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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20120327

Dossier : IMM-4367-11

Référence : 2012 CF 364

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 mars 2012

En présence de madame la juge Bédard

 

 

ENTRE :

 

MAKENGO NSIALA NARA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], de la décision du 19 mai 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d’asile de Makengo Nsiala Nara (le demandeur) au Canada. La Commission a jugé que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la Loi ni qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi.

 

I. Les faits

[2]               Le demandeur est un citoyen de la République démocratique du Congo et de l’Afrique du Sud.

 

[3]               Il a fait des études en médecine à l’université de Kinshasa et il a commencé à pratiquer la médecine en octobre 1987 dans un hôpital de Kinshasa.

 

[4]               La demande d’asile repose sur les allégations exposées ci‑dessous.

 

[5]               En janvier 2001, alors qu’il travaillait comme médecin en République démocratique du Congo, les forces de sécurité l’ont arrêté sans raison, l’ont détenu et torturé et lui ont injecté une drogue. Les forces de sécurité voulaient qu’il signe des documents contredisant des rapports médicaux authentiques concernant des patients qui avaient été maltraités par les forces gouvernementales.

 

[6]               Le demandeur a réussi à s’évader quatre jours plus tard en offrant un pot‑de‑vin à l’un des directeurs de la prison. Croyant qu’il ne serait jamais en sécurité en République démocratique du Congo, il a quitté le pays et a réussi à se rendre en Afrique du Sud en laissant sa famille derrière à Kinshasa.

 

[7]               Il a d’abord cru qu’il ne pourrait pas rester en Afrique du Sud, parce qu’il y était considéré comme un migrant sans papiers; l’Afrique du Sud n’accepte pas les demandeurs d’asile d’autres pays africains. Toutefois, il a appris qu’il pouvait faire des démarches pour obtenir le droit de pratiquer la médecine et ensuite pratiquer la médecine dans des régions éloignées de l’Afrique du Sud où d’autres médecins ne voulaient pas aller travailler. Il a réussi les examens menant à l’obtention de la licence et il a obtenu un emploi dans une province éloignée de l’Afrique du Sud. Son contrat de travail d’une durée de dix ans restreignait sa pratique aux hôpitaux publics de la province du Limpopo. Au cours du processus, il a également fait l’objet d’une dispense qui lui permettait d’obtenir la citoyenneté de l’Afrique du Sud tout en conservant celle de la République démocratique du Congo.

 

[8]               Le demandeur a commencé à travailler à l’Hôpital du Dr Cn Phatudi près de la ville de Tzaneen, au Limpopo. Par la suite, des problèmes sociaux sont apparus dans la région où le demandeur travaillait. Il y avait des coupures de courant et d’alimentation en eau et, lorsqu’ils manquaient d’eau, les habitants de la région venaient à l’hôpital pour en avoir. À un moment donné, l’administration de l’hôpital a interdit aux médecins de donner de l’eau à la population locale. En guise de représailles, la population locale a commencé à tenir des rassemblements à caractère xénophobe et à menacer les médecins étrangers qui travaillaient à l’hôpital.

 

[9]               En avril et en septembre 2005, des cambrioleurs se sont introduits par effraction chez lui et l’ont volé. Il faisait continuellement l’objet de menaces et les habitants de la région le traitaient comme un [Traduction] « démon ou un sorcier » parce qu’il vivait seul, sans famille. Le demandeur était particulièrement vulnérable parce qu’il était évident en raison de son accent qu’il était un étranger. Il ne pouvait s’établir ailleurs parce que son contrat de travail comme médecin le restreignait à la région où il vivait et travaillait.

 

[10]           La police locale était au courant des incidents et, parfois, elle lui fournissait des agents de sécurité et envoyait une patrouille pour le protéger. Toutefois, la police n’a pas réussi à rétablir l’ordre dans la région.

 

[11]           En décembre 2005, le demandeur a appris que sa famille avait réussi à se rendre au Canada. Il a demandé un visa pour aller rendre visite à sa famille mais l’ambassade du Canada a refusé de lui accorder ce visa. Le demandeur a tenté d’entrer au Canada à partir des États-Unis le 4 juin 2006, mais on a refusé de le laisser entrer. Il est retourné en Afrique du Sud.

