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Date : 20120501


Dossier : IMM-7422-11

Référence : 2012 CF 500

Ottawa, Ontario, le 1 mai 2012

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

 

ERSIN SEDAT KUCCUK

 

 

 

demandeur

 

and

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Le tribunal doit s’attarder à la preuve documentaire s’il veut pouvoir cerner adéquatement le nœud d’une revendication qui comporte un volet subjectif révélé par le témoignage et un volet objectif reflété par la documentation soumise en preuve.

 

[2]               Il ne suffit pas de citer une preuve documentaire; encore faut-il l’analyser dans son intégralité? Dans le présent cas d’espèce, la preuve documentaire citée par le tribunal contredit de façon catégorique ses conclusions.

 

II. Procédure judiciaire

[3]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR], rendue le 3 octobre 2011, selon laquelle le demandeur n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention tel que défini à l’article 96 de la LIPR ni la qualité de personne à protéger selon l’article 97 de la LIPR.

 

III. Faits

[4]               Le demandeur, monsieur Ersin Sedat Kuccuk, âgé de vingt-six ans, est citoyen de la Turquie. Il est d’origine kurde et de confession alevie.

 

[5]               Le demandeur a grandi dans le village d’Iskenderun dans la province de Haytay où il allègue y avoir été persécuté en raison de son origine kurde et de sa foi.

 

[6]               En 2006, le demandeur a été arrêté dans le magasin familial au sein duquel il était à l’emploi et accusé d’avoir écrit un slogan propagandiste kurde sur un mur. Le demandeur a été détenu trois jours au cours desquels il aurait été insulté, abusé et torturé à répétition par les autorités.

 

[7]               La police a relâché le demandeur en le menaçant de le surveiller de près.

 

[8]               En 2007, le demandeur a effectué son service militaire obligatoire. Durant cette période, il aurait subi de mauvais traitements en raison de son origine kurde et parce que sa famille était considérée comme une menace. Il aurait été battu au visage, subissant une fracture du nez, parce que son officier supérieur avait trouvé un cd de musique kurde dans ses affaires.

 

[9]               En août 2009, le demandeur a participé à une manifestation kurde au cours de laquelle il fut arrêté. Il fut détenu deux jours et a subi un interrogatoire sous la torture en raison de son origine ethnique.

 

[10]           Le demandeur a fui la Turquie pour le Canada le 13 janvier 2010 à l’aide d’un visa des États-Unis obtenu sur la foi de documents falsifiés. Il revendique le statut de réfugié le 18 janvier 2010.

 

IV. Décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire

[11]           La SPR a jugé le demandeur crédible. Elle a déterminé comme étant véridiques les allégations du demandeur. Néanmoins, la SPR conclut à une possibilité de refuge intérieur [PRI] dans la ville d’Istanbul. Le demandeur aurait vécu dans cette ville avant son départ et ne serait pas membre d’une organisation kurde. Ainsi, la SPR est d’opinion que le demandeur ne sera pas persécuté dans cette ville compte tenu de la preuve documentaire selon laquelle le gouvernement a mis en place des mesures pour faire respecter les droits de la minorité kurde.

 

[12]           La SPR note que le demandeur n’est persécuté que par les autorités locales de la ville d’Iskenderun et que le gouvernement turc ne serait pas à sa recherche. En effet, selon la SPR, l’utilisation du passeport turque et le fait que le demandeur ait été relâché sans condition étayent cette conclusion.

 

V. Point en litige

[13]           La décision de la SPR est-elle raisonnable?

 

VI. Dispositions législatives pertinentes

[14]           Les dispositions suivantes de la LIPR s’appliquent au présent cas :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

VI. Position des parties

[15]           Le demandeur prétend, pour l’essentiel, que la SPR aurait dû accorder plus de poids à la preuve testimoniale qui démontrait les problèmes subis par le demandeur plutôt que de se servir d’éléments qui soutiennent sa conclusion. Ainsi, la conclusion de PRI serait contredite par la preuve documentaire qui démontrerait que la police n’est pas en mesure de protéger la population kurde.

 

[16]           La partie défenderesse fait valoir que la SPR a correctement appliqué les critères de la PRI. Le demandeur n’aurait pas démontré qu’il avait été pris pour cible par le gouvernement turc. De plus, la preuve documentaire présentée par le demandeur n’appuierait pas ses allégations.

 

VIII. Analyse

[17]           La conclusion de PRI repose sur l’appréciation par la SPR des faits et appelle, dans cette perspective, un certain degré de déférence judiciaire. En conséquence, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190; Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708).

 

[18]           En matière de PRI, la Cour d’appel fédérale dans Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA), a expliqué le principe à appliquer de la manière suivante:

[14]      Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d'appel, indique qu'il faille placer la barre très haut lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l'existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d'un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l'existence de telles conditions. L'absence de parents à l'endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d'autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d'un emploi ou d'une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d'une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d'une personne. [La Cour souligne].

 

[19]           La position de la SPR à l’égard de la crédibilité du demandeur est non équivoque :

[11]      For the purposes of this decision, the panel will accept that the allegations of the claimant are true.

