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Date : 20120229

Dossier : IMM‑5348‑11

Référence : 2012 CF 275

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 29 février 2012

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

NICOLAS HERNANDO MONROY BELTRAN, REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE PATRICIA MONROY

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

 

Contexte

[3]               Nicolas Beltran est un citoyen de la Colombie. Il avait 17 ans au moment de l’audience devant la Commission; sa tante agissait comme sa représentante désignée.

 

[4]               M. Beltran a témoigné et il a été jugé crédible. Pendant ses deux dernières années à l’école secondaire, il avait effectué du travail communautaire pour la Défense civile colombienne. Son rôle consistait notamment à effectuer du sauvetage et de la surveillance et à assurer la sécurité lors de grands événements. Le 20 novembre 2010, son père était à son bureau lorsqu’il a reçu un appel d’un commandant des Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (les FARC). On lui a expliqué que la contribution obligatoire (vacuna) n’avait pas été payée. Après que le père eut refusé de la verser, les FARC ont exigé le recrutement du demandeur. Le père du demandeur a porté plainte à la Police nationale le même jour.

 

[5]               Le 8 décembre 2010, le demandeur a quitté la Colombie seul. Il s’est rendu aux États‑Unis, où il a passé deux jours avant de demander l’asile à la frontière canadienne. Sa tante, à qui la qualité de réfugié avait été reconnue au Canada il y a environ sept ans, l’y attendait.

 

[6]               La Commission a cru l’affirmation du demandeur suivant laquelle des membres des FARC menaçaient de le recruter de force à la suite du refus de son père de verser la vacuna qu’ils réclamaient. La Commission a estimé qu’il n’y avait pas de lien entre ce risque et un des motifs prévus par la Convention, ajoutant que le risque allégué était généralisé en Colombie. La Commission  a estimé que les auteurs de ces actes agissaient de manière criminelle et que, même si les FARC sont une organisation qui agit pour des motifs politiques, des éléments de preuve indiquaient que le modus operandi des FARC n’est pas aussi politique qu’il l’avait été dans le passé. La Commission ne disposait d’aucun élément de preuve démontrant que le demandeur ou son père avaient été questionnés au sujet de leurs opinions politiques. En outre, en réponse aux questions que lui avait posées la Commission afin de savoir si sa participation à des services communautaires avait quelque chose à voir avec le recrutement exigé, le demandeur a répondu avec sincérité par la négative. La Commission a estimé que, même si le [traduction] « HCR considère que les enfants qui sont recrutés de force ou qui sont victimes de trafic d’enfants en Colombie peuvent être exposés à un risque du fait de leur appartenance à un groupe social », cette affirmation ne l’emportait pas sur le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, qui traite du risque généralisé.

 

[7]               La Commission a estimé que, comme le demandeur le reconnaissait lui‑même, sa crainte d’être recruté était partagée par bon nombre de jeunes en Colombie. La Commission a en outre conclu qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté au sujet des répercussions d’un éventuel recrutement. La Commission et le demandeur étaient d’accord pour dire que l’imposition d’une vacuna aux personnes qui semblaient avoir de l’argent, comme le père du demandeur, faisait partie du modus operandi des FARC. La Commission a cité divers extraits de la preuve documentaire à l’appui de sa conclusion que le risque auquel le demandeur affirmait être exposé était un risque généralisé en Colombie. Affirmant qu’elle se fondait sur la jurisprudence de notre Cour, la Commission a conclu que M. Beltran n’était pas admissible à l’asile (Ventura De Parada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 845 [Ventura De Parada], Rodriguez Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1029 [Rodriguez Perez], et Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331 [Prophète]).

 

Questions en litige

[8]               Dans le mémoire qu’ils ont déposé et signé, le demandeur et sa tutrice à l’instance ne précisent aucune question litigieuse. À l’audience, l’avocat du demandeur a abordé trois questions; toutefois, après avoir examiné le dossier en entier et entendu les observations orales des parties, j’estime qu’il n’y a que deux questions pertinentes en litige :

1.                  La conclusion de la Commission suivant laquelle il n’existait pas de lien entre le risque allégué par le demandeur et un des motifs prévus par la Convention sur les réfugiés était‑elle raisonnable?

