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Date : 20120614

Dossier : IMM-7724-11

Référence : 2012 CF 744

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2012

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

 

NINI SANAJ, VIOLETA SANAJ

ET VITO SANAJ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               Les demandeurs – Nini Sanaj (le demandeur principal), son épouse Violeta Sanaj, de même que leur fils Vito Sanaj – sont citoyens de l’Albanie. Ils disent craindre d’être persécutés du fait d’une vendetta déclarée contre eux dans leur pays. Cette vendetta aurait été déclenchée en 1998 à la suite d’assassinats commis par le père du demandeur principal plus de 50 ans plus tôt. La famille a fui aux États-Unis au début des années 2000, où elle a demandé l’asile du fait de ses opinions politiques, mais sans succès. Elle est arrivée au Canada en 2009.

 

[2]               Dans une décision datée du 6 octobre 2011, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugié, au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], ni celle de personne à protéger, au sens de l’article 97 de la LIPR. La Commission a rejeté la prétention fondée sur l’article 96 au motif qu’une vendetta n’avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention,  et elle a rejeté la prétention fondée sur l’article 97 au motif qu’elle n’a pas jugé crédible le récit fait par les demandeurs au sujet de l’existence d’une vendetta.

 

[3]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

 

II.        Les questions en litige

 

[4]               La demande soulève les questions suivantes :

 

1.                  La Commission a-t-elle commis une erreur en ne prenant pas en considération les faits particuliers de la demande des demandeurs pour décider s’il existait ou non un lien avec un motif prévu dans la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR?

 

2.                  La Commission a-t-elle tiré des conclusions déraisonnables quant à la crédibilité : a) en ne tenant pas compte des éléments de preuve objectifs concernant l’existence de la vendetta, ou b) en tirant des conclusions déraisonnables en matière de vraisemblance?

III.       Analyse

 

A.        La norme de contrôle applicable

 

[5]               La première question, soit celle de savoir si la Commission a commis une erreur en n’évaluant pas les faits particuliers de la demande présentée par les demandeurs en vertu de l’article 96 de la LIPR, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : soit la Commission était tenue de procéder à une analyse de cet article, soit elle ne l’était pas.

 

[6]               Les parties conviennent que c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique à la décision que rend la Commission en matière de crédibilité. Dans une décision récente de la Cour suprême du Canada : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor)), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, la Cour suprême prescrit qu’une cour de révision doit examiner les motifs d’un tribunal administratif dans le contexte du dossier tout entier qui a été soumis au décideur. Par ailleurs, la décision ne sera maintenue que si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). 

 

B.        Le lien avec un motif prévu dans la Convention

 

[7]               Pour pouvoir se prévaloir de la protection que confère l’article 96 de la LIPR, le demandeur doit établir qu’il a un lien avec un motif prévu dans la Convention.

 

[8]               La Commission a rejeté les prétentions que les demandeurs avaient formulées en vertu de l’article 96 de la LIPR au motif que leur demande n’avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention, se fondant à cet égard sur les décisions rendues dans Zefi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636, [2003] ACF n812 (QL) [Zefi], et Bojaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 194 FTR 315 (1re inst.), 9 Imm LR (3d) 299 [Bojaj], à l’appui de la thèse selon laquelle « les victimes de vendetta ne peuvent généralement pas établir de lien avec la définition de réfugié énoncée dans la Convention ».

 

[9]               Les demandeurs font valoir que l’emploi que fait la Commission du mot [traduction] « généralement » sous-entend qu’il y a des circonstances dans lesquelles l’existence d’une vendetta peut correspondre à un motif prévu dans la Convention. Ils soutiennent donc que la Commission a omis de s’acquitter de son obligation d’évaluer l’applicabilité de l’article 96 aux faits particuliers de leurs prétentions en vue de déterminer si leur situation correspondait à l’une des exceptions prévues.

 

[10]           Si les demandeurs avaient soumis des éléments de preuve qui allaient au-delà de l’existence d’une vendetta entre deux familles, j’aurais pu souscrire à leur argument. Cependant, il ressort d’un examen du dossier, et cela inclut les formulaires de renseignements personnels (FRP) des demandeurs, que les craintes dont ils font état découlent exclusivement de l’existence d’une vendetta. La Commission n’a pas procédé à une analyse détaillée des faits ou du droit, mais, au vu de ces faits, son analyse est suffisante; elle est également étayée par les décisions qu’elle a citées : Zefi et Bojaj, précitées.

