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Date : 20120224

Dossier : IMM‑5800‑11

Référence : 2012 CF 259

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

IFTIKHAR ALI et NASEEM KAUSER

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision, en date du 5 août 2011, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de leur reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention (la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] R.T. Can. no 6) ou celle de personnes à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2001, ch. 27 (la LIPR). Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

Les faits

[2]               Les demandeurs, Iftikhar Ali et Naseem Kauser, sont des citoyens du Pakistan. Le demandeur principal, Iftikhar Ali (le demandeur), allègue que les membres de sa famille et lui risquent d’être persécutés par son frère et par un groupe religieux sunnite extrémiste appelé Sepah‑e‑Sahaba (le SSP).

 

[3]               Le demandeur a été élevé comme sunnite, mais, avec le temps, il a été exposé au chiisme par des amis et des collègues de travail et il en est venu à penser que les sunnites et les chiites étaient tous de vrais musulmans. Les membres de sa famille et lui ont assisté à des cérémonies chiites et, en février 2008, il a décidé de se convertir officiellement au chiisme.

 

[4]               Le demandeur a expliqué à la Commission que, peu de temps après sa conversion, un certain Mullah Rashid, du SSP, lui a reproché sa conversion, affirmant que tous les chiites étaient des infidèles. Le demandeur n’a pas pour autant renié la foi chiite.

 

[5]               Le demandeur a expliqué que, le 14 mars 2008, son fils a été agressé et battu par trois hommes alors qu’il conduisait la motocyclette du demandeur. Les hommes ont dénigré la foi chiite et ont dit que, si c’était le demandeur qui avait conduit la motocyclette, ils l’auraient tué. Le demandeur s’est rendu au poste de police en compagnie de son fils, mais les policiers ont d’abord refusé d’enregistrer leur plainte. Ce n’est qu’après plusieurs visites que le demandeur a réussi à convaincre la police de recevoir sa plainte.

 

[6]               Deux membres du SSP ont rendu visite au demandeur en mai 2008 et ont menacé de lui faire du mal s’il ne renonçait pas à la foi chiite. Après cet incident, les demandeurs et leurs enfants ont quitté leur domicile de Sheikhupura et sont allés vivre chez des parents pendant deux mois. Le demandeur a de nouveau fait l’objet de menaces de la part des hommes en question en septembre 2008. Il a signalé les menaces à la police, qui n’était toutefois pas disposée à l’aider. Le demandeur a envoyé sa femme et ses enfants vivre chez des parents et a retiré ses enfants de l’école pour leur sécurité.

 

[7]               Le demandeur affirme que lorsque les parents en question ont découvert qu’il s’était converti, ils lui ont dit que, s’il ne renonçait pas à la foi chiite, on le renierait et le déshériterait. Après que le demandeur eut refusé de renoncer à sa foi, les membres de sa famille ont publié dans le journal un avis indiquant qu’il avait été renié. Une copie de cet avis a été soumise à la Commission.

 

[8]               Le demandeur a déclaré que, le 23 mars 2009, deux hommes ont tenté d’incendier son usine. Le gardien de sécurité a vu deux hommes s’enfuir. L’incendie a vite été maîtrisé, mais une partie de l’équipement a été endommagée. Le demandeur s’est de nouveau présenté au commissariat de police pour signaler l’incendie, mais la police a refusé d’ouvrir une enquête en affirmant que l’incendie avait probablement été causé par un court‑circuit. Le demandeur a parlé de l’incident à un journaliste au poste de police et un article a été publié dans le journal. Cet article a également été soumis à la Commission.

 

[9]               En mai 2009, le frère du demandeur et des membres du SSP ont confronté le demandeur au domicile de membres de sa belle‑famille et l’ont agressé. Le demandeur a consulté un médecin pour faire traiter ses blessures; il avait notamment deux dents endommagées. Les proches du demandeur lui ont également dit que des hommes armés l’attendaient chez lui à Sheikhupura. Le demandeur a alors pris des dispositions pour se rendre au Canada avec sa femme. Il a expliqué qu’il avait fait passer le message que ses enfants l’accompagneraient au Canada pour que personne ne se doute que ses enfants restaient au Pakistan chez un ami à Lahore. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 13 octobre 2009 et ont demandé l’asile en janvier 2010.

