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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20120615


Dossier : IMM-6500-11

Référence : 2012 CF 762

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

VITOR MERNACAJ; DRITA MERNACAJ; ROMEO MERNACAJ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               Les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 29 juillet 2011, qui leur a refusé la qualité de réfugiés au sens de la Convention et la qualité de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

CONTEXTE

[2]               Le demandeur principal, un Albanais, est âgé de 38 ans. Les demandeurs secondaires sont son épouse Drita, âgée de 33 ans, et leur fils Romeo, âgé de 18 ans.

[3]               En 1999, Genc Nilo (Nilo), un Albanais, a tué le cousin du demandeur principal à Pérouse, en Italie. Alors qu’il tentait de venger le meurtre de son fils, l’oncle du demandeur principal, Gjelosh Mernacaj (Gjelosh), a confondu Artan Dervishi (Dervishi) avec Nilo. Gjelosh a tiré sur Dervishi, qui était assis avec Sokol Nilo, le frère de Genc, et l’a tué. Sokol Nilo a été blessé dans cette attaque. Les demandeurs disent que ce meurtre a déclenché avec la famille Dervishi une vendetta qui les expose à un risque s’ils devaient retourner en Albanie. Après que Gjelosh eut tué Dervishi, le demandeur principal a quitté l’Albanie pour les États-Unis en décembre 1999. Les demandeurs secondaires l’y ont rejoint en janvier 2001.

[4]               Le demandeur principal a sollicité l’asile aux États-Unis, mais le dossier certifié du tribunal (le DCT) ne dit pas comment les autorités aux États-Unis ont répondu à sa demande. Cependant, il n’a manifestement pas obtenu satisfaction. Drita a déposé une demande d’asile séparément de son mari. Elle non plus n’a pas obtenu satisfaction. Une note que Drita avait déposée au soutien de sa demande d’asile aux États-Unis (à la page 310 du DCT) montre qu’elle fondait sa demande sur de mauvais traitements qui découlaient de la vendetta. Après le rejet de leurs demandes d’asile aux États-Unis, les demandeurs étaient susceptibles d’être renvoyés. Craignant pour leur sécurité s’ils retournaient en Albanie, ils sont venus au Canada le 21 septembre 2009.

[5]               Les demandeurs ont sollicité l’asile le 21 septembre 2009. Dans leurs Formulaires de renseignements personnels, les demandeurs secondaires ont adopté pour eux-mêmes l’exposé circonstancié du demandeur principal. La SPR a joint leurs demandes d’asile en vertu du paragraphe 49(1) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228 (les Règles) et a nommé le demandeur principal représentant de son fils. La SPR a instruit les demandes d’asile le 15 avril 2011.

[6]               Après l’audience, les demandeurs ont produit un document émanant de la cour du district judiciaire de Fier (le document judiciaire), une juridiction de première instance en Albanie (page 112 du DCT). Ce document précise que Gjelosh a été déclaré coupable de meurtre en octobre 2000. Il a fait appel à la cour d’appel de Vlore, en Albanie, qui a ordonné la tenue d’un nouveau procès le 21 novembre 2001. À l’issue du nouveau procès, la cour du district judiciaire de Fier l’a acquitté le 25 mai 2001 du meurtre de Dervishi et a ordonné son élargissement. La cour d’appel de Vlore a cependant annulé le verdict d’acquittement et ordonné un troisième procès le 28 décembre 2001; la cour suprême de Tirana, en Albanie, a confirmé ce verdict le 25 octobre 2002. À l’issue du troisième procès, la cour du district judiciaire de Fier a déclaré Gjelosh coupable de meurtre une deuxième fois le 23 mars 2004. Elle l’a déclaré coupable par contumace puisqu’il avait été élargi en mai 2001. La cour d’appel de Vlore a confirmé ce verdict et la cour suprême de Tirana a rejeté le pourvoi formé par Gjelosh.

[7]               La SPR a rendu sa décision le 29 juillet 2011 et l’a notifiée aux demandeurs le 1 septembre 2011.

LA DÉCISION CONTESTÉE

[8]               La SPR a rejeté les demandes d’asile parce qu’elle a estimé que le demandeur principal n’était pas crédible.

[9]               Elle a d’abord passé en revue les événements survenus en Albanie qui avaient conduit les demandeurs à fuir aux États-Unis, leurs demandes d’asile infructueuses aux États-Unis et leur arrivée au Canada. Puis elle a examiné la crédibilité du demandeur principal.

