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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20120605

Dossier: IMM-7193-11

Référence : 2012 CF 674

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2012

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

ENTRE :

 

KERVENS EDMOND

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’encontre d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [le tribunal], selon laquelle le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR.

 

 

LES FAITS

 

[2]               Le demandeur est un citoyen de l’Haïti. Il arrive au Canada le 23 mars 2011 et y dépose une demande d’asile le 9 avril 2011, demande qui n’est toujours pas tranchée.

 

[3]               Le 7 juillet 2011, l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] produit un rapport conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR affirmant que le demandeur :

[…] est interdit de territoire pour grande criminalité parce qu’il a commis, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

 

[4]               L’ASFC lui reproche d’avoir fait l’objet d’un mandat d’arrestation, signé le 3 décembre 1999, émis par la U.S. District Court Middle District à Tampa en Floride, énonçant ce qui suit :

[…] pour défaut de se présenter à la Cour pour répondre à des accusations de complot pour possession dans le but de trafic et pour trafic de stupéfiants (cocaïne) infraction que si commise au Canada constituerait complot pour possession dans le but de trafic d’une substance de l’annexe I et trafic d’une substance de l’annexe 1 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Acte criminels passible de l’emprisonnement à perpétuité tel que décrit à l’article 5(1), (2) et (3)a) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances ». Le mandat d’arrestation est toujours valide.

 

[5]               Le jour où le rapport fut produit, le délégué du ministre défère l’affaire au tribunal.

 

[6]               Le 6 octobre 2011, le tribunal ordonna l’expulsion du demandeur du Canada en raison de grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR. Il conclut que le demandeur était un étranger aux fins de la présente procédure et détermina que la loi canadienne était équivalente à la loi américaine.

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[7]               La décision du tribunal en matière d’équivalence doit être examinée sous la norme de la décision raisonnable (Ferguson c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1742, [2005] ACF 2161 (QL) et Dhanani c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 169, [2005] ACF 183 (QL)). La Cour n’interviendra que si la décision du tribunal, déterminant que le demandeur fut impliqué dans le trafic de cocaïne, est déraisonnable : voir l’article 33 de la LIPR. L’état des dispositions du Code criminel canadien est, toutefois, une question de droit qui fait appel à la norme de la décision correcte. Les questions mixtes de droit et de fait sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).

 

Le tribunal a-t-il commis une erreur révisable dans l’application de l’article 36(1)c) de la LIPR?

 

[8]               Le demandeur prétend d’abord qu’il n’a pu démontrer une absence d’équivalence entre la loi étrangère et la loi canadienne, car le ministre omit de spécifier la disposition sur laquelle il s’était basé pour conclure que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité. Je ne partage pas cet avis.

 

[9]               Les paragraphes 5(1) et (2) et l’alinéa 5(3)a) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19 [la Loi] prévoient :

(1) Il est interdit de faire le trafic de toute substance inscrite aux annexes I, II, III ou IV ou de toute substance présentée ou tenue pour telle par le trafiquant.

 

(1) No person shall traffic in a substance included in Schedule I, II, III or IV or in any substance represented or held out by that person to be such a substance.

 

(2) Il est interdit d’avoir en sa possession, en vue d’en faire le trafic, toute substance inscrite aux annexes I, II, III ou IV.

 

(2) No person shall, for the purpose of trafficking, possess a substance included in Schedule I, II, III or IV.

(3) Quiconque contrevient aux paragraphes (1) ou (2) commet :

 

 

a) dans le cas de substances inscrites aux annexes I ou II, mais sous réserve du paragraphe (4), un acte criminel passible de l’emprisonnement à perpétuité;

 

(3) Every person who contravenes subsection (1) or (2)

 

(a) subject to subsection (4), where the subject-matter of the offence is a substance included in Schedule I or II, is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for life;

 

[10]           L’extrait pertinent du rapport émis en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR est le suivant :

[…] pour défaut de se présenter à la Cour pour répondre à des accusations de complot pour possession dans le but de trafic et pour trafic de stupéfiants (cocaïne) infraction que si commise au Canada constituerait complot pour possession dans le but de trafic d’une substance de l’annexe 1 et trafic d’une substance de l’annexe 1 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Acte criminels passible de l’emprisonnement à perpétuité tel que décrit à l’article 5(1), (2) et (3)a) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances [nos italiques].

 

 

 

 

[11]           Il ressort du rapport ministériel qu’un demandeur est interdit de territoire s’il commet l’une des deux infractions suivantes :  (1) complot pour possession dans le but de trafic d’une substance de l’annexe I; et (2) trafic d’une substance de l’annexe 1. Ces infractions correspondent à celles retrouvées aux paragraphes 5(1) et (2) de la Loi. Puisque les dispositions législatives sur lesquelles s’appuya le ministre furent clairement identifiées, le demandeur ne peut prétendre qu’elles n’ont pas été portées à sa connaissance.