 

C.        Le fait de ne pas avoir tenu compte d’éléments de preuve pertinents

 

[11]           À l’appui de leurs demandes, les demandeurs ont produit plusieurs éléments de preuve « documentaires » ou « objectifs ». Ces documents se rangent dans deux catégories : a) trois documents provenant de tiers, et b) des rapports médicaux liés à deux incidents. Les demandeurs soutiennent que la Commission a fait abstraction de tous ces éléments de preuve, ce qui donne lieu à une erreur susceptible de contrôle.

 

[12]           Il est présumé qu’un décideur a analysé la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis. Cependant, plus la preuve qui n’a pas été explicitement mentionnée et analysée est importante, plus une cour de justice sera disposée à conclure que la Commission a omis d’en tenir compte (Cepeda-Gutierrez et al c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, au paragraphe 17 (1re inst.), [1998] ACF no 1425 (QL)).

 

[13]           Pour ce qui est de la première catégorie d’éléments de preuve, le dossier certifié du tribunal contient les trois documents qui suivent :

 

·                     un [traduction] « certificat » de la [traduction] « Fondation pour la réconciliation et le règlement des conflits », indiquant que le demandeur principal est impliqué dans une vendetta avec deux familles et que sa vie a été menacée;

 

·                     un [traduction] « certificat » de la [traduction] « Mission de pacification internationale Nene Tereza », indiquant que la vie du demandeur principal est en danger en Albanie parce qu’il a été blessé d’un coup de couteau à deux reprises à cause de ses activités prodémocratiques et à cause d’une vendetta avec deux familles que la Mission n’a pas été en mesure de régler;

 

·                     une déclaration signée du frère du demandeur principal, indiquant que leur famille est impliquée dans une vendetta avec deux familles et décrivant les origines du litige, les tentatives de réconciliation ainsi que la menace faite au demandeur principal et à son fils.

 

[14]           Les deux premiers documents émanent d’organismes qualifiés à l’audience de « Missionnaires de la paix ». Dans sa décision, la Commission traite bel et bien de ces éléments  de preuve (voir les paragraphes 14 et 15). Les deux documents contiennent fort peu d’informations vérifiées de manière indépendante. À l’audience, le demandeur principal a admis qu’il ignorait si les Missionnaires de la paix avaient fait enquête sur l’exactitude ou la véracité des assassinats qui auraient été commis par son père. Les Missionnaires de la paix n’ont pas non plus reçu de déclarations écrites de la part des autres familles impliquées. Autrement dit, la Commission a mis sérieusement en doute la fiabilité des documents de ces organismes.

 

[15]           La déclaration du frère a manifestement été produite pour les besoins de l’audience. Elle était intéressée et, compte tenu des nombreux problèmes que présentait la crédibilité du récit fait par les demandeurs à propos de la vendetta, la Commission n’a pas commis d’erreur en ne faisant pas explicitement référence à cet élément de preuve.

 

[16]           La seconde catégorie d’éléments de preuve – les dossiers médicaux – se rapporte à un certain nombre d’hospitalisations :

 

·                     un rapport daté du 2 mars 2011, émanant du Service de chirurgie de l’hôpital régional de la ville de Shkoder, qui semble indiquer que le demandeur principal a été hospitalisé du 28 décembre 1998 au 8 janvier 1999 à cause d’une [traduction] « perforation de l’estomac »;

 

·                     une [traduction] « attestation d’hospitalisation », émanant apparemment d’un hôpital grec et datée du 30 mars 2001, qui décrit les traitements que le demandeur principal a reçus entre le 18 mai et le 25 juin 1999 pour, semble-t-il, une série d’affections gastriques et abdominales;

 

·                     la déclaration signée de Nick Karas, qui indique que le demandeur principal a été hospitalisé pour un cancer du pancréas au printemps de 1999 et que l’auteur a pris les dispositions nécessaires pour que le demandeur principal soit traité en Grèce;

 

·                     une attestation d’hôpital indiquant que le demandeur a été hospitalisé à Shkoder en 2000;

 

·                     un document intitulé [traduction] « Épicrise connexe », qui indique que l’on a diagnostiqué chez le demandeur principal [traduction] une « entaille », traitée par [traduction] « l’ouverture de l’abdomen et le traitement de la blessure », et qu’il  a été hospitalisé du 2 au 12 décembre 1995.

