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Date: 20120424

Dossier : T-691-11

Référence : 2012 CF 480

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2012

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

SUZIE DUVAL

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Mme Duval a le droit d’être contrariée par les actes de l’Agence du revenu du Canada (ARC). Après tout, l’ARC a saisi son argent afin de rembourser la dette fiscale de son conjoint de fait, Claude Hubert. Elle a protesté, sans succès toutefois. Plutôt, elle a personnellement fait l’objet d’une vérification. Elle se présente maintenant devant cette Cour dans le but de récupérer son argent.

 

[2]               Aucun avocat ne représente Mme Duval. Elle n’entreprend nullement les bonnes démarches dans cette affaire en déposant une demande de contrôle judiciaire à l’encontre des diverses mesures prises par l’ARC. Elle aurait dû plutôt invoquer l’article 56 de la Loi sur les Cours fédérales qui fait appel au droit provincial; dans ce cas-ci, le droit québécois. Les articles 596 et suivants du Code de procédure civile lui permettent de s’opposer à la saisie.

 

[3]               L’ARC devrait-elle bénéficier d’un enrichissement injustifié en raison du fait que Mme Duval n’a pas su comment s’y prendre, malgré le fait que ses intentions étaient parfaitement claires dès le début? Rappelons-nous les mots de monsieur le juge Pigeon dans l’affaire Hamel c Brunelle, [1977] 1 RCS 147, à la page 156 : « […] que la procédure reste la servante de la justice et n’en devienne jamais la maîtresse ». Ayant ces mots à l’esprit, je vais écarter ce qui est en effet une saisie et ordonner que l’argent soit retourné à Mme Duval.

 

LES FAITS

 

[4]               Sans l’ombre d’un doute, Claude Hubert est endetté envers l’ARC.

 

[5]               Sans l’ombre d’un doute, Mme Duval et M. Hubert vivent ensemble en tant que conjoints de fait.

 

[6]               Sans l’ombre d’un doute, Mme Duval et M. Hubert ont ouvert un compte bancaire conjoint à leurs deux noms dans une succursale de la Caisse populaire.

 

[7]               Sans l’ombre d’un doute, l’ARC a le devoir de percevoir du mieux de ses habiletés les impôts qui lui sont redevables.

 

[8]               L’ARC a envoyé des demandes péremptoires de renseignements auprès de deux Caisses populaires ayant pour objet la dette fiscale de Claude Hubert. L’Agence a cherché à obtenir de l’information en ce qui a trait aux comptes de Suzie Duval tout en invoquant les alinéas 231.2(1)a) et b) de la Loi de l’impôt sur le revenu. L’une des Caisses populaires a communiqué l’existence d’un compte conjoint. Dans le cadre du recouvrement de la dette de Claude Hubert, l’ARC a demandé, en vertu de l’article 224 de la Loi, à ce que la Caisse populaire verse au Receveur général, au titre de l’obligation de Claude Hubert d’environ 90 000 $, les sommes au compte. Ladite Caisse populaire lui a fait alors parvenir un chèque pour la somme de 1 791,31 $, vidant entièrement le compte conjoint.

 

[9]               Mme Duval a contesté l’attribution de cette somme pour le paiement de la dette de M. Hubert en spécifiant que la somme utilisée lui appartient et non à M. Hubert. Ses contestations sont sans succès; la somme ne lui a pas été remboursée. Elle a fait personnellement l’objet d’une vérification. Mme Duval est furieuse.

 

[10]           Elle se retrouve donc devant cette Cour afin de contester par voie de contrôle judiciaire les diverses démarches entreprises par l’ARC, et pour récupérer son argent. Elle a exagéré dans ses démarches. Elle a tenté d’obtenir, sans succès, une injonction pour suspendre la vérification entamée par l’ARC. Elle a accusé l’ARC de mauvaise foi. Elle a allégué une violation de ses droits en vertu de la Charte. Aucune de ses allégations n’est fondée.

 


LA DÉCISION

 

[11]           Une semaine avant l’audition de cette demande de contrôle judiciaire, le défendeur a présenté une demande d’autorisation afin de déposer un affidavit complémentaire de la part de l’un des vérificateurs d’impôt. J’ai accordé cette requête lors de l’audition. La raison du dépôt de l’affidavit était pour démontrer que malgré les protestations de Mme Duval, celle-ci a coopéré quant à la vérification de ses revenus. L’ARC est satisfaite que M. Hubert ne transférait pas de l’argent vers les comptes bancaires de sa conjointe pour tenter d’éviter de payer ses dettes fiscales, et le dossier de Mme Duval a été fermé. Par conséquent, cet aspect de l’audition est sans portée pratique. Toutefois, je note que l’ARC a bel et bien le droit de procéder à une telle vérification. Il est toujours possible que certains conjoints transfèrent des sommes d’argent entre eux afin d’échapper à leurs obligations fiscales.

