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Date : 20120221

Dossier : IMM‑4141‑11

Référence : 2012 CF 235

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 février 2012

En présence de M. le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

ABDUL SHEMA SHAKA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision en date du 25 mai 2001 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de lui reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention (Convention des Nations Unies relative au statut de réfugié, R.T. Can. 1969 no 6) ou celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

Les faits

[2]               Le demandeur est né en Ouganda de parents rwandais. Sa mère a déposé une plainte devant les tribunaux gacaca contre des personnes qui auraient commis des crimes commis lors du génocide rwandais. Le demandeur affirme que lui et les membres de sa famille ont fait l’objet de menaces visant à les intimider et à les empêcher de donner suite à la plainte en question. Le demandeur s’est alors rendu en Ouganda. Il a ensuite obtenu un visa d’étudiant pour entrer aux États‑Unis.

 

[3]               Après son arrivée aux États‑Unis, le demandeur n’a pas fait d’études et il n’a pas présenté de demande d’asile. Il s’est rendu au Canada environ un mois plus tard et il a demandé l’asile en invoquant ses origines ethniques tutsies et son appartenance au groupe social des « témoins gacaca ». Sa demande a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés. Certes, la Commission a exprimé des doutes quant à la crédibilité du demandeur, mais la question déterminante était celle de l’existence d’une protection de l’État au Rwanda. La Commission a conclu :

Après avoir examiné les éléments de preuve disponibles, le tribunal conclut que le demandeur d’asile n’a pas réfuté avec des éléments de preuve clairs et convaincants la présomption selon laquelle la protection de l’État était adéquate. Après avoir tenu compte de la preuve documentaire, le tribunal conclut, à la lumière de la jurisprudence, que l’État assurerait une protection adéquate au demandeur d’asile, comme c’était le cas dans le passé, s’il devait retourner au Rwanda. Par conséquent, la demande d’asile présentée suivant les articles 96 et 97 de la LIPR doit être rejetée.

 

 

Question en litige

[4]               La question en litige dans la présente affaire est celle de savoir si la décision par laquelle la Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur est raisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190.

 

Analyse

[5]               Le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales (L.R.C., 1985, ch. F‑7) (la Loi), confère à notre Cour le pouvoir de prendre certaines mesures prévues par la Loi si elle est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l’exercer;

 

b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

 

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

 

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

 

e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;

 

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

(a) acted without jurisdiction, acted beyond its jurisdiction or refused to exercise its jurisdiction;

 

(b) failed to observe a principle of natural justice, procedural fairness or other procedure that it was required by law to observe;

 

 

(c) erred in law in making a decision or an order, whether or not the error appears on the face of the record;

 

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

 

 

(e) acted, or failed to act, by reason of fraud or perjured evidence; or

 

 

(f) acted in any other way that was contrary to law.

 

 

[6]               Le demandeur soulève, dans son mémoire, deux questions qui sont vraisemblablement plaidées en vertu de l’alinéa 18.1(4)d) ou de l’alinéa 18.1(4)f), en l’occurrence :

                                                               i.      Le commissaire a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que le Rwanda est une démocratie à peine naissante et en conséquence omis de reconnaître que la présomption de la protection de l’État pouvait plus facilement être réfutée?

                                                             ii.      Le commissaire a‑t‑il commis une erreur en n’examinant pas dans quelle mesure l’État pouvait effectivement protéger le demandeur?

 

[7]               La première erreur reprochée à la Commission est essentiellement d’avoir mal analysé la demande d’asile du demandeur et d’avoir commis de ce fait une erreur de droit. J’estime que la Commission n’a pas commis l’erreur qui lui est reprochée. En ce qui concerne la seconde erreur, j’estime que la décision résiste à un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable.

 

[8]               Le principal argument que le demandeur fait valoir est que la Commission n’était pas consciente ou n’a pas tenu compte du fait que le Rwanda est une démocratie naissante ou qu’elle a choisi de ne pas le considérer comme tel. Si elle avait reconnu ce fait, le demandeur aurait eu droit à l’application d’un critère moins strict pour réfuter la présomption de la protection suffisante de l’État. Cet argument n’est pas fondé. Dans la décision Perez Mendoza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 119, au paragraphe 33, le juge François Lemieux a résumé certains des principes juridiques pertinents en matière de protection de l’État :

La preuve pouvant être présentée pour démontrer que la protection de l’État n’aurait pu raisonnablement être assurée comprend : le témoignage des personnes qui sont dans une situation semblable à celle du demandeur, son propre témoignage au sujet de la protection de l’État et une preuve documentaire (Ward).

 

La norme de preuve est celle de la prépondérance des probabilités (Carrillo).

 

La qualité d’une telle preuve sera proportionnelle au degré de démocratie d’un État (Avila).

 

Le degré de démocratie peut diminuer si l’État tolère la corruption de ses institutions (Avila).

 

La preuve doit être pertinente, digne de foi et convaincante pour démontrer au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante (Carrillo).