 

[17]           Aucun des documents médicaux contenus dans le dossier ne permet d’étayer de manière indépendante la prétention des demandeurs, car ils n’indiquent pas que les blessures du demandeur principal étaient nécessairement imputables à une vendetta. Curieusement, un examen des documents liés à la demande d’asile que les demandeurs ont présentée aux États‑Unis et qui a été rejetée révèle que ces mêmes blessures ont servi à étayer leur demande fondée sur leurs opinions politiques. Dans le meilleur des cas, ces documents auraient pu fournir une preuve corroborant la prétention du demandeur principal selon laquelle il avait été agressé à cause d’une vendetta soit en octobre 2000 soit en décembre 1998, si toutefois la Commission avait jugé son témoignage digne de foi. Dans les circonstances de l’espèce, les documents médicaux sont tout simplement insuffisants pour corroborer les prétentions par ailleurs non crédibles des demandeurs.

 

[18]           En résumé, je suis convaincue que la Commission a pris en considération les documents que les demandeurs ont fournis. Il n’y a pas eu d’erreur susceptible de contrôle.

 

D.        Les conclusions quant à la crédibilité

 

[19]           Selon les demandeurs, la Commission a commis une erreur dans un certain nombre de ses conclusions fondées sur des invraisemblances ou de légères incohérences.

 

[20]           Le premier problème que pose cet argument est que les demandeurs tentent de scinder la décision en des éléments distincts sans considérer la décision dans son ensemble. Quant on examine le récit d’un demandeur, il est possible qu’une ou plusieurs des conclusions tirées sur un point mineur ne justifient pas que l’on conclue de façon générale à un manque de crédibilité. Cependant, considérés globalement, un certain nombre de problèmes en apparence mineurs peuvent fort bien mettre en doute le contexte tout entier de la demande.

 

[21]           En l’espèce, le principal fait qui sous-tend l’allégation de vendetta a été l’assassinat, plus de 50 ans plus tôt, de membres des autres familles par le père du demandeur principal. Si cette partie du récit des demandeurs n’est pas crédible, le fondement de la vendetta n’existe pas. Avec raison, la Commission a interrogé avec soin les demandeurs et passé en revue les éléments de preuve concernant les assassinats sous-jacents allégués. La preuve documentaire figurant dans le dossier montre que les conséquences d’une véritable vendetta sont catastrophiques pour les deux camps. Les deux familles subiront la perte de pères et de fils et seront soumises aux règles strictes qui régissent de tels conflits. De ce fait, il n’était pas déraisonnable que la Commission mette en doute l’existence d’une vendetta parce que les demandeurs ne pouvaient pas établir au moyen de preuves satisfaisantes que le père du demandeur principal avait bel et bien commis des assassinats 50 ans plus tôt. Comme la Commission l’a déclaré :

En résumé, les familles [K] et [L] auraient accusé le père du demandeur d’asile d’avoir tué des membres de leurs familles, et ils auraient lancé une vendetta sans même avoir prouvé que le père du demandeur d’asile était bel et bien l’auteur des homicides.

 

[22]           S’ajoutaient à cette faiblesse fondamentale du récit des demandeurs un certain nombre d’autres problèmes posés par leur témoignage. Comme je l’ai déjà mentionné, considérées individuellement, ces conclusions et ces remarques ne justifieraient probablement pas le rejet d’une demande. Toutefois, dans le cas présent, ces conclusions moins importantes étaient, d’un point de vue cumulatif, suffisantes pour étayer la décision générale que la Commission a rendue.

 

IV.       Conclusion

 

[23]           En bref, je ne suis pas convaincue que la Commission a commis une erreur en ne procédant pas à un examen plus détaillé au regard de l’article 96 de la LIPR. Plus important encore, en ce qui concerne l’analyse fondée sur l’article 97, je suis convaincue que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[24]           Aucune des deux parties n’a proposé une question à certifier, et aucune ne le sera.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7724-11

 

INTITULÉ :                                      NINI SANAJ et al c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 5 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 14 juin 2012

 

COMPARUTIONS :

 

J. Norris Ormston

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Catherine Vasilaros

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bellissimo Law Group

(Ormston, Bellissimo, Rotenberg) Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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