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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

Date: 20111219

Dossier : IMM-2726-11

Référence : 2011 CF 1443

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2011

En présence de monsieur le juge Boivin

 

ENTRE :

 

MACIEL MARTINEZ LUCAS

MARIA MARTHA OSORNO DE SOSA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi), relativement à une décision datée du 1er avril 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié (le Tribunal) a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés ni de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

I.                   Le contexte

A.   Le contexte factuel

[2]               La demanderesse principale, Maria Martha Osorno de Sosa (la demanderesse) et son conjoint Maciel Martinez Lucas (le demandeur) sont des citoyens mexicains qui demandent l’asile.

 

[3]               La demanderesse allègue qu’elle est victime d’agression et de harcèlement sexuel répétitif perpétrés par un agent de la police fédérale mexicaine qui fréquentait son comptoir de tortillas situé dans la ville de Mexico. La demanderesse identifie cet individu comme étant « Benito ».

 

[4]               Le 27 mai 2007, la demanderesse soutient, qu’à la suite des avances sexuelles de la part de Benito, qu’elle a lancé un chaudron chaud de tortillas contenant une petite quantité d’huile entre les jambes de Benito, brûlant ce dernier. Benito aurait réagi en insultant et en menaçant la demanderesse. Après l’incident, la demanderesse allègue que Benito a continué ses visites au comptoir et il est devenu de plus en plus vulgaire et menaçant envers elle.

 

[5]               Le 28 juin 2007, la demanderesse affirme que Benito est venu au comptoir ivre et a fait des attouchements inappropriés sur la demanderesse. Elle allègue que Benito voulait la faire monter dans son véhicule. Le demandeur est venu porter secours à la demanderesse, mais Benito a sorti une arme à feu et a tiré des coups de feu en l’air et a menacé le demandeur.

 

[6]               Craignant pour sa vie, le demandeur s’est enfui chez sa mère.

 

[7]               Le 14 juillet 2007, après avoir retiré de l’argent, la demanderesse est agressée par deux hommes qui lui volent son argent. Une heure après le vol, la demanderesse soutient que ces mêmes hommes sont venus à sa maison, se sont identifiés comme étant des policiers et ont demandé à parler avec le demandeur.

 

[8]               Le 15 juillet 2007, les mêmes policiers – cette fois accompagnés de Benito – visitent la maison de la mère de la demanderesse. Ils insistent pour voir la demanderesse. Cette dernière soutient aussi qu’ils ont menacé sa mère et déclaré qu’ils reviendraient avec un mandat de perquisition pour fouiller la maison.

 

[9]               Le 16 juillet 2007, la demanderesse se rend au ministère public et dénonce ces événements. Le lendemain, elle allègue que Benito l’a appelé, l’a accusé de l’avoir dénoncé et a menacé de la tuer.

 

[10]           Par conséquent, la demanderesse s’enfuit chez la mère du demandeur. Les deux quittent le Mexique pour le Canada, le demandeur le 4 juillet 2007 et la demanderesse le 4 août 2007. Maciel Martinez Lucas et Maria Martha Osorno de Sosa ont demandé l’asile à leur arrivée à l’aéroport de Montréal.

 

B.         La décision contestée

[11]           Dans sa décision rendue le 1er avril 2011, le Tribunal conclut que les questions déterminantes sont la crédibilité des demandeurs et la protection de l’État.

 

[12]           D’une part, en ce qui concerne la crédibilité, le Tribunal note plusieurs contradictions et omissions dans le témoignage de la demanderesse et a déterminé qu’elle n’est pas crédible.

 

[13]           D’autre part, en ce qui concerne la question de la protection de l’État, le Tribunal conclut que la protection de l’État était adéquate. Le Tribunal rappelle que les États démocratiques sont présumés capables de protéger leurs citoyens. En vertu de l’affaire Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, [1993] ACS no 74, cette présomption peut seulement être réfutée par une preuve « claire et convaincante » de l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Le Tribunal détermine que les demandeurs n’ont pas soumis de preuve à cet effet. Aussi, le Tribunal fait sien le raisonnement de la décision à caractère persuasif de la Section de la protection des réfugiés dans le dossier TA6-07453 (26 novembre 2007).