2.                  La conclusion suivant laquelle le risque auquel le demandeur était exposé était un risque généralisé en Colombie était‑elle raisonnable?

 

[9]               Il y a lieu de signaler qu’au début de sa décision, la Commission déclare : « [l]es questions déterminantes sont le lien, le défaut de demander l’asile ailleurs et le risque généralisé ». Comme le demandeur l’a souligné, la Commission n’a pas exposé de motifs sur la question du « défaut de demander l’asile ailleurs ». Il ressort de la transcription qu’après avoir soulevé la question à l’ouverture de l’audience, la Commission s’est dite satisfaite par les éléments de preuve présentés par le demandeur et que c’est par erreur qu’elle mentionne cette question dans sa décision. Ce fait est sans conséquence. La décision était fondée sur la question du lien et du « risque généralisé ».

 

Analyse

1.  Le lien

[10]           Selon le demandeur, il existait un lien entre sa crainte d’être persécuté et deux des motifs prévus par la Convention sur les réfugiés, à savoir ses opinions politiques et son appartenance à un groupe social déterminé.

 

[11]           Le demandeur affirme que les FARC sont un groupe politique et que, s’il devait être recruté par la force par eux, il serait contraint de se livrer à des actes auxquels il s’oppose. Nous ne sommes pas en présence d’une crainte de persécution fondée sur des opinions politiques. Pour établir l’existence d’un lien avec un des motifs énumérés dans la Convention sur les réfugiés, le demandeur doit craindre d’être persécuté « du fait de » ses opinions politiques. Or, il est évident, ainsi qu’il l’a reconnu en toute franchise à l’audience devant la Commission, que son travail et ses opinions politiques n’avaient aucun lien avec sa crainte d’être recruté de force.

 

[12]           De même, il n’est pas évident que sa crainte d’être recruté de force ait quelque lien que ce soit avec le fait qu’il était un enfant. En revanche, le fait que la Commission a rejeté cet argument pose problème. Le demandeur a cité et invoqué devant la Commission le « UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Colombia » [lignes directrices du HCR pour la protection internationale des demandeurs d’asile de Colombie] dont il est question dans le Cartable national de documentation soumis à la Commission, et plus précisément l’extrait suivant : [traduction] « [l]e HCR considère que les enfants qui sont recrutés de force ou qui sont victimes de trafic d’enfants en Colombie peuvent être exposés à un risque du fait de leur appartenance à un groupe social. » La Commission a rejeté cet argument de la façon suivante :

La Commission n’est pas d’avis que cette affirmation du HCR l’emporte sur le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. En outre, aucun élément de preuve n’a été déposé concernant les effets d’un recrutement potentiel. Je prends acte du document du HCR, mais je suis liée par la jurisprudence [de la Cour].

 

Cette affirmation comporte trois problèmes.

 

[13]           Premièrement, le rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés avait été soumis à l’appui de la demande d’asile fondée sur l’article 96 de la Loi et n’était pas censé se rapporter à l’article 97. De plus, personne n’a laissé entendre que l’affirmation du HCR devait l’emporter sur la loi, même si l’extrait précité laisse entendre le contraire.

 

[14]           Deuxièmement, la Commission disposait de certains éléments de preuve tendant à démontrer l’existence d’un recrutement forcé. Même si le demandeur n’était pas la seule personne susceptible d’être recruté de force, le dossier regorge de renseignements du HCR, du Département d’État des États‑Unis, de Human Rights Watch et d’autres organismes au sujet des conséquences auxquelles sont exposés les enfants qui sont recrutés de force par les FARC, y compris les agressions sexuelles, le fait d’être obligé de tuer et d’autres conséquences horribles.