 

[12]           Il en ressort alors que la vérification de Mme Duval ne fait aucunement preuve de mauvaise foi de la part de l’ARC. Nous vivons dans un régime d’auto-déclaration et d’auto-cotisation et chacun peut faire l’objet d’une vérification, comme s’il s’agissait d’une loterie : voir R c McKinlay Transport Ltd, [1990] 1 RCS 627, 106 NR 385 et C.B. Powell c Canada (Agence des services frontaliers), 2009 CF 528, [2009] ACF No 685 (QL), infirmée sur d’autres points par 2010 CAF 61, [2011] 2 RCF 332.

 

[13]           Cela ne veut pas dire que ce pouvoir discrétionnaire est absolu. Toutefois, il ne s’agit pas en l’espèce d’une vérification de la part de l’ARC pour se venger. Comme l’a déclaré monsieur le juge Rand dans l’arrêt Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121, à la page 140 :

[traduction

 

[…] un « pouvoir discrétionnaire » absolu et sans entraves n’existe pas, c’est‑à‑dire celui où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi.

 

 

Dans l’arrêt S.C.F.P. c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 RCS 539, au paragraphe 91, monsieur le juge Binnie a cité un autre extrait des mêmes motifs :

Le ministre ne prétend pas avoir un pouvoir discrétionnaire absolu et sans entraves. Il reconnaît, comme l’a fait le juge Rand, il y a plus de 40 ans, dans l’arrêt Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 140, qu’[traduction] « [u]ne loi est toujours censée s’appliquer dans une certaine optique ».

 

[14]           Mme Duval cherche à obtenir le contrôle judiciaire de plusieurs décisions, telles que celles d’envoyer des demandes péremptoires de renseignements et celle de saisir la somme dans le compte bancaire conjoint afin de payer la dette de M. Hubert. Toutefois, ce qu’elle conteste vraiment c’est la décision de l’ARC de ne pas lui rendre la somme saisie, soit 1 791,31 $.

 

[15]           La règle 302 des Règles des Cours fédérales prévoit que :

Sauf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.

Unless the Court orders otherwise, an application for judicial review shall be limited to a single order in respect of which relief is sought.

 

[16]           Le défendeur n’a pas fait référence à la règle 302. Aucun préjudice n’a été causé. J’ordonne donc que toutes les questions en litige soient traitées dans le cadre de ce présent contrôle judiciaire.

 

[17]           En ce qui a trait aux demandes péremptoires de renseignements, Mme Duval soutient qu’une autorisation préalable de la Cour est requise conformément au paragraphe 231.2(2) de la Loi. Il n’en est pas ainsi. Cette section s’applique seulement à l’égard de personnes non désignées nommément. M. Hubert et Mme Duval sont tous les deux désignés dans ces demandes.

 

[18]           Ce qui me pose une plus grande difficulté est que l’ARC a instruit la Caisse populaire à lui remette la somme saisie du compte conjoint de Mme Duval et de M. Hubert. Cependant, après mûre réflexion, je suis satisfait que cette décision n’est pas sujette au contrôle judiciaire. Il n’est pas opportun de donner un avis préalable à la partie concernée dans ce genre de situation, car il se peut bien que l’argent disparaisse.

 

[19]           L’ARC n’a jamais avisé Mme Duval de la demande de paiement qu’elle a acheminée à la Caisse populaire. Le défendeur prétend maintenant qu’il est trop tard pour Mme Duval de déposer une demande de contrôle judiciaire puisqu’elle est hors du délai de 30 jours tel que prescrit par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Cet article prévoit également que le délai commence à courir dès la première communication, par le décideur, de sa décision à la partie concernée ; cela  n’a pas été fait en l’espèce. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’examiner ce point de plus près ni de considérer la pertinence, s’il y en a, du fait que les actes de l’ARC ont éventuellement été portés à la connaissance de Mme Duval.