 

Décision contrôlée

[10]           La Commission a estimé que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Aux yeux de la Commission, la question déterminante était celle de la crédibilité. La Commission a tiré plusieurs conclusions négatives au sujet de la crédibilité en se fondant sur les motifs suivants :

a.       Le demandeur n’a pas soumis la note médicale originale écrite lors de sa visite chez le médecin à la suite de l’agression dont il avait été victime en mai 2009; il n’avait soumis qu’une note écrite par le médecin le 10 avril 2011. Cette note n’expliquait pas de quelle façon le médecin pouvait se rappeler l’avoir soigné ou de quelle façon les blessures avaient été infligées.

b.      La lettre du président du Jaffaria Trust de Faisalabad (qui confirmait la conversion du demandeur à la foi chiite) ne mentionne rien sur les démarches faites par le demandeur d’asile pour se convertir du sunnisme au chiisme ni sur la durée du processus qui l’avait amené à se convertir. De plus, le tribunal n’avait reçu aucun document provenant d’un chef religieux chiite du Pakistan à propos de l’engagement du demandeur dans la religion chiite avant sa conversion.

c.       La lettre de la société Al‑Eman du Canada n’indiquait pas qu’il s’agissait d’une organisation chiite et ne précisait pas le rôle joué par le demandeur.

d.      La Commission a estimé qu’il n’était pas crédible que le demandeur ait continué à travailler à Lahore jusqu’en octobre 2009 s’il était exposé à des risques depuis le 9 mai 2009 ou même avant cette date.

e.       La Commission n’a pas cru l’allégation du demandeur suivant laquelle son usine avait été incendiée et que la police avait refusé d’enquêter. La Commission a fait observer que le demandeur n’avait pris aucune photo des dommages pour aider la police ou la Commission à analyser l’affaire. La Commission a signalé que le demandeur avait mentionné que l’incendie avait causé peu de dommages parce qu’il avait été maîtrisé, mais que les dommages qui avaient été causés à l’intérieur de son entreprise, notamment aux machines à broder, s’élevaient à 50 000 roupies.

f.        La Commission a estimé qu’il n’était pas crédible que les enfants du demandeur, qui se seraient également convertis à la religion chiite, n’aient rencontré aucun problème à Lahore, où ils vivent depuis mai 2009.

g.       Dans les premiers formulaires de demande d’asile qu’ils ont soumis, les demandeurs ne mentionnaient pas expressément leur conversion du sunnisme au chiisme. Interrogés à savoir qui ils craignaient, ils ont déclaré [traduction] « Le Sepah‑e‑Sahaba et les extrémistes religieux sunnites ». À la question de savoir pourquoi ils demandaient la protection du Canada, ils ont répondu [traduction] « Ma vie est en danger au Pakistan et je ne peux pas compter sur la protection de mon pays. Je demande donc la protection du Canada ».

 

[11]           La Commission a pris acte des éléments de preuve relatifs à la violence religieuse qui existe dans le pays entre le groupe religieux dominant, les musulmans sunnites, et les groupes religieux minoritaires. Toutefois, se fondant sur les conclusions susmentionnées, la Commission a déclaré qu’elle n’était pas convaincue que les demandeurs s’étaient convertis au chiisme. La Commission a par conséquent rejeté leurs demandes d’asile.

 

Question en litige

[12]           La seule question soulevée par la présente demande est celle de savoir si les conclusions tirées par la Commission au sujet de la crédibilité étaient raisonnables (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9).

 

Analyse

[13]           Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que les conclusions tirées par la Commission au sujet de la crédibilité étaient déraisonnables. Bien qu’on doive faire preuve de retenue à l’égard des conclusions tirées par la Commission en matière de crédibilité, j’estime qu’en l’espèce, la Commission n’a pas fondé ses conclusions sur des incohérences ou des contradictions qui auraient été relevées dans les témoignages et que la Commission était la mieux placée pour évaluer. La Commission a plutôt fondé ses conclusions uniquement sur les lacunes de la preuve documentaire présentée à l’appui ainsi que sur de présumées invraisemblances dont aucune n’est à mon avis défendable. La décision devrait par conséquent être annulée.

 

[14]           Il est bien établi en droit que lorsqu’un demandeur d’asile jure que son témoignage est véridique, ce témoignage est présumé véridique à moins qu’il n’existe de solides raisons d’en douter (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302). La Commission a par conséquent commis une erreur en écartant arbitrairement le témoignage du demandeur d’asile sans raison valable.