 

[14]           Le Tribunal note de plus que la demanderesse s’est plainte au ministère public le 15 juillet 2007 et a subséquemment quitté le pays le 4 août 2007 – soit un peu plus de deux semaines plus tard. Le Tribunal observe qu’elle n’a pas fait de suivi, elle n’a pas consulté un supérieur hiérarchique, elle n’est pas allée à la police fédérale et elle n’a pas déposé de plainte à la Commission des droits de la personne. Quoique la demanderesse ait expliqué qu’elle n’a pas entrepris ces démarches parce qu’elle avait peur, le Tribunal est d’avis qu’elle ne pouvait pas invoquer la crainte subjective pour réfuter la présomption du caractère adéquat de la protection de l’État. En conséquence, le Tribunal décide que la demanderesse n’a pas fait les efforts requis pour chercher la protection dans son pays. Le Tribunal rejette donc la demande.

 

 

II.                 La question en litige

[15]           Dans le présent contrôle judiciaire, la seule question en litige est la suivante :

Le Tribunal a-t-il erré dans son évaluation de la crédibilité de la demanderesse principale et de la protection de l’État mexicain?

 

III.              Les dispositions législatives applicables

[16]           Les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés se lisent comme suit :

NOTIONS D’ASILE, DE REFUGIE ET DE PERSONNE À PROTEGER

 

 

Définition de « réfugié »

 

A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

REFUGEE PROTECTION, CONVENTION REFUGEES AND PERSONS IN NEED OF PROTECTION

 

Convention refugee

 

A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Personne à protéger

 

(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Person in need of protection

 

(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

IV.              La norme de contrôle applicable

[17]           Il est de jurisprudence constante que les conclusions du Tribunal relatives à la crédibilité et à la protection de l’État sont révisables selon la norme de la décision raisonnable (voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, [2007] ACF no 584 [Hinzman]; Aguebor c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), (1993) 42 ACWS (3d) 886, 160 NR 315 [Aguebor]). En conséquence, il incombe à la Cour d’évaluer si la décision du Tribunal possède des « attributs de la raisonnabilité » compte tenu de « la justification de la décision, [de] la transparence et [de] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que de] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47).

 

V.                Arguments

[18]           Les demandeurs allèguent que les conclusions du Tribunal quant à la crédibilité de la demanderesse et quant à la protection de l’État sont déraisonnables.

 

[19]           Premièrement, en ce qui concerne la question de la crédibilité, les demandeurs soutiennent que le Tribunal n’a pas tenu compte des éléments de preuve déposés au dossier, notamment la plainte effectuée par la demanderesse auprès du ministère public au Mexique. En outre, les demandeurs affirment que la décision du Tribunal est axée uniquement sur des détails mineurs et périphériques dans le témoignage de la demanderesse et que ces détails n’étaient pas des omissions fautives, mais plutôt des omissions innocentes. En vertu de l’affaire Djama c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), [1992] ACF no 531, les demandeurs soutiennent qu’« en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité ou concernant un manque de crédibilité, la commissaire doit avoir la certitude que la preuve est incohérente, plutôt que simplement floue » (Dossier du demandeur, p 45). La demanderesse plaide que le décideur a nettement exagéré la portée des quelques hésitations, imprécisions ou contradictions apparentes dans son témoignage vu son faible niveau d’éducation. D’ailleurs, les demandeurs avancent que le Tribunal a omis de tenir compte de la piètre qualité de la traduction du narratif de la demanderesse dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), notamment sa réponse à la question 31, et les difficultés inhérentes à traduire en français une terminologie mexicaine spécifique (« Chingara »).