 

[12]           La situation en Afrique du Sud a continué de se détériorer. En mai 2007, deux individus l’ont attaqué avec une arme alors qu’il revenait du travail. Ils ont menacé de le tuer et l’ont agressé. Ses agresseurs ont fui lorsque quelqu’un s’est approché. Le demandeur a été gravement blessé lors de cet incident.

 

[13]           Craignant pour sa vie, le demandeur a finalement démissionné en juillet 2007 et il a quitté l’Afrique du Sud le même mois pour se rendre aux États-Unis. Il a tenté d’entrer au Canada en août 2007 par le poste frontalier de Fort Erie et on a de nouveau refusé de le laisser entrer. Le demandeur vivait comme un étranger clandestin aux États-Unis depuis le 24 janvier 2008. Il est finalement entré au Canada de façon illégale en février 2009 et il a demandé l’asile en mars 2009.

 

II. La décision visée par le contrôle

[14]           La Commission a jugé que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger. Les points déterminants étaient l’absence de lien avec un motif prévu par la Convention et l’existence d’une protection suffisante offerte par l’État.

 

[15]           Le demandeur a demandé l’asile à l’égard des deux pays dont il avait la nationalité, mais la Commission a limité son analyse à la demande concernant l’Afrique du Sud. La Commission a affirmé que, suivant l’article 96 de la Loi, les demandes d’asile doivent être établies à l’égard de tous les pays dont le demandeur a la nationalité. Par conséquent, si la demande d’asile à l’égard de l’Afrique du Sud échouait, il n’y avait pas lieu de procéder à une analyse de la demande d’asile à l’égard de la République démocratique du Congo.

 

[16]           La Commission a jugé crédible le témoignage du demandeur.

 

[17]           La Commission a tiré plusieurs conclusions.

 

[18]           Premièrement, elle a estimé que les incidents vécus par le demandeur, considérés isolément ou dans leur ensemble, ne correspondaient pas à de la persécution au sens des motifs prévus par la Convention. Selon la Commission, le demandeur craignait d’être victime d’un crime ne donnant pas droit à la protection offerte par la Convention. La Commission a affirmé que le demandeur d’asile craignait la xénophobie en Afrique du Sud, mais elle était d’avis que le fait que l’Afrique du Sud lui avait permis d’exercer la médecine malgré qu’il ait été formé à l’étranger et lui a accordé la citoyenneté quelques mois après son arrivée au pays même s’il n’était pas muni des documents appropriés ne pouvait guère être qualifié de xénophobe. La Commission a de plus jugé que les trois incidents décrits par le demandeur constituaient des actes criminels aléatoires, et non des agressions xénophobes. La Commission a cité plusieurs extraits de divers documents portant sur la situation dans le pays, en expliquant que la pauvreté et la criminalité sont endémiques en Afrique du Sud. Sur la foi de cette preuve documentaire, la Commission a affirmé qu’elle était convaincue que la criminalité est répandue en Afrique du Sud et que les actes criminels ne visent pas uniquement les citoyens naturalisés ni n’ont pour unique source la xénophobie. La Commission a souligné que le fait d’être victime d’un crime ne constitue pas un lien avec un des motifs de la Convention.

 

[19]           La Commission a reconnu que, bien que les origines congolaises du demandeur « aient pu avoir un lien avec les incidents dont il a été victime, ceux‑ci demeurent essentiellement des actes criminels qui sont, d’après la preuve documentaire, répandus en Afrique du Sud et ne touchent pas uniquement les ressortissants étrangers ou les personnes perçues comme telles ».

 

[20]           Deuxièmement, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de personne à protéger. Elle a conclu qu’il n’était pas exposé au risque d’être soumis à la torture en Afrique du Sud. Elle a également déterminé que le demandeur n’était pas exposé personnellement à une menace à sa vie en raison de la violence xénophobe en Afrique du Sud. La Commission s’est appuyée sur le rapport du Département d’État des États‑Unis pour l’année 2009, dans lequel il est mentionné que, bien que les agressions xénophobes à l’endroit des migrants africains étrangers demeurent un problème, elles n’ont pas été aussi nombreuses que l’année précédente. La Commission a conclu ce qui suit :

[16]      Compte tenu de la situation personnelle du demandeur d’asile, à savoir le fait d’être un médecin formé à l’étranger recruté par le gouvernement pour travailler dans des parties moins bien desservies du pays, et en raison des incidents que le demandeur d’asile a relatés, le tribunal n’est pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile est personnellement exposé à une menace à sa vie.