 

[15]           Troisièmement, ainsi que l’avocate du défendeur l’a admis de façon honnête et responsable, il n’existe aucune jurisprudence de notre Cour – et la Commission n’en a cité aucune – suivant laquelle le recrutement forcé d’enfants en Colombie par les FARC ne permet pas de demander l’asile en vertu de l’article 96 de la Loi au motif qu’il n’existe pas de lien avec un des motifs énumérés dans la Convention.

 

            2.  « Risque généralisé »

[16]           La Commission a estimé à juste titre que le demandeur craignait d’être recruté de force par les FARC. La Commission déclare toutefois ensuite : « [d]ans la décision Ventura De Parada, il a été statué que la demandeure d’asile n’était pas visée personnellement; elle a plutôt été ciblée parce que, en tant que femme d’affaires, elle était considérée comme étant bien nantie ».

 

[17]           La Commission a, dans ce passage et ailleurs dans sa décision, confondu le risque et les craintes du père du demandeur, qui avait fait l’objet d’extorsions, avec la crainte et les risques du fils qui, bien que causés par le refus de payer du père, n’avaient rien à voir avec les craintes et les risques de son père. Toutes les décisions de notre Cour citées par la Commission, y compris Ventura De Parada, Rodriguez Perez et Prophète, portaient sur des situations dans lesquelles les demandeurs d’asile avaient été victimes de crimes.

 

[18]           Plus grave encore, dans son analyse de la crainte du demandeur, la Commission a estimé que sa crainte d’être recruté de force était partagée par « bon nombre de jeunes en Colombie ». La Commission n’a pas tenu compte de la situation personnelle du demandeur. Dans la décision Corado Guerrero, 2011 CF 1210, j’ai rappelé que la Commission devait procéder à une analyse personnalisée lorsqu’elle examine une demande d’asile présentée en vertu du paragraphe 97(1) de la Loi et qu’elle ne peut se contenter d’examiner la crainte et de se demander si la crainte du demandeur est partagée par l’ensemble de ces concitoyens.

 

[19]           En l’espèce, la situation est semblable à celle que relate le juge Rennie dans la décision Vaquerano Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 143, au paragraphe 14 :

Comme il a été souligné dans Vivero [2012 CF 138], l’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l’accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait‑il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées? Comme en l’espèce, la Commission ne s’est pas bien penchée sur cette question, la décision doit être annulée.

 

 

[20]           Comme la Commission n’a pas procédé à l’analyse personnalisée requise, elle a tout simplement accepté que le risque de recrutement forcé auquel le demandeur était exposé était identique à celui que courent d’autres jeunes garçons en Colombie. Ce faisant, la Commission a complètement ignoré le fait qu’à la différence des autres jeunes garçons, le demandeur était expressément ciblé en vue d’un recrutement forcé parce que son père n’avait pas obtempéré aux demandes des FARC. Le demandeur n’était pas un des nombreux garçons que les FARC tentent de recruter pour grossir ses rangs. Bien qu’il puisse exister un risque général de recrutement forcé du fait que les FARC ciblent les garçons indistinctement, ce n’est pas la situation dans laquelle le demandeur se trouvait. Comme la Commission n’a pas procédé à une analyse appropriée du risque auquel le demandeur était exposé conformément au paragraphe 97(1), sa décision est déraisonnable et une nouvelle décision doit être rendue.

 

[21]           Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification.


JUGEMENT

 

LA COUR ACCUEILLE la présente demande et RENVOIE la demande d’asile du demandeur à la Commission pour qu’elle soit jugée par un autre commissaire. Aucune question n’est certifiée.

 

« Russel W. Zinn » 

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5348‑11

 

INTITULÉ :                                                   NICOLAS HERNANDO MONROY BELTRAN, REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE PATRICIA MONROY c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 21 février 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 29 février 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

J. Stephen Schmidt

 

POUR LE DEMANDEUR

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

J. Stephen Schmidt

Avocat

Kitchener (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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