 

[20]           Quant à la question de la protection de l’État, les demandeurs prétendent que l’analyse du Tribunal est manifestement fautive à la lumière des informations incluses dans le Cartable national de la documentation sur le Mexique. La demanderesse invoque l’absence de protection pour les femmes victimes de violence sexuelle au Mexique et le fait que le Tribunal a omis de traiter de cette preuve, notamment des pièces 2.4, 5.2, 9.1 et 10.1. La demanderesse allègue également qu’elle ne pouvait pas faire un suivi de sa plainte sans mettre sa vie en danger. La demanderesse conteste aussi la conclusion du Tribunal à l’effet que le Mexique est un État pleinement démocratique. Finalement, la demanderesse conteste le fait que le Tribunal a adopté le raisonnement de la décision TA6-07453 puisque ce cas ne concernait pas une situation où un policier judiciaire et ses acolytes étaient les persécuteurs d’une femme harcelée sexuellement.

[21]           Pour sa part, le défendeur soutient que la décision du Tribunal était entièrement raisonnable. Sur la question de la crédibilité, le défendeur affirme que la demanderesse n’a pas démontré qu’elle a été menacée et agressée par un individu identifié comme « Benito » en raison de plusieurs lacunes dans son FRP et son narratif. Le défendeur réitère les conclusions du Tribunal ayant trait au fait que le témoignage de la demanderesse est contradictoire et confus sur plusieurs éléments essentiels. Le défendeur allègue que les explications données par la demanderesse face à certaines de ces omissions n’étaient pas raisonnables. En outre, à l’encontre de l’argument de la demanderesse à l’effet que le Tribunal avait l’obligation de traiter de la « problématique » soulevée par la traduction du premier FRP, le défendeur explique que ce sujet a longuement été évoqué durant l’audience devant le Tribunal (Dossier du Tribunal, pp. 193 et suivantes) et que le Tribunal avait connaissance des modifications au narratif de la demanderesse et des motifs pour ces corrections.

 

[22]           Concernant la question de la protection de l’État, le défendeur déclare que la demanderesse, en déposant une seule plainte et sans faire de suivi, ne s’est pas prévalue de la protection des autorités mexicaines avant de quitter le pays pour le Canada (voir Castillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 134, [2011] ACF no 191, au para 29). D’ailleurs, le défendeur note que les demandeurs n’ont pas fait de suivi de cette plainte dans les trois (3) ans et demi qui ont précédé l’audience du 1er août 2011. Quoique les demandeurs allèguent que le Tribunal a « fait défaut de tenir compte » de la plainte déposée auprès du ministère public, le défendeur affirme que cet argument est sans fondement et réfère aux paragraphes 11, 24, 28 et 30 de la décision du Tribunal. Le défendeur maintient que la demanderesse n’a pas réussi à réfuter la présomption de la protection adéquate de l’État. Le défendeur fait valoir que la jurisprudence de la Cour fédérale indique que le Mexique est reconnu comme un pays démocratique qui peut protéger ses citoyens malgré le fait que cette protection n’est pas parfaite. Le défendeur réitère la conclusion du Tribunal qu’une conviction subjective n’est pas suffisante pour réfuter la présomption de protection étatique. Finalement, le défendeur avance qu’il était loisible pour le Tribunal de citer et d’adopter le raisonnement de la décision TA6-07453 du 26 novembre 2007 (Mendoza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration), 2010 CF 648, [2010] ACF no 788, au para 38, [Mendoza]).

 

VI.              L’analyse

[23]           Lors de l’audience, les parties ont débattu de la question de la crédibilité. La Cour rappelle que la crédibilité de la preuve est une question de fait et la Cour doit faire preuve de beaucoup de retenue à l’égard des conclusions du Tribunal sur cette question (Aguebor, ci-dessus). La déférence de la Cour n’est pas pour autant absolue. En effet, si le Tribunal tire des conclusions déraisonnables, la Cour sera justifiée d’intervenir. Toutefois, si les conclusions du Tribunal sont raisonnables, la Cour n’interviendra pas. La Cour rappelle que le simple désaccord du demandeur avec les conclusions du Tribunal est insuffisant pour justifier l’intervention de la Cour.