 

 

[21]           Troisièmement, la Commission a estimé que, même si le demandeur avait personnellement été exposé à un risque, il n’a pas réfuté la présomption de l’existence de la protection de l’État. La Commission était d’avis que la preuve du demandeur concernant les enquêtes faites par la police sur les agressions dont il avait été victime en mai 2007 démontrait que l’État lui avait procuré une protection suffisante par le passé. La Commission a reconnu que le service offert par la police n’était peut‑être pas parfait en Afrique du Sud mais elle a jugé, après avoir examiné la preuve et tenu compte de la jurisprudence pertinente, que le demandeur pourrait obtenir la protection de l’État s’il devait retourner en Afrique du Sud, comme cela avait été le cas antérieurement.

 

III. La question en litige

[22]           La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de la Commission était raisonnable.

 

IV. La norme de contrôle applicable

[23]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a présenté des observations concernant la norme de contrôle applicable. Toutefois, la question en l’espèce porte sur l’appréciation par la Commission de la preuve dont elle disposait. Il est bien établi que les décisions de la Commission sur la question de savoir si un demandeur satisfait aux critères requis pour satisfaire à la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger, ou sur celle de savoir s’il a réfuté la présomption de protection de l’État sont des décisions susceptibles de contrôle suivant la norme du caractère raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huntley, 2010 CF 1175, 375 FTR 250, aux paragraphes 35 à 37 [Huntley].

 

V. L’analyse

A. Observations du demandeur

[24]           Le demandeur conteste la décision de la Commission en invoquant trois motifs.

 

[25]           Premièrement, il avance que la Commission a décidé à tort qu’il n’avait pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention. Il soutient que, selon son propre témoignage ‑ qui n’a d’ailleurs pas été contesté ‑, les agressions dont il a été victime étaient en partie attribuables à la xénophobie. La preuve documentaire concernant le pays appuie également l’existence d’actes xénophobes commis à l’endroit d’Africains qui ne sont pas des ressortissants de l'Afrique du Sud. Le demandeur allègue que la Commission elle‑même a reconnu que ses origines congolaises avaient pu avoir un lien avec le fait qu’il était devenu la cible d’actes de violence. Le demandeur fait valoir que les motivations mixtes sont suffisantes pour établir un lien avec un motif prévu par la Convention si elles comportent pareil motif et il invoque à l’appui de son argument la décision Shahiraj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 453, 205 FTR 199, au paragraphe 20 [Shahiraj]. Par conséquent, comme la Commission a décidé que la violence dont il avait été victime était motivée au moins en partie par la xénophobie, elle aurait dû conclure qu’il avait établi un lien avec un des motifs de la Convention.

 

[26]           Le demandeur fait valoir que les faits de l’affaire Huntley, ci-dessus, sur laquelle la Commission s’est appuyée sont d’une nature différente de celle de la présente affaire; l’affaire Huntley intéressait la demande d’asile d’un fermier de race blanche. De plus, la Commission a conclu qu’il n’y avait aucune preuve de motivations mixtes.

 

[27]           Deuxièmement, le demandeur affirme que, dans son analyse relative à l’article 97, la Commission ne s’est pas livrée à une évaluation prospective des risques auxquels il serait exposé s’il devait retourner en Afrique du Sud et elle a limité son analyse à ce qu’il avait vécu dans le passé. Le demandeur soutient que la preuve documentaire, qui porte une date postérieure à celle de son départ de l’Afrique du Sud, établit que la xénophobie à l’endroit des migrants africains étrangers demeurait un problème et qu’il existait une possibilité sérieuse qu’il fasse l’objet d’agressions xénophobes à son retour en Afrique du Sud.

 

[28]           Troisièmement, le demandeur prétend que la Commission a eu tort de conclure qu’il n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État. Le demandeur affirme que la Commission n’a pas tenu compte de la preuve objective sur la situation dans le pays qui démontre que la police en Afrique du Sud n’offre pas une protection suffisante contre la violence xénophobe.

 

B. Observations du défendeur

 

[29]           Le défendeur réfute les arguments du demandeur; il soutient que la décision de la Commission était raisonnable et il croit que le demandeur invite la Cour à réévaluer la preuve.