[10]           Le demandeur principal avait témoigné que, lorsqu’il avait déposé sa demande d’asile aux États-Unis, son avocat américain l’avait présentée en alléguant une persécution fondée sur son appartenance au Parti démocrate, une formation opposée au gouvernement albanais. La SPR lui a demandé quels documents il avait présentés pour prouver son appartenance au Parti démocrate, et le demandeur a produit un livret d’adhérent qui lui avait été délivré en 1992. La SPR a trouvé que le livret était en parfaite condition, sans le moindre signe d’usure, et qu’il ne faisait pas état de donations au Parti démocrate.

[11]           La SPR a conclu que le livret était un faux et qu’il avait été fabriqué uniquement pour établir, à l’audience de la SPR, son appartenance au Parti démocrate. Selon elle, le demandeur principal avait juré de dire la vérité durant l’audition de sa demande d’asile devant la SPR et durant l’audition de sa demande d’asile aux États-Unis. Si le livret était un faux, alors la crédibilité du demandeur principal était mise à mal. La SPR a jugé le demandeur principal non crédible parce qu’il n’avait pas produit de documents indiquant le fondement de sa demande d’asile aux États‑Unis, ou la raison pour laquelle cette demande avait été rejetée. Elle a conclu qu’il n’avait pas été franc devant le juge de l’immigration aux États-Unis parce que les documents qu’il avait produits pour prouver le bien-fondé de sa demande d’asile aux États-Unis étaient des faux. Selon la SPR, si le demandeur principal avait dit la vérité au juge de l’immigration aux États-Unis, il aurait été en mesure d’étayer sa demande d’asile présentée dans ce pays. La SPR a aussi conclu que le demandeur principal n’était pas membre du Parti démocrate.

[12]           Pour étayer le récit du demandeur principal concernant la vendetta, les demandeurs ont présenté un article de presse (à la page 466 du DCT), daté du 24 mars 2004 et imprimé à partir du site Web du Koha Jonë, un quotidien publié en Albanie. Cet article disait que Gjelosh avait tué Dervishi dans un restaurant en 1999 et avait fui la scène du meurtre dans un véhicule de marque Audi. L’article du Koha Jonë disait aussi que Gjelosh avait été déclaré coupable par contumace et condamné à 25 ans d’emprisonnement. Dans l’exposé circonstancié de son FRP, le demandeur principal écrivait que Gjelosh avait été capturé par la police en Albanie et qu’il purgeait actuellement une peine pour meurtre. Lorsque la SPR lui a demandé d’expliquer cette contradiction à l’audience, le demandeur a confirmé que son oncle était en prison.

[13]           Selon la SPR, l’article du Koha Jonë et le témoignage oral du demandeur principal ne pouvaient être vrais en même temps. Dans leurs observations postérieures à l’audience, les demandeurs affirmaient que la séquence des événements indiquée par le document judiciaire montrait que le témoignage du demandeur principal et l’article du Koha Jonë pouvaient être vrais en même temps. Ce à quoi se référait le demandeur principal dans son témoignage était la troisième déclaration de culpabilité de Gjelosh, pour laquelle il purgeait actuellement une peine d’emprisonnement.

[14]           La SPR a estimé que l’article du Koha Jonë n’aurait pas dit que Gjelosh avait fui la scène du crime dans une Audi s’il avait simplement quitté la prison lorsqu’il avait été relâché. Elle pensait aussi que le demandeur principal devait être au fait des événements entourant le procès de Gjelosh. Bien que le demandeur principal ait dit que les journaux pouvaient écrire ce qu’ils voulaient, la SPR a considéré que l’article du Koha Jonë était le document du demandeur principal. La SPR s’est demandé pourquoi il aurait produit cet article s’il ne correspondait pas aux faits et elle a conclu que le témoignage oral du demandeur principal et l’article du Koha Jonë étaient tous deux des faux. Selon elle, le demandeur principal n’était donc pas crédible.

[15]           La SPR a estimé aussi qu’aucune vendetta n’avait été déclarée entre la famille des demandeurs et la famille Dervishi. Le demandeur principal avait témoigné que la famille Dervishi avait dit à ses voisins que la vendetta était déclarée, et les voisins l’avaient dit ensuite à sa famille. Selon lui, c’était ainsi qu’il avait eu connaissance de la vendetta. La SPR a cependant trouvé que ce n’était pas la manière habituelle de déclarer une vendetta. Elle n’a pas non plus accepté son témoignage selon lequel les anciens du village envoyés par sa famille au domicile de la famille Dervishi pour tenter une réconciliation étaient revenus pour dire à sa famille qu’une vendetta était déclarée. Selon la SPR, si une vendetta avait été effectivement déclarée, le demandeur principal aurait pu indiquer spontanément comment il avait eu vent de la déclaration; puisqu’il ne le pouvait pas, cela montrait qu’aucune vendetta n’avait été déclarée.