 

[20]           Dans le présent cas d’espèce, l’analyse de la preuve documentaire menée par la SPR est problématique. En effet, la preuve documentaire citée par la SPR contredit son affirmation selon laquelle le gouvernement turque a déployé de nombreux efforts pour améliorer la situation de la minorité kurde ayant, pour y parvenir, modifié des lois (Décision de la SPR au para 13). Ainsi, les paragraphes de l’onglet 2.8 du Cartable national de documentation de la Turquie daté du 29 juin 2011, intitulé, « Country of Origin Information Report, August 2010 », cités par la SPR sont les suivants :

KURDS

 

19.04   The Minority Rights Group International, Turkey Minorities, undated, accessed on 9 July 2010 noted that:

 

“Kurds are the largest ethnic and linguistic minority in Turkey. The estimated numbers claimed by various sources range from 10 to 23 per cent of the population. According to the 1965 national census, those who declared Kurdish as their mother tongue or second language constituted around 7.5 per cent of the population. However ... [given restrictions on the use of Kurdish] it is possible that this figure was under-inclusive at the time.

 

“Kurds speak Kurdish, which is divided into Kurmanci, Zaza and other dialects. The majority are Sunni Muslims, while a significant number are Alevis. Historically concentrated in eastern and south-eastern region of the country, where they constitute the overwhelming majority, large numbers have immigrated to urban areas in western Turkey.” [57f]

 

For background information on the treatment of Kurdish minorities and the escalation of violence from Kurdish insurgents, notably with the emergence of the Kurdistan Workers Party or PKK in 1982, refer to the History section – The Kurdish Issue

 

19.05   The US State Department Country Report on Human Rights Practices 2009, Turkey (USSD Report 2009), published on 11 March 2010, noted that in considering the impact of ethnicity in relation to human rights violations, and specifically cases of state torture and mistreatment, an October 2008 report from the Societal and Legal Research Foundation (TOHAV) reported that as well as an increase in torture cases during 2008, there was in addition a higher incidence of torture being conducted against ethnic Kurds. The study comprised of 275 surveys from “credible sources” of torture between 2006 and 2008. The findings of the study showed that from the 275 individuals surveyed, 210 were found to be ethnic Kurds. [5i] (Section 1c. Torture and Other Cruel, Inhuman, or Degrading Treatment or Punishment)

 

19.06   Information on the treatment of Kurds should be read in conjunction with various sections listed in the Contents. In addition specific reference to treatment of Kurds can be found under the following sections or subsections:

 

•        Security Forces – Human rights violations committed by the security forces

•        Judiciary – Access to Justice

•        Political Affiliation – Political demonstrations and Kurdish opposition groups

•        Freedom of Speech

•        Human Rights institutions, organisations and activists – Treatment of human rights activists

•        Children – Detention of Children

•        Internally Displaced People (IDPs)

 

19.07   On the subject of Kurdish rights, the Human Rights Association (IHD) and Human Rights Foundation of Turkey (HRFT) in a report entitled Evaluation of 2009 human rights violations report by IHD and HRFT, noted: “Although the Kurdish question was formally accepted by the state in 2009, as the government did not make any legal or Constitutional regulations for democratic and peaceful solution of Kurdish question armed conflict restarted as of 2010. In 2009, even government's statements regarding recognition of Kurdish question and to solve it reduced the number of death in clashes.” [13d]

 

19.08   The information below covers several key Kurdish issues, this should be read in conjunction with Recent developments -- Kurdish issues: November 2009 – present

 

[La Cour souligne deux fois].

 

[21]           Ce même texte renvoie aux sections suivantes, qui soutiennent les allégations du demandeur relativement à la torture dont il a souffert :

8.28     The USSD Report 2009 stated that “... members of the security forces continued to torture, beat, and abuse persons. Human rights organizations continued to report cases of torture and abuse in detention centers and prisons during the year. They alleged that torture and abuse had moved outside of detention centers and into more informal venues where it was harder to document.” [5i] (Section 1c Torture and Other Cruel, Inhuman, or Degrading Treatment or Punishment)

           

8.29     The HRW World Report 2010 observed: “Police ill-treatment occurs during arrest, outside places of official detention, and during demonstrations, as well as in places of detention. In October Güney Tuna was allegedly beaten by seven police officers in Istanbul, leaving him with a broken leg and serious head injury that were not recorded in a routine custody medical report.” [9e] (p457) [La Cour souligne].

 

[22]           Il appert clairement de la preuve citée par la SPR que le demandeur serait à risque advenant un retour en Turquie. La conclusion de la SPR n’est pas justifiée par la preuve documentaire citée par la SPR.

 

[23]           De plus, compte tenu de l’affirmation de la SPR selon laquelle les allégations du demandeur sont vraies, il est permis de s’interroger sur le fait que la SPR a écarté la preuve testimoniale selon laquelle le demandeur serait surveillé par la police lorsqu’elle a conclu que ce dernier serait en sécurité dans la ville d’Istanbul.

 

[24]           À la lecture de la décision, il est manifeste que la SPR n’a pas fait le lien entre la situation subjective du demandeur reflétée par la preuve testimoniale et l’aspect objectif de la crainte étayée par la preuve documentaire citée par la SPR. Il est encore plus problématique qu’elle cite une preuve documentaire contredisant catégoriquement ses conclusions.

 

IX. Conclusion

[25]           Pour toutes les raisons ci-dessus, la décision de la SPR est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie et l’affaire est retournée pour redétermination par un panel autrement constitué.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l’affaire soit retournée pour redétermination par un panel autrement constitué. Aucune question à certifier.

 

“Michel M.J. Shore”

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7422-11

 

INTITULÉ :                                       ERSIN SEDAT KUCCUK c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 24 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      le 1 mai 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Cécilia Ageorges

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Thomas Cormie

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cécilia Ageorges, avocate

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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