 

[24]           En l’espèce, la Cour est d’avis qu’à la lumière du dossier, de la preuve et des conclusions des parties, les conclusions du Tribunal sur la question de la crédibilité, malgré le désaccord du demandeur, sont raisonnables pour les raisons suivantes :

1.          La demanderesse a affirmé que les policiers judiciaires s’adressaient à Benito comme commandant. Cependant, ce fait ne figurait pas dans le premier récit de la demanderesse. Elle a expliqué cette incohérence en disant qu’elle ne pensait pas que ceci était important et que c’était la faute de son ancien avocat. Dans un autre temps, elle a affirmé que c’était la faute de l’interprète de son ancien avocat.

 

2.           La demanderesse a témoigné aussi que les policiers qui sont venus à la maison de sa mère l’ont menacé de mort et ont référé à la « Chingara ». Toutefois, ce fait était aussi absent de son récit. La demanderesse n’avait pas d’explication convaincante sur ce point et les arguments du procureur du défendeur n’ont pas convaincu cette Cour.

 

3.          La question suivante a été posée à la demanderesse par l’agent d’immigration et par le Tribunal : « qui craignez-vous si vous retourniez dans votre pays d’origine ». Elle a répondu qu’elle craignait la police judiciaire. Le Tribunal a noté qu’elle n’a pas mentionné Benito. Le Tribunal l’a questionné sur ce point et elle n’avait pas d’explication pour cette omission.

 

4.          Finalement, le Tribunal a observé que la demanderesse a témoigné que Benito avait une radio et un pistolet et que sa voiture ne portait pas de plaque. Cependant, ces faits étaient aussi omis de son récit. Une fois de plus, la demanderesse n’a pas fourni d’explications.

 

[25]           Ceci étant, la Cour estime que le Tribunal a erré dans son analyse relativement à la question de la protection de l’État pour les raisons qui suivent.

 

[26]           Au paragraphe 31 de la décision, le Tribunal écrit que « le tribunal a passé en revue les motifs de la décision à caractère persuasif de la Section de la protection des réfugiés (SPR) dans le dossier TA6-07453, datée du 26 novembre 2007, et adopte son raisonnement en ce qui concerne la disponibilité de la protection de l’État ». En fait, le Tribunal a simplement incorporé par référence la décision dans le dossier TA6-07453 (Dossier du Tribunal, p. 33). Ce faisant, le Tribunal a omis d’expliquer le contenu de la décision dans le dossier TA6-07453, d’en tracer des parallèles avec la cause en l’espèce et/ou d’y apporter les nuances qui s’imposent. En adoptant cette approche expéditive et ce raccourci, le Tribunal a commis une erreur.

 

[27]           De façon générale, dans l’affaire Badilla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 535, [2005] ACF no 661 [Badilla], madame la juge Layden-Stevenson, alors juge puînée, reprenant les propos énoncés par la Cour d’appel fédérale, à mentionné ce qui suit:

[30] Dans Koroz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 261 N.R. 71 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a conclu qu'un tribunal peut « adopter le même raisonnement qu'un autre tribunal » s'il est saisi de la même preuve documentaire pour conclure à l'existence d'une possibilité de refuge dans le même pays. La Cour a souligné que cela « ne revient pas à dire qu'une formation peut automatiquement adopter les conclusions de fait d'autres formations ». Lorsqu'il s'agit de déterminer des faits « concernant la situation qui régnait au pays vers la même époque, une formation peut se fonder sur le raisonnement d'une formation antérieure au sujet de la même preuve documentaire. » Enfin, la Cour a déclaré que « lorsqu'une formation estime qu'elle doit adopter l'analyse d'une autre formation au sujet de la même preuve concernant une telle question, rien ne l'empêche légalement de se fonder sur cette analyse ».

 

[31] Ce raisonnement s'applique également à la question de la crainte objective ou de la protection de l'État : Olah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2001 ACF 382; Piber c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2001 ACF 769; Zambo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2002), 23 Imm. L.R. (3d) 267 (C.F. 1ère inst.).