 

[30]           Premièrement, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu par la Convention. La Commission a reconnu que les agressions dont le demandeur avait été victime pouvaient être attribuables en partie à ses origines congolaises. Toutefois, la Commission a souligné que ces agressions ne constituaient pas de la persécution et qu’il s’agissait en fait de trois agressions aléatoires. Le défendeur insiste pour dire que la preuve ne permettait pas d’établir que les agressions étaient motivées par la xénophobie. Par conséquent, tout en reconnaissant que les motivations mixtes pouvaient permettre d’établir un lien, le défendeur a souligné que, en l’espèce, la Commission n’était pas convaincue que les incidents qu’il avait vécus étaient attribuables à la xénophobie.

 

[31]           Le défendeur avance que la situation du demandeur en l’espèce est complètement différente de celle du demandeur dans l’affaire Shahiraj, ci-dessus, parce que, dans cette dernière affaire, la Cour a conclu que le demandeur n’avait pas été choisi au hasard comme cible d’extorsion, mais qu’il avait plutôt été ciblé en partie à cause de son frère qui avait eu des liens avec des militants (au paragraphe 20).

 

[32]           Deuxièmement, le défendeur prétend que l’analyse de la Commission concernant l’article 97 était également raisonnable. La Commission a jugé que le demandeur n’était pas personnellement exposé à un risque en Afrique du Sud. Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la Commission de qualifier de risque généralisé de violence le risque auquel le demandeur était exposé. Rien ne démontre que le risque auquel il était exposé était différent du celui auquel sont exposés tous les autres citoyens. Le défendeur avance de plus que l’analyse de la Commission était prospective. La Commission a reconnu que les agressions xénophobes demeurent un problème en Afrique du Sud mais qu’elles sont en fait en baisse.

 

[33]           Troisièmement, le défendeur avance que l’analyse de la Commission concernant la suffisance de la protection offerte par l’État était également raisonnable. La Commission a évalué la preuve documentaire. Elle a de plus jugé que la police en Afrique du Sud est intervenue pour aider le demandeur. Dans son formulaire de renseignements personnels, le demandeur a précisé que la police lui fournissait parfois des agents de sécurité et avait envoyé des patrouilles pendant trois mois. Après l’incident survenu en mai 2007, la police a arrêté les agresseurs qui ont par la suite été emprisonnés pendant six mois. Dans ces circonstances, il était raisonnable pour la Commission de considérer que le demandeur pourrait bénéficier de la protection de l’État comme par le passé. La Commission a reconnu que la protection offerte par l’État n’était pas parfaite, mais elle a déterminé qu’elle était suffisante et que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption au moyen d’une preuve claire et convaincante.

 

C. Analyse

 

[34]           J’estime que l’appréciation de la preuve par la Commission et son raisonnement sur certains aspects de la demande d’asile du demandeur sont déraisonnables.

 

[35]           Premièrement, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas établi de lien avec un motif prévu par la Convention. À ce propos, la Commission a jugé que le fait que le gouvernement de l’Afrique du Sud avait reconnu le demandeur comme médecin formé à l’étranger et le fait qu’on lui avait accordé la citoyenneté dans les mois qui ont suivi son arrivée ne pouvaient « guère être qualifi[és] de xénophobes ». En toute déférence, je ne vois pas en quoi cette conclusion peut être pertinente, compte tenu du fait que le demandeur ne craint pas d’être victime d’attaques xénophobes de la part du gouvernement mais bien de la part de la collectivité locale où il pratiquait la médecine. À mon avis, la Commission a insisté sur une considération dépourvue de pertinence (le fait qu’il a été reconnu comme médecin par les autorités sud‑africaines), mais elle n’a pas tenu compte de la situation personnelle du demandeur. Plus particulièrement, elle n’a pas tenu compte du fait que la xénophobie envers le demandeur et d’autres médecins étrangers s’est amplifiée au sein de la population locale en réaction à la décision de l’administration de l’hôpital d’interdire aux médecins d’approvisionner en eau les habitants de la région.