[16]           La SPR a également tiré une inférence défavorable sur la crédibilité du demandeur principal en raison des contradictions de la preuve portant sur le moment auquel sa famille s’était mise à couvert. Il avait témoigné au cours de l’audience que la mise à couvert de sa famille avait commencé quand Gjelosh avait été arrêté. Quand une famille se mettait à couvert, les hommes de la famille âgés de plus de 15 ans ne quittaient pas leur domicile ou bien partaient en exil pour éviter d’être tués. Le demandeur principal avait aussi témoigné que sa famille s’était mise à couvert quand elle avait reçu un message l’informant qu’elle était la cible d’une vendetta. Selon la SPR, la preuve écrite montrait que la famille s’était mise à couvert quand elle avait appris que Gjelosh avait assassiné Dervishi, c’est-à-dire au moment de son arrestation. Comme le demandeur principal ne se souvenait pas du moment auquel sa famille s’était mise à couvert, la SPR en a tiré une inférence défavorable sur sa crédibilité.

[17]           La SPR a dit qu’elle avait pris en considération le document judiciaire que les demandeurs avaient produit après l’audience. Ce document établissait qu’une vendetta existait, mais le demandeur principal n’avait pas prouvé qu’elle le concernait.

[18]           La SPR a aussi écarté une lettre produite par les demandeurs qui venait de la Maison de la justice et de l’Institut de justice et de réconciliation nationale en Albanie (la lettre de réconciliation). Selon la lettre de réconciliation, la famille Dervishi accusait la famille des demandeurs du meurtre de Dervishi et la famille des demandeurs avait quitté l’Albanie parce que leurs vies étaient en danger. La SPR a écarté ce document parce qu’il s’appuyait sur des renseignements venant des deux familles concernées et qu’il n’était donc pas objectif. Elle a conclu qu’il y avait de nombreuses raisons pour lesquelles une famille dirait qu’il y a une vendetta quand il n’y en a pas, et que le demandeur principal avait montré qu’il était prêt à induire la SPR en erreur pour obtenir l’asile. Sur ce fondement, la SPR a accordé à la lettre de réconciliation un poids qui ne suffisait pas à contrebalancer ses doutes sur la crédibilité du demandeur principal.

[19]           Dans une attestation, le chef du village de Bardhaj, le village des demandeurs, écrivait que Dervishi avait été assassiné en 1999 et que Nilo avait été blessé. Selon la SPR, cette lettre ne s’accordait pas avec les faits et ne dissipait pas ses autres doutes sur la crédibilité du demandeur principal.

            Conclusion

[20]           La SPR a estimé que le demandeur principal n’était pas un témoin crédible et qu’il n’avait pas établi que son retour en Albanie l’exposerait à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque sérieux de préjudice. Elle a donc rejeté les demandes d’asile.

QUESTIONS EN LITIGE

[21]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes dans la présente instance :

a.                   La conclusion de la SPR sur la crédibilité du demandeur principal était-elle raisonnable?

b.                  La SPR a-t-elle commis une erreur en s’abstenant de prendre en considération certains éléments de preuve?

 

NORME DE CONTRÔLE

[22]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada écrivait qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à une question donnée soumise à la juridiction de contrôle est bien établie par la jurisprudence, la juridiction de contrôle peut adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette recherche se révèle infructueuse que la juridiction de contrôle doit faire l’examen des quatre facteurs compris dans l’analyse relative à la norme de contrôle.

[23]                                                                                                                                                                                            Dans l’arrêt Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF n° 732 (CAF) (QL), la Cour d’appel fédérale écrivait au paragraphe 4 que la norme de contrôle applicable à une question relative à la crédibilité d’un témoin est celle de la décision raisonnable. En outre, dans la décision Elmi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 21, le juge Max Teitelbaum écrivait que les conclusions touchant la crédibilité sont essentielles au rôle de la SPR en tant que juge des faits et qu’elles doivent donc être revues selon la norme de la décision raisonnable. Finalement, dans la décision Wu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 929, le juge Michael Kelen écrivait au paragraphe 17 que la norme de contrôle servant à revoir les conclusions en matière de crédibilité est celle de la décision raisonnable. La norme de contrôle applicable à la première question soulevée dans la présente affaire est celle de la décision raisonnable.