 

 

[9]               Dans la décision Alassouli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 998, aux paragraphes 38 à 42, le juge Yves de Montigny donne quelques précisions au sujet des incidences de l’analyse de la nature de la démocratie sur la présomption selon laquelle l’État offre une protection suffisante. Dans cette décision, le juge de Montigny explique ce qui suit :

[…] je voudrais profiter de l’occasion pour aborder un point évoqué par les parties dans leurs observations, un point qui concerne l’importance à accorder au caractère démocratique d’un État pour savoir dans quelle mesure peut être réfutée la présomption d’existence d’une protection de l’État. L’avocat du demandeur fait valoir que la Jordanie est un royaume dont [traduction] « les lois ne donnent pas aux citoyens le droit de modifier leur monarchie ou leur système de gouvernement ». Il affirme ensuite que la Jordanie se situe donc à l’extrémité inférieure des valeurs démocratiques et que le demandeur est donc tenu uniquement de montrer qu’il a fait un minimum de démarches pour obtenir de l’État une protection.

 

En ce qui concerne le demandeur, je ne peux accepter cet argument. Il est vrai qu’un demandeur d’asile qui vient d’un pays doté d’une panoplie complète d’institutions démocratiques solides doit prouver qu’il s’est véritablement efforcé d’obtenir une protection. On ne saurait douter de ce que la Cour d’appel fédérale voulait dire lorsqu’elle écrivait, dans l’arrêt Kadenko c. Canada (MCI), [1996] A.C.F. no 1376, 143 D.L.R. (4th) 532, que « plus les institutions de l’État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui ».

 

Mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai dans tous les cas. On peut très bien imaginer qu’un État qui n’applique pas un processus électoral démocratique pour choisir ses dirigeants, par exemple une monarchie, puisse néanmoins disposer de mécanismes efficaces pour assurer une protection, à tout le moins pour réprimer la criminalité ordinaire et les comportements antisociaux. Par conséquent, lorsqu’ils se demandent si un État offre ou non une protection, il n’est que logique que, quelle que soit la manière dont un État choisit ses dirigeants, les commissaires soient tenus d’examiner le niveau effectif de protection qu’offre l’État dans ce pays, compte tenu de la situation particulière du demandeur. Si l’autorité de l’État n’est pas menacée, il est fort possible que l’État en question soit disposé et apte à offrir à ses citoyens un niveau acceptable de protection, même si cet État n’atteint pas notre idéal de démocratie.

 

 

[10]           Je ne vois aucune raison de m’écarter de l’analyse du juge de Montigny. La question demeure une question de fait et consiste à se demander, dans chaque cas, si la présomption a été réfutée. La question de savoir si l’on a affaire ou non à une démocratie naissante n’est pas nécessairement déterminante pour savoir s’il s’agit d’un État véritablement démocratique. Les pays qui se trouvent dans une phase transitoire nécessitent peut‑être un examen plus attentif, mais cela ne donne pas naissance à une présomption automatique ni n’entraîne l’application d’un critère moins exigeant contrairement à ce que prétend le demandeur. Le critère est le même pour tous les pays. Le seul élément variable est la quantité d’éléments de preuve exigés pour réfuter la présomption. Pour reprendre les propos du juge de Montigny :

[…] la démocratie ne devrait pas servir de substitut à la notion de protection de l’État. Il existe évidemment un fort lien entre, d’une part, la participation des citoyens aux institutions de l’État et, d’autre part, l’efficacité et l’équité de l’appareil d’État destiné à les protéger. Il n’y a pas de corrélation automatique entre les deux, et la question de savoir si un État offre ou non une protection doit toujours s’appuyer sur une analyse plus nuancée, qui prenne en compte la situation particulière du demandeur d’asile, de même que l’État concerné. [Non souligné dans l’original]

 

 

[11]           Je vais maintenant aborder le second volet de l’argument du demandeur, à savoir que la Commission ne satisfait pas à la norme de contrôle de la décision raisonnable pour ce qui est de son appréciation de la preuve.

 

[12]           L’argument du demandeur repose essentiellement non pas, comme je l’ai déjà expliqué, sur une erreur de fait identifiable, mais plutôt sur un désaccord quant au poids que la Commission a accordé à la preuve.

 

[13]           En ce qui concerne la capacité des autorités rwandaises d’assurer une protection au demandeur, la Commission a conclu ce qui suit :

Le demandeur d’asile a présenté un rapport de Human Rights Watch, daté de janvier 2007, dans lequel les auteurs demandent au gouvernement du Rwanda de réagir aux menaces portées contre la procédure des gacaca. Selon des éléments de preuve plus récents, les autorités rwandaises ont en effet remédié à la situation.