 

[36]           En outre, la Commission a conclu que le demandeur avait été victime de trois agressions aléatoires isolées. Or, bien qu’elle n’ait eu aucun doute quant à la crédibilité du demandeur, la Commission n’a pas tenu compte des allégations du demandeur selon lesquelles les agressions s’étaient produites dans un contexte où les résidants de la région tenaient des rassemblements à caractère xénophobe (paragraphe 29 de l’affidavit du demandeur) et persécutaient les étrangers (paragraphe 32 de l’affidavit du demandeur). La Commission semble également avoir exclu les déclarations du demandeur portant que, lorsqu’il est retourné en Afrique du Sud en juin 2006, la xénophobie prenait de l’ampleur dans la collectivité (paragraphe 36 de l’affidavit du demandeur).

 

[37]           Le défendeur avance que, dans son témoignage, le demandeur n’a pas établi de lien entre les agressions et les motivations xénophobes. Après avoir lu la transcription de l’audience devant la Commission, j’arrive à une conclusion différente. Premièrement, je constate que la qualité de la transcription est loin d’être suffisante puisque de nombreuses parties du témoignage du demandeur sont manquantes ou inaudibles. Je constate également que le commissaire n’a jamais questionné le demandeur relativement aux incidents qui se sont produits en 2005 et que les questions qu’il a posées relativement à l’incident de mai 2007 étaient des questions générales de par leur nature. De plus, le demandeur a tenté de soulever la question de la xénophobie, mais son témoignage sur cette question est presque incompréhensible. Le commissaire n’a pas questionné davantage le demandeur pour essayer de comprendre ses allégations. Les extraits suivants tirés de la transcription illustrent mon point de vue :

 

[Traduction]

DEMANDEUR D’ASILE : Lorsque j’essayais, ils venaient me voir en disant : « Oh! Dr Nara, Dr Nara ». Ils savaient déjà qui j’étais.

 

COMMISSAIRE : Oui.

 

DEMANDEUR D’ASILE : Ils me ciblaient.

 

COMMISSAIRE : Bien.

 

DEMANDEUR D’ASILE : (inaudible) ils se sont rendus compte que je revenais. Ensuite, ils sont venus avec … l’arme. Si vous continuez de nous (inaudible) pour ne pas (inaudible) nous allons tirez sur vous … tout de suite. Ensuite j’ai dit que j’ai compris.

 

COMMISSAIRE : Donc, ils … vous ont menacé.

 

DEMANDEUR D’ASILE : Oui.

 

COMMISSAIRE : Pourquoi vous menaçaient‑ils?

 

DEMANDEUR D’ASILE : Je l’ai appris plus tard parce que parfois quand les gens viennent vous voir pour … pour vous menacer, vous n’en savez pas la raison …

 

COMMISSAIRE : Bien.

 

DEMANDEUR D’ASILE : … ni ce qu’ils veulent. Vous l’apprenez peut‑être seulement après l’incident.

 

COMMISSAIRE : Bien. … Mais … mais … au … au … au moment de l’incident, saviez‑vous pourquoi on vous menaçait?

 

DEMANDEUR D’ASILE : Je ne le savais pas, mais en raison de l’incident survenu l’année dernière, peu importe, je dis j’ai juste (inaudible) parfois ils en demandent tout simplement trop. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’ils veulent.

 

COMMISSAIRE : Donc, ils vous menacent et, à ce moment‑là, vous ne comprenez pas pourquoi ils vous menacent.

 

DEMANDEUR D’ASILE : Oui.

 

COMMISSAIRE : Ils vous menacent de vous tuer. Ils … ils sont … ils vous disent de vive voix, « on va vous tuer ».

 

DEMANDEUR D’ASILE : De vive voix.

 

[…]

 

 

DEMANDEUR D’ASILE : Les policiers eux-mêmes, ils soupçonnaient des individus. Ils ont même parlé aux gens sur place, et je les entendais parler la langue régionale.

 

COMMISSAIRE : Bien.

 

DEMANDEUR D’ASILE : Ils disent aux autres quoi faire parce ces gens sont des étrangers. S’il s’agissait de la population locale, vous auriez des ennuis. Ils blâment tout le monde. Ils connaissent tout le monde, sont au courant de tout ce qui se passe.

 

COMMISSAIRE : D’accord.