 

[12]           Le demandeur prétend également que la preuve au dossier ne permet pas d’établir qu’il a transporté un sac contenant de la drogue. Son témoignage devant le tribunal ainsi que son plaidoyer de culpabilité composent les uniques éléments de preuve au dossier. Il soutient que le tribunal a conclu que le sac contenait de la drogue parce qu’il a présumé que son frère effectuait une opération de vente de drogue.

 

[13]           Le demandeur prétend également que le tribunal a erré en droit en considérant que l’acte en question constituait du trafic au sens de la Loi.

 

[14]           De son côté, le défendeur argumente que l’infraction de trafic englobe tous les gestes et les activités qui permettent de rendre la drogue accessible à une personne autre que le trafiquant. À cet égard, il s’appuie sur la définition de trafic retrouvée dans la Loi.

 

[15]           Pour établir la culpabilité de l’accusé, le défendeur prétend qu’il suffisait de prouver qu’il posa le geste d’infraction de trafic, qu’il avait l’intention de le poser et qu’il était conscient du type de substance. Je suis de cet avis.

 

[16]           En premier lieu, il est important de noter que dans l’affaire Hill c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 73 NR 315, [1987] ACF 47 (QL) [Hill], la Cour d’appel fédérale donna trois méthodes afin de vérifier l’équivalence entre une loi étrangère et une loi canadienne :

[…] Il me semble que, étant donné la présence des termes "qui constitue . . . une infraction . . . au Canada", l'équivalence peut être établie de trois manières: tout d'abord, en comparant le libellé précis des dispositions de chacune des lois par un examen documentaire et, s'il s'en trouve de disponible, par le témoignage d'un expert ou d'experts du droit étranger pour dégager, à partir de cette preuve, les éléments essentiels des infractions respectives; en second lieu, par l'examen de la preuve présentée devant l'arbitre, aussi bien orale que documentaire, afin d'établir si elle démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l'infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères, que les mêmes termes soient ou non utilisés pour énoncer ces éléments dans les actes introductifs d'instance ou dans les dispositions légales, en troisième lieu, au moyen d'une combinaison de cette première et de cette seconde démarches.

 

 

[17]           Ces méthodes d’établir l’équivalence furent confirmées par la Cour dans l’affaire Li c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 1 CF 235, [1996] ACF 1060 (QL).

 

[18]           En l’espèce, le demandeur s’oppose à l’application du tribunal quant la deuxième méthode de vérification, tel que décrit dans l’affaire Hill, ci-dessus. Or, comme le souligne le défendeur, le terme « trafic » est défini au paragraphe 2(1) de la Loi et comprend toute opération de vente, d’administration, de don, de cession, de transport, d’expédition ou de livraison portant sur une substance énumérée à l’une ou l’autre des annexes I à IV de la Loi — ou toute offre d’effectuer l’une de ces opérations — qui sort du cadre réglementaire. Une substance désignée par la Loi inclut « toute chose contenant, y compris superficiellement, une telle substance et servant — ou destinée à servir ou conçue pour servir — à la produire ou à l’introduire dans le corps humain » (voir le sous-alinéa 2(2)b)ii) de la Loi). Les termes « don », « livraison » et « transfert » sont entendus dans un sens général et signifient remettre d’une quelconque façon (R c Larson, 6 CCC (2d) 145, [1972] BCJ 661 (QL); R c Lauze, 17 CR (3d) 90, [1980] JQ 166 (QL); R c Wood, 2007 ABCA 65, [2007] AJ 763; et R c Taylor (1974), 17 CCC (2d) 36, [1974] BCJ 858 (QL)). Essentiellement, l’infraction de trafic englobe tout acte permettant l’accès de la drogue par une autre personne. Il suffit de démontrer que l’accusé a commis un seul de ces actes, qu’il avait l’intention de le poser et qu’il avait connaissance de la substance en cause (R c Greyeyes, [1997] 2 RCS 825 (QL)). Il suffit également que l’accusé ait participé à une seule transaction pour qu’il commette l’infraction de trafic et il importe peu que des paroles furent prononcées ou non pendant la commission de l’acte (R c Weselak, 9 CCC (2d) 193, [1972] CMAJ 1 (QL) et R c Jordison (1957), 26 CR 267, [1957] BCJ 73 (QL)).