 

[20]           Cela étant dit, puisque je délimite cette affaire en tant qu’une opposition à la saisie, le délai de 30 jours ne s’applique pas. Étant donné que l’exécution involontaire des saisies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu est dérivée des certificats déposés devant cette Cour, l’article 56 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que le droit provincial régissant le processus d’opposition s’applique : voir la décision de cette Cour rendue le 6 février 2012 dans l’affaire In The Matter of the Income Tax Act and In the Matter of an Assessment or Assessments by the Minister of National Revenue Under One or More of the Income Tax Act, Canada Pension Plan, Employment Insurance Act, and the Applicable Provincial Tax Legislation against Atomic Machine Shop Ltd (le dossier de la Cour no ITA-7298-10). En vertu du droit québécois, Mme Duval a le droit de s’opposer à la saisie, et en effet, c’est ce qu’elle a fait.

 

[21]           J’invoque la règle 57 des Règles des Cours fédérales qui prévoit que :

La Cour n’annule pas un acte introductif d’instance au seul motif que l’instance aurait dû être introduite par un autre acte introductif d’instance.

An originating document shall not be set aside only on the ground that a different originating document should have been used.

 

[22]           De plus, outre l’affaire Hamel c Brunelle, susmentionnée, tel que monsieur le juge Binnie s’est prononcé au nom de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62, [2010] 3 RCS 585, au paragraphe 18:

C’est essentiellement l’accès à la justice qui est en cause en l’espèce.  Les personnes qui prétendent avoir subi un préjudice attribuable à une mesure administrative doivent pouvoir exercer les recours autorisés par la loi au moyen de procédures réduisant au minimum les frais et complexités inutiles.  Notre Cour doit aborder cette question d’un point de vue pratique et pragmatique en gardant cet objectif à l’esprit.

 

[23]           Une saisie-arrêt ne peut viser un compte bancaire conjoint dans le but de recouvrir la dette de l’un des codéposants « à moins qu’il ne soit prouvé que les fonds dans le compte sont uniquement la propriété du débiteur saisi » : voir Nicole L’heureux, Édith Fortin & Marc Lacoursière, Droit bancaire, 4e ed (Cowansville : Éditions Yvons Blais, 2004) à la page 109.

 

[24]           Ce principe est également adopté par M.H. Ogilvie dans Canadian Banking Law, 2e ed (Scarborough : Carswell, 1998) à la page 531 :

The overwhelming preponderance of cases have held that a joint account, even where the joint account holders are spouses, cannot be made subject to a garnishee order in respect of a debt owed only by one, but not all of joint account holders. In contrast to the rules about set-off where the bank is the creditor and acts pursuant to a joint and several liability of the joint account holders to it, in respect to garnishment the bank is a mere third party holder of funds and the liability is between the joint account holder and a creditor who seeks recompense for an indebtedness.

 

[25]           Tout récemment, dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2011 CSC 36, [2011] 2 RCS 635, le ministre a lui-même concédé ne pas pouvoir saisir les fonds déposés dans un compte conjoint, position dont la Cour suprême n’a pas infirmée.

 

[26]           Selon la preuve non contredite de Mme Duval, celle-ci est le soutien financier du couple et le compte bancaire principal est uniquement à son nom. Pour subvenir aux besoins de la maison, elle transfère de l’argent vers le compte conjoint ouvert à son nom et à celui de M. Hubert. L’argent lui appartient et non à M. Hubert. Par conséquent, l’ARC a tort de garder cet argent. Son opposition est bien fondée.

 

[27]           Bien que dans le présent contrôle judiciaire Mme Duval réussit à obtenir le remboursement de son argent, elle n’a pas droit aux dépens. Elle a entrepris de mauvaises procédures, et a clairement eu tort de contester la vérification de ses revenus.

 

ORDONNANCE

 

PAR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS;

LA COUR DÉCLARE que la somme d’argent saisie par l’Agence du revenu du Canada du compte bancaire conjoint de Mme Duval et de M. Hubert, soit 1 791,31 $, appartient à Mme Duval.

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire à vouloir faire déclarer que les demandes péremptoires de renseignements envoyées à deux Caisses populaires sont invalides et illégales soit rejetée.

2.                  La demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de l’Agence du Revenu du Canada de vouloir procéder à une vérification des rapports d’impôt de la demanderesse soit rejetée.

3.                  L’Agence du revenu du Canada rembourse la somme de 1 791,31 $ à Mme Duval, ainsi que les intérêts qui peuvent s’appliquer, le cas échéant, si la loi l’autorise.

4.                  Il n’y aura pas d’adjudication des dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-691-11

 

INTITULÉ :                                       DUVAL c PGC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 10 AVRIL 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 24 AVRIL 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Suzie Duval

 

LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Me Julie Mousseau

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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