[La Cour souligne]

 

[28]           Dans le même ordre d’idées, dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Abdul, 2009 CF 967, [2009] ACF no 1178 [Abdul], ce raisonnement a aussi été adopté par le juge Kelen :

[50] Il est de jurisprudence constante que la technique consistant à joindre des extraits des motifs d’une première formation aux motifs d’une seconde est un raccourci qu’on ne devrait pas utiliser (Koroz c. Canada (MCI), (2000) 261 N.R. 71, 9 Imm. L.R. (3d) 12, le juge Linden, au paragraphe 4). Les décisions passe-partout peuvent soulever certains doutes (Mohacsi c. Canada (MCI), [2003] A.C.F. no 586 (QL), le juge Martineau, au paragraphe 64).

 

[51] Avant que le tribunal puisse se rapporter sans risque d’erreur aux conclusions tirées par un autre tribunal au sujet de l’existence d’une protection étatique, il doit être convaincu que, dans les deux cas, les circonstances sont suffisamment semblables pour autoriser un rapprochement, et il doit s’assurer qu’il n’omettra pas également de tenir compte, dans la décision qu’il est appelé à rendre, des éléments de preuve qui n’ont pas été pris en considération par l’autre tribunal (Ali c. Canada (MCI), 2006 CF 1360, 58 Imm. L.R. (3d) 202, la juge Gauthier, au paragraphe 25).

 

[52] En revanche, un tribunal peut adopter le même raisonnement qu’un autre tribunal lorsqu’il dispose de la même preuve documentaire au sujet de la situation qui régnait au pays ou au sujet de l’existence d’une possibilité de refuge dans le même pays, mais il doit éviter d’adopter automatiquement les conclusions de fait d’autres formations (Koroz, précité, au paragraphe 3).

 

[53] Un tribunal peut par ailleurs reprendre la structure de la décision d’un autre tribunal et faire certaines erreurs de rédaction au sujet des compétences et des détails personnels de l’intéressé, à condition de les corriger plus loin dans sa décision et que « la Commission [ait] analysé en profondeur la situation de fait de chacun des demandeurs et [en ait] tenu compte » (Gil c. Canada (MCI), 2005 CF 1418, la juge Layden-Stevenson, au paragraphe 13).

[La Cour souligne]

 

[29]           De façon plus spécifique, dans une cause où il était également question de la décision à caractère persuasif TA6-07453 (Castillo; Mendoza), la Cour a affirmé qu’il devait [y] avoir « une preuve factuelle semblable » afin d’être en mesure d’appliquer le raisonnement des décisions à caractère persuasif :

[38] À mon avis, la décision de la Commission est erronée parce qu’elle est incompatible avec la décision à caractère persuasif rendue par la Commission quant à l’existence de la protection de l’État au Mexique (TA6-07453) et avec de nombreuses décisions de la Commission fondées expressément ou implicitement sur cette décision à caractère persuasif. Dans cette décision, la Commission a conclu que le Mexique était une démocratie et possédait une force policière « préventive » et une force policière judiciaire opérationnelle, qu’il faisait face à des problèmes liés à la corruption et au trafic de stupéfiants, mais que l’État déployait de « sérieux efforts » pour s’attaquer à ces problèmes. Dans la décision contestée en l’espèce, la Commission a estimé que les enlèvements et les extorsions commis par les agents de police étaient tellement « répandu[s] au Mexique » que le risque d’en être victime aux mains d’agents de police, comme les demandeurs l’ont été en l’espèce, constitue un risque auquel sont généralement exposées les autres personnes au Mexique.