 

[19]           Tel qu’il ressort de son témoignage devant le tribunal et de l’acte d’accusation émis à son égard, quelque temps entre juillet 1997 et janvier 1998,  le demandeur s’est rendu chez son frère qui lui a demandé de lui rapporter un sac de papier brun, ce qu’il a effectivement fait. Il est clair que le geste posé par le demandeur constituait à tout le moins une livraison au sens de la Loi. Quant à la connaissance de la substance contenue dans le sac, elle peut être établie à partir du contexte dans lequel l’acte a été commis. Le demandeur a témoigné qu’il ne savait pas ce que le sac contenait, mais a également admis qu’il soupçonnait fortement que le sac contenait de la cocaïne. Il savait également que son frère était un trafiquant de drogue. Dans les circonstances, il s’agit d’un cas d’aveuglement volontaire, une façon admise en droit criminel de prouver la connaissance réelle de la substance (R c Sandhu, 50 CCC (3d) 492, [1989] OJ 1647 (QL)). Bref, c’est à bon droit que le tribunal pouvait conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur a commis une infraction aux États-Unis qui, s’il l’avait commise au Canada, constituerait une infraction de trafic. Puisqu’au Canada le trafic est punissable d’une peine d’emprisonnement à perpétuité – donc punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans – le demandeur a été valablement interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)c) de la LIPR, et le tribunal était justifié d’ordonner son expulsion du pays.

 

[20]           Le demandeur prétend finalement qu’il n’y aucune preuve au dossier quant à la peine attribuée à l’acte entre 1997 et janvier 1998, lorsque les évènements reprochés ont pris lieu. La peine associée à une infraction sous l’article 5 de la Loi est celle qui était en vigueur lors de l’audience. Il s’appuie sur l’article 11 de la Charte canadienne des droits et libertés pour dire qu’un justiciable ne peut être condamné à une peine plus sévère que celle existant au moment de l’acte, et il doit bénéficier d’une peine moins sévère en cas de variation dans la législation.

 

[21]           Le défendeur soutient pour sa part que lorsque le tribunal établit l’équivalence entre l’infraction qui a été commise à l’étranger et une infraction à une loi fédérale canadienne, il doit interpréter la loi fédérale telle qu’elle se lit au moment où il rend sa décision et non telle qu’elle se lisait lors de la commission de l’infraction (lorsque l’infraction a été commise) à l’étranger. De plus, en l’absence d’indication contraire, il faut éviter d’appliquer les concepts d’un autre domaine de droit à la LIPR (Kosley c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] ACF 87 (QL)). Ainsi, l’article 11 de la Charte n’a aucune application en l’espèce puisqu’en droit de l’immigration, le demandeur n’est pas inculpé au sens du droit criminel (Chiarelli c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 711 (QL) et Rudolph c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 CF 653, [1992] ACF 400 (QL) [Rudolph]). Il souligne également qu’il faut interpréter le texte législatif et discerner l’intention du législateur à partir des termes employés, compte tenu du contexte global et du sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi, son objet et l’intention du législateur (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 RCS 471). Aucun élément de l’alinéa 36(1)c) ne fait référence à la loi fédérale canadienne applicable au moment où l’infraction a été commise. Je suis de cet avis.

 

[22]           L’article 33 de la LIPR prévoit que les faits mentionnés à l’article 36 sont appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. Cette disposition permet au ministre de tenir en compte de la survenance d’une large gamme d’événements et de faits sans restriction temporelle. Le libellé de cet article et celui des articles suivants de la LIPR ne permettent pas de conclure que l’équivalence doit être déterminée en fonction de la peine applicable au Canada lors de la commission de l’infraction (lorsque l’infraction a été commise), ni en fonction du libellé de l’infraction tel qu’il se lisait à cette époque. D’ailleurs, le principe général veut que les lois ne soient pas interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation (Gustavson Drilling (1964) Ltd c Canada (Ministre du Revenu national), [1977] 1 RCS 271, 7 NR 401). Le tribunal doit alors interpréter la loi fédérale, ici la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, telle qu’elle se lit au moment où il rend sa décision. Enfin, l’article 11 de la Charte n’est pas applicable en l’espèce puisqu’aux fins d’application de la LIPR, le demandeur n’est pas inculpé au sens du droit criminel (Rudolph, ci-dessus).

 

[23]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.  Aucune question n'est certifiée.

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7193-11

 

INTITULÉ :                                     Kervens Edmond

c.

Le Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 23 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                             Madame la juge Tremblay-Lamer 

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 5 juin 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Alain Vallières

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Ian Demers

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Alain Vallières

2100 rue Guy

Bureau 209

Montréal QC 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Ian Demers

Ministère de la Justice Canada

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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