 

[15]           Le témoignage donné par le demandeur en l’espèce se tenait du début à la fin et était également appuyé par des éléments de preuve documentaires pertinents. La plus grande partie des réserves formulées par la Commission concernaient ce qu’elle estimait être les lacunes de la preuve présentée, comme le fait que le demandeur n’avait pu produire qu’une nouvelle note du médecin au sujet de sa visite à l’hôpital au lieu de l’original, et le manque de détail des lettres d’appui des organismes musulmans pakistanais et canadiens. Ces éléments de preuve documentaires corroboraient toutefois les prétentions du demandeur. Il n’était pas loisible à la Commission de conclure que le demandeur n’était pas crédible simplement parce que les documents soumis ne renfermaient pas tous les détails que la Commission aurait préféré y voir, d’autant plus que la Commission n’avait relevé aucune contradiction dans le témoignage du demandeur ou de contradictions entre son témoignage et les documents produits.

 

[16]           Dans son analyse des éléments de preuve présentés au sujet de la conversion, la Commission a confondu à plusieurs reprises la question de la suffisance de la preuve avec celle de la véracité ou de l’authenticité de la preuve. Il s’agit de concepts distincts. Les éléments de preuve auxquels on n’ajoute pas foi parce qu’ils sont frauduleux, dans le cas de preuves documentaires, ou parce qu’ils sont invraisemblables, dans le cas de témoignages, ne se voient accorder aucune valeur. Par contre, les éléments de preuve documentaires et les témoignages dont l’authenticité ou la véracité est avérée peuvent néanmoins avoir une valeur probante insuffisante pour qu’on puisse établir le bien‑fondé de la demande : l’intéressé ne s’est pas alors acquitté du fardeau de la preuve. En l’espèce, la Commission a confondu de façon répétée les deux concepts, en tirant des conclusions négatives au sujet de la crédibilité du demandeur sur des documents dont la provenance et l’authenticité n’étaient pas remises en question.

 

[17]           Les quelques présumées contradictions ou invraisemblances que la Commission a relevées ne sont pas appuyées par la preuve. La Commission semble conclure que l’argument du demandeur suivant lequel il y avait eu « peu » de dommages contredisait le fait que l’incendie avait vraisemblablement occasionné des dommages d’une valeur de 50 000 roupies. Toutefois, il ressort de la transcription que le demandeur a expliqué que cette somme équivalait à environ 700 ou 800 $. J’estime qu’il est déraisonnable de qualifier ces allégations d’incohérentes, d’autant plus que le demandeur a soumis un article de journal confirmant que l’incendie s’était effectivement produit.

 

[18]           La Commission a également jugé invraisemblable que les enfants du demandeur n’aient rencontré aucune difficulté depuis leur conversion à la foi chiite. Toutefois, ainsi que le demandeur l’explique, la Commission n’a pas tenu compte de l’explication qu’il avait donnée, dans son témoignage, et qui n’a pas été contestée, soit qu’il avait passé le message que ses enfants avaient quitté le pays en sa compagnie alors qu’ils vivaient en fait en secret chez un ami.

 

[19]           Enfin, j’estime qu’il était abusif et arbitraire de la part de la Commission de se fonder sur le fait que le premier formulaire que les demandeurs avaient rempli au point d’entrée ne mentionnait pas explicitement leur conversion de la foi sunnite à la foi chiite. Ce formulaire invite explicitement les demandeurs d’asile à être brefs, étant donné qu’ils auront l’occasion de fournir de plus amples détails par la suite. Les demandeurs ont expliqué que les personnes qu’ils craignaient s’ils devaient retourner au Pakistan étaient [traduction] « Le Sepah‑e‑Sahaba et les extrémistes religieux sunnites ». Cette brève déclaration exposait de façon suffisamment claire le fondement de leur demande d’asile et allait dans le même sens que leurs allégations détaillées ultérieures. À mon avis, la conclusion négative tirée au sujet de la crédibilité sur ce fondement s’explique par une volonté de discréditer le demandeur, ce qui est contraire à la présomption de véracité des témoignages dont la Cour d’appel fédérale traite dans l’arrêt Maldonado, précité.

 

[20]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’elle soit réexaminée par un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et la Cour estime que la présente affaire n’en soulève aucune.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et RENVOIE l’affaire à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour la faire réexaminer par un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et la Cour estime que la présente affaire n’en soulève aucune.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5800‑11

 

INTITULÉ :                                                   IFTIKHAR ALI et NASEEM KAUSER c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 14 février 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 24 février 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Elyse Korman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ildiko Erdei

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Otis & Korman

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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