 

[…]

 

[40] Les décisions d’un commissaire ne lient pas les autres commissaires; cependant, la cohérence administrative, objectif louable s’il en est un, exige que des situations factuelles et légales semblables entraînent des décisions semblables. C’est d’autant plus vrai en ce qui a trait aux « décisions à caractère persuasif ». La Commission a affirmé que « [l]’application des décisions à caractère persuasif permet à la CISR de favoriser l’application cohérente de la loi d’une manière transparente ». La Commission n’exige pas que ses commissaires expliquent pourquoi une décision à caractère persuasif n’a pas été suivie. Néanmoins, si une décision à caractère persuasif est pertinente quant à un aspect important d’une affaire dont est saisie la Commission, que cette affaire renferme une preuve factuelle semblable à celle présentée dans la décision à caractère persuasif et que la Commission s’écarte de façon marquée de la conclusion tirée dans cette décision, la Commission doit alors expliquer dans une certaine mesure pourquoi elle s’en est écartée. En l’espèce, aucune explication n’a été donnée.

[La Cour souligne]

 

[30]           Donc, a contrario, si des différences pertinentes existent entre une décision à caractère persuasif et la décision du Tribunal, mais que le Tribunal décide de faire référence à la décision à caractère persuasif, il doit alors motiver sa décision.

 

[31]           Or, en comparant la décision TA6-07453 et la décision du Tribunal, la Cour note que le contexte de la décision TA6-07453 (Dossier du Tribunal, p. 33) diffère de la présente affaire. En effet, la décision TA6-07453 porte sur la protection de l’État au Mexique dans le contexte de la corruption alors que, dans la présente affaire, il est question de harcèlement sexuel.

 

[32]           Ainsi, compte tenu de cette différence factuelle importante entre la décision TA6-07453 et la présente affaire (corruption et harcèlement sexuel), le Tribunal ne pouvait passer sous silence certains documents au dossier portant sur la violence faite aux femmes au Mexique. A titre d’exemple, le document 2.4 intitulé « Canada. Février 2007. Commission de l’immigration et du statut du réfugié du Canada (CISR). Mexique : la situation des témoins des crimes et de la corruption, des femmes victimes de violences et des victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle » et le document 5.2 du cartable intitulé « Amnesty International (AI), Août 2008. Women’s Struggle for Safety and Justice: Violence against Women in the Family in Mexico. (AMR 41/021/2008) » sont absents de la décision du Tribunal et ne sont aucunement traités dans la décision TA6-07453.

 

[33]           En conséquence, la Cour est d’avis que le Tribunal a erré en incorporant tout simplement par référence la décision TA6-07453 sans aucune mention des circonstances propres à la décision TA6-07453 et la décision du Tribunal. Le Tribunal a donc commis une erreur en omettant de tenir compte des éléments de preuve qui n’ont pas été pris en considération dans la décision TA6-07453, - c’est-à-dire le contexte de violence faite aux femmes au Mexique - et qui avaient leur importance.

 

[34]           En effet, bien qu’un demandeur d’asile ne puisse se baser uniquement sur la preuve documentaire étayant certaines failles dans le système de justice de son pays d’origine pour demander l’asile et invoquer l’insuffisance de la protection de l’État uniquement sur la base de la peur subjective (Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 393, [2010] ACF no 437), un Tribunal n’est pas pour autant soustrait de son obligation de faire référence et de commenter les documents pertinents et importants dans sa décision (Cepeda-Gutierrez c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264) et d’apporter les nuances qui s’imposent dans une décision motivée à laquelle a droit la demanderesse.

 

[35]           Dans les circonstances, la Cour conclut qu’en incorporant automatiquement et simplement par référence la décision TA6-07453 - sans plus - la conclusion du Tribunal concernant l’existence de la protection de l’État est déraisonnable et ne peut être maintenue.

 

[36]           Pour toutes ces raisons, l’intervention de la Cour est donc justifiée. Il n’y a pas de question à certifier.

 

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée pour un nouvel examen devant un Tribunal différemment constitué. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2726-11

 

INTITULÉ :                                       MACIEL MARTINEZ LUCAS et al

                                                            c MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 5 décembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :                      le 19 décembre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Alain Joffe

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Daniel Latulippe

Me Lyne Prince

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Alain Joffe

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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