 

DEMANDEUR D’ASILE : Donc si la police protège les … les … gens, même au cours l’incident survenu en 2008, dont vous avez d’ailleurs parlé, ils ont tué 16 personnes. La police était sur place, et certaines gens étaient … (inaudible), ils ont été tués par les mêmes policiers, les … Noirs. Donc les policiers sont là, mais ils ferment les yeux sur cette xénophobie, parce que, dans leur esprit également, ils sont les … étrangers (inaudible) car ils viennent pour prendre leur (inaudible) en réalité, sur quelles personnes de la population locale ils tirent (inaudible). Donc, nous ne sommes pas traités de la même façon. Je me sens comme un citoyen de deuxième ordre.

 

 

 

[38]           La Cour a déjà jugé que, lorsqu’il existe des motivations mixtes pour cibler une personne dans des actes criminels ou de violence et qu’il est possible d’établir un lien entre au moins une de ces motivations et un motif prévu par la Convention, cela peut être suffisant pour établir l’existence du lien nécessaire (Gonsalves c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 648, au paragraphe 29 (disponible sur le site de CanLII) [Gonsalves]). En fait, dès qu’elle constate qu’au moins une de ces motivations est liée à un motif prévu par la Convention, la Commission a l’obligation d’examiner si un lien existe (Sopiqoti c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 95, 124 ACWS (3d) 555, au paragraphe 14).

 

[39]           Si la Commission avait tenu compte de tous les éléments de preuve produits par le demandeur et l’avait questionné davantage sur l’élément xénophobie de sa demande d’asile, son analyse pour savoir si les motivations mixtes étaient suffisantes pour établir un lien avec un motif prévu par la Convention aurait pu être différente.

 

[40]           Deuxièmement, la Commission a conclu que le demandeur n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était personnellement exposé à une menace à sa vie. Toutefois, la logique de cette conclusion est plutôt difficile à comprendre. La Commission a fondé sa conclusion sur deux éléments : sur le fait que le demandeur était un médecin étranger recruté par le gouvernement pour travailler dans des régions moins bien desservies du pays et sur les incidents dont le demandeur avait été victime. Tel que je l’ai mentionné précédemment, je ne vois pas la pertinence des conditions d’emploi du demandeur dans l’analyse de la Commission, étant donné que le risque auquel il était exposé était lié à l’attitude xénophobe des résidants de sa collectivité locale et non à la conduite des représentants du gouvernement. De plus, la Commission a fait état des incidents dont le demandeur avait été victime sans fournir d’explications pour justifier pourquoi ces incidents ne permettaient pas d’établir qu’il était personnellement exposé à un risque. La Commission a cité un extrait du rapport du Département d’État des États-Unis concernant l’année 2009 qui révélait que les agressions xénophobes à l’endroit d’Africains étrangers demeuraient un problème mais que ces agressions étaient moins fréquentes que l’année précédente. Cependant, la Commission n’explique pas l’incidence de cette preuve documentaire qui reconnaît que des agressions xénophobes se produisent encore et elle n’explique pas non plus en quoi cette preuve était suffisante pour écarter le témoignage du demandeur concernant l’attitude xénophobe des citoyens de sa propre collectivité. À mon avis, ces éléments étaient au cœur de la demande d’asile du demandeur.

 

[41]           Troisièmement, la Commission a conclu que le demandeur n’a pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État. La Commission a fondé sa conclusion sur le fait que les autorités étaient effectivement intervenues lorsque le demandeur avait été agressé. Par ailleurs, la Commission n’a pas tenu compte de la situation particulière du demandeur qui travaillait dans une collectivité assez fermée et qui, de surcroît, était confiné à cette collectivité. Si la Commission avait reconnu le caractère xénophobe des agressions dont le demandeur avait été victime, ainsi que ses conditions particulières d’emploi, elle aurait pu analyser la protection offerte par l’État sous un angle différent.

 

[42]           Pour tous les motifs exposés précédemment, je suis d’avis que la Commission n’a pas tenu compte de la preuve pertinente qui était au cœur de la demande d’asile du demandeur, et qu’ainsi sa décision est déraisonnable. En outre, chaque affaire repose sur les faits qui lui sont propres et les conclusions tirées par la Commission et par la Cour dans d’autres affaires ne peuvent pas simplement être transposées à la présente affaire.

 

[43]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et aucune n’est soulevée en l’espèce.

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que la demande d’asile du demandeur est renvoyée à la Commission pour nouvel examen par un tribunal différent. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4367-11

 

INTITULÉ :                                       MAKENGO NSIALA NARA c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 13 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 27 mars 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Dov Maierovitz

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gertler, Etienne LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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