le périmètre durant l’opération. La conclusion de l’agente d’appel est d’autant plus étonnante qu’elle reconnaît qu’il n’existait pas dans les plans d’intervention du SPVM de mesures particulières visant à assurer la protection des agents de l’ASFC après que le lieu ait été inspecté et sécurisé.

 

[39]           Je considère que la décision de l’agente d’appel ne permet pas de déterminer si elle a considéré la preuve suivant laquelle les perquisitions surviennent dans des circonstances dynamiques qui peuvent changer et évoluer en cours d’opération. Elle a fait une analyse incomplète : elle a tenu compte des circonstances prévalant lorsque le demandeur arrive sur les lieux de la perquisition, mais non pas de celles pouvant se développer en cours d’opération. Ce volet, qui avait été invoqué par le demandeur, était tout aussi pertinent et il a été escamoté par l’agente d’appel. Or, plusieurs éléments de preuve étaient pertinents aux fins d’évaluer et de mesurer les risques de blessures associés à l’hypothèse qu’une ou des personnes pénètrent dans le périmètre sécurisé durant l’opération, notamment : 

1.    La nature des milieux dans lesquels les perquisitions sont effectuées;

2.    Les témoignages du demandeur et de son collègue L. Moreau qui ont indiqué que lors de fouilles dans des résidences privées, ils étaient seuls dans la majorité des pièces où ils travaillaient;

3.    Le témoignage du demandeur indiquant qu’il avait travaillé seul dans un sous-sol n’ayant qu’une porte d’accès et que lorsqu’il a trouvé l’objet de la fouille et appelé les policiers qui se trouvaient à l’étage, plusieurs minutes se sont écoulées avant qu’ils viennent le trouver;

4.    Le témoignage du demandeur déclarant que lors d’une fouille exécutée à l’extérieur, les policiers de garde sont demeurés dans leur véhicule et qu’aucune garde proche ne lui avait été offert.

5.    Le témoignage de L. Moreau qui a déclaré qu’il n’avait jamais eu l’impression ou ressenti que les policiers sur les lieux étaient là pour le protéger lors des fouilles.

6.    Les témoignages du demandeur et de L. Moreau lorsqu’ils ont déclaré n’avoir jamais été escortés par des policiers pour faire le trajet entre leur voiture et le lieu de perquisition, et vice-versa, et plus particulièrement, le témoignage du demandeur lorsqu’il a indiqué qu’il lui était arrivé de devoir se rendre à sa voiture durant une opération pour y prendre des outils.

7.    Le témoignage de R. Groulx, membre de la GRC, quant au caractère dynamique des opérations et des possibilités que les circonstances changent durant l’opération.

8.    Le témoignage du demandeur et de L. Moreau sur la formation qu’ils ont reçue pour parer à des attaques avec leur équipement de défense et sur leur vulnérabilité s’ils faisaient l’objet d’attaque alors qu’ils n’avaient pas leur équipement de défense;

9.    Le témoignage d’Y. Patenaude du SPVM qui a déclaré que si le périmètre d’un lieu de perquisition n’est pas sous bonne garde, n’importe qui peut s’introduire dans le lieu. 

 

[40]           Je ne veux pas préjuger du poids que l’agente d’appel aurait dû accorder à ces éléments à la lumière de l’ensemble des autres éléments de preuve, mais ces éléments étaient pertinents et il est impossible de savoir le poids que l’agente d’appel leur a accordé ou encore si elle leur a accordé quelque poids que ce soit. Cette omission rend sa décision déraisonnable.

 

[41]           Dans Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR. 35, 83 ACWS (3d) 264, le juge Evans a énoncé avec à propos les éléments de preuve qui doivent transparaître dans une décision pour saisir le cheminement du tribunal :

16        Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal […] et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve […]. Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

 

17        Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » […] Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés.

 

[42]           En précisant qu’elle appuyait sa conclusion d’absence de danger sur le fait que le demandeur pouvait décider ne pas entrer dans le lieu de la perquisition s’il avait des doutes quant à la qualité de la surveillance, l’agente d’appel a fait une analyse incomplète. Elle a omis d’évaluer la possibilité d’un changement de circonstances pendant l’opération et se faisant d’analyser la preuve pertinente à cette fin.

 

[43]           Je considère donc que l’agente d’appel a omis de traiter des éléments de preuve qui étaient pertinents aux fins de l’analyse qu’elle devait faire. Il n’était pas suffisant de mentionner ces éléments de preuve dans d’autres sections de sa décision sans indiquer le poids qu’elle leur accordait dans son analyse.

 

[44]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[45]           Le demandeur n’a pas demandé de dépens et aucune ordonnance dans ce sens n’est émise.   


 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agente d’appel est cassée et le dossier est retourné à l’agente d’appel afin qu’elle complète son analyse à la lumière des motifs du présent jugement. Le tout sans frais.

 

 

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-2001-10

 

INTITULÉ :                                       DAVID LAROCHE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 24 octobre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 12 décembre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

James Cameron

 

POUR LE DEMANDEUR

Martin Charron

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne, & Yazbeck LLP/s.r.l.

Ottawa, Ontario

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Ontario

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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