 

Le rapport de 2009 du Département d’État des États‑Unis relate ce qui suit :

 

[traduction]

Le gouvernement a mené des enquêtes sur des personnes accusées d’avoir menacé, blessé ou tué des survivants ou des témoins du génocide ou d’avoir encouragé l’idéologie génocidaire, que la loi définit comme le fait de déshumaniser une personne ou un groupe de personnes affichant les mêmes caractéristiques par la menace, l’intimidation, la diffamation, l’incitation à la violence, la négation du génocide, la revanche, la modification de témoignages ou d’éléments de preuve, l’assassinat, l’intention de tuer ou la tentative de meurtre. Puis, il les a poursuivies en justice. Un groupe de protection spéciale du Bureau de l’autorité nationale responsable des poursuites pénales (anciennement le Bureau du procureur général) a mené une enquête dans 473 cas, dont 181 ont été déposés en cour (voir la section 1.e.) […]

 

La plupart des audiences tenues devant les gacaca se sont déroulées sans incident, mais la violence et les menaces de violence – habituellement proférées par des personnes accusées de crimes liés au génocide – à l’encontre des témoins du génocide ont représenté d’importants problèmes.

 

Le rapport relate également ce qui suit :

 

[traduction]

Le gouvernement a tenu les collectivités locales responsables de la protection des témoins et s’est fié à la défense locale, aux dirigeants locaux, à la police et aux membres de la collectivité pour protéger les témoins. Une force opérationnelle a poursuivi ses efforts pour surveiller les survivants du génocide jugés les plus à risque et les suspects liés au génocide considérés comme étant susceptibles de commettre des attaques violentes. Au cours de l’année, le gouvernement a augmenté le nombre de patrouilles conjointes dans les milieux ruraux avec des survivants et du personnel de sécurité, gardé en détention préventive des suspects liés au génocide afin de prévenir des attaques jugées imminentes par les responsables de la sécurité, multiplié les lignes d’urgence et devancé les audiences devant les gacaca pour les cas où il a été jugé que des attaques violentes pouvaient être faites contre des survivants et des témoins.

 

Voici un extrait du rapport d’Amnesty International :

 

[traduction]

En décembre, plusieurs procédures d’appel et de révision étant encore en cours, la fin du système gacaca a été reportée à la fin de février 2010. Au‑delà de cette date, les nouvelles accusations devaient être déposées devant les juridictions ordinaires.

 

Ce rapport donne à penser que la procédure liée aux gacaca a pris fin, ce qui fait que la question relative à la crainte du demandeur d’asile liée à ce groupe social n’est plus pertinente.

Finalement, l’Operational Guidance Note [lignes directrices opérationnelles] du Royaume‑Uni renferme la conclusion suivante :

 

[traduction]

Malgré le fait qu’il y a eu d’autres rapports révélant du harcèlement, de l’intimidation et même des meurtres de survivants ou de témoins du génocide qui témoignaient devant les gacaca ou devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, les autorités de l’État ont montré une volonté et une capacité de protéger les survivants et les témoins du génocide.

 

Le tribunal a tenu compte de la situation personnelle du demandeur d’asile. Celui‑ci a présenté un rapport de police rédigé à la suite de l’incendie criminel de son domicile familial. Selon le rapport, la police traite l’incident comme un acte criminel, et l’enquête se poursuit. Selon le témoignage même du demandeur d’asile, la police a répondu à sa plainte et s’occupe de la situation.

La police au Rwanda n’est peut‑être pas une institution parfaite, mais là n’est pas le critère applicable. Il faut plutôt que la protection soit adéquate. Après avoir examiné les éléments de preuve disponibles, le tribunal conclut que le demandeur d’asile n’a pas réfuté avec des éléments de preuve clairs et convaincants la présomption selon laquelle la protection de l’État était adéquate. Après avoir tenu compte de la preuve documentaire, le tribunal conclut, à la lumière de la jurisprudence, que l’État assurerait une protection adéquate au demandeur d’asile, comme c’était le cas dans le passé, s’il devait retourner au Rwanda. Par conséquent, la demande d’asile présentée suivant les articles 96 et 97 de la LIPR doit être rejetée.

 

 

[14]           Le demandeur n’a tout simplement pas réussi à démontrer en quoi la Commission n’avait pas tenu compte des éléments de preuve dont elle disposait ou leur avait accordé un poids déraisonnable. Qui plus est, il a été mis fin à la procédure devant les tribunaux gacaca et les plaintes peuvent maintenant être soumises aux tribunaux de droit commun du Rwanda. Le motif de persécution allégué par le demandeur s’est donc volatilisé. La décision est non seulement bien fondée en droit, mais elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard du fait et du droit et elle est donc raisonnable.

 

[15]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[16]           Il n’y a aucune question à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire. Aucune question à certifier n’a été proposée et la présente affaire n’en soulève aucune.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑4141‑11

 

INTITULÉ :                                                   ABDUL SHEMA SHAKA c.
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 19 décembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 21 février 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dov Maierovitz

POUR LE DEMANDEUR

 

Aleksandra Lipska

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gertler, Etienne SRL

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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