[24]                                                                                                                                                                                            Les demandeurs considèrent comme un manquement à l’équité procédurale le rejet par la SPR de certains de leurs éléments de preuve. Le fait de laisser de côté des arguments invoqués ou des éléments de preuve produits peut constituer un manquement à l’équité procédurale. Voir l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (QL), au paragraphe 22. Cependant, pour l’essentiel, les demandeurs contestent la conclusion de la SPR selon laquelle la preuve n’était pas digne de foi. Une telle conclusion doit être revue selon la norme de la décision raisonnable. Voir la décision Ogbebor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1331, au paragraphe 15, et la décision Walcott c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 505, au paragraphe 18. La norme de contrôle applicable à la deuxième question soulevée est celle de la décision raisonnable.

[25]           Lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour s’attachera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour n’interviendra que si la décision de la SPR était déraisonnable, c’est-à-dire si elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

DISPOSITIONS APPLICABLES

[26]           Les dispositions suivantes de la Loi sont applicables à la présente affaire :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa  nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

[…]

 

 

 

Personne à protéger

 

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au  sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et

 

inhérents à celles-ci ou  occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

[…]

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political

opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

[…]

 

 

 

Person in Need of Protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning ­ of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or  incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care

 

 

[…]

 

ARGUMENTS

Les demandeurs

 

[27]           Les demandeurs font valoir que la conclusion de la SPR sur leur crédibilité était déraisonnable, pour les raisons suivantes : la SPR n’a pas bien apprécié la preuve; elle a tiré des conclusions qui ne sont pas appuyées par la preuve; elle a interprété erronément la preuve soumise; et elle s’est abstenue de prendre en considération certains éléments de preuve.

L’article du Koha Jonë

[28]           Les demandeurs disent que la SPR a fait une évaluation déraisonnable de l’article du Koha Jonë. Elle s’est méprise sur cet article et elle est parvenue à embrouiller le demandeur principal au point de l’amener à récuser son propre témoignage, ce qui a jeté le doute sur sa crédibilité.

[29]           La SPR a estimé que l’article du Koha Jonë selon lequel Gjelosh avait quitté la scène du crime dans une Audi et était actuellement recherché par les autorités contredisait le témoignage du demandeur principal portant que Gjelosh avait été jugé et déclaré coupable et qu’il purgeait une peine d’emprisonnement. Selon les demandeurs, il ressort de leurs observations produites après l’audience que Gjelosh n’était pas en prison le 24 mars 2004 – date de l’article du Koha Jonë – puisqu’il avait été acquitté à l’issue de son second procès le 25 mai 2001. Par la suite, lorsque la cour du district judiciaire de Fier l’a déclaré coupable et condamné une troisième fois le 23 mars 2004, il est devenu un homme recherché, et c’est ce que dit l’article du Koha Jonë. Au cours des sept ans qui se sont écoulés entre l’audience de la SPR et la date de l’article du Koha Jonë, Gjelosh avait fort bien pu être arrêté et emprisonné, ce qui s’accorde avec le témoignage du demandeur principal. L’inférence défavorable tirée par la SPR sur la crédibilité du demandeur principal reposait sur une mauvaise appréciation des faits, et il était donc déraisonnable pour la SPR de conclure sur ce fondement que le demandeur principal n’était pas crédible.

[30]           La méprise de la SPR à propos des faits ressort également de sa conclusion selon laquelle « si [Gjelosh] était parti après sa mise en liberté, […] il n’aurait pas été écrit dans l’article qu[’il] s’était enfui ». L’article du Koha Jonë ne dit rien de tel; tout ce qu’il dit, c’est que Gjelosh avait quitté la scène du meurtre de Dervishi dans une Audi. Il ne dit pas qu’il s’est enfui. Au lieu de faire une juste analyse de l’article du Koha Jonë, la SPR a induit le demandeur principal en erreur en le convainquant que l’article contredisait son récit.

[31]           L’information soumise à la SPR suffisait à concilier tous les éléments de preuve qui lui avaient été soumis, mais la SPR s’est fermée à cette possibilité. Même si les demandeurs n’avaient pas produit une preuve qui établissait la séquence des procédures criminelles engagées contre Gjelosh, la SPR aurait dû montrer du bon sens et comprendre que la situation de 2004 rapportée par l’article du Koha Jonë avait fort bien pu évoluer à la date de l’audience en 2011.

[32]           Les demandeurs affirment aussi que la SPR a vicié le témoignage oral du demandeur principal et que sa propre analyse de la preuve documentaire, y compris de la lettre de réconciliation, s’en est trouvée altérée. La SPR a écarté cette lettre parce que le demandeur principal « a déjà démontré qu’il était prêt à essayer de tromper la Commission pour obtenir le statut de réfugié ».

La lettre du chef du village

[33]           La SPR n’a pas non plus tenu compte de la preuve, dans son analyse, de la lettre du chef du village, quand elle écrivait que :

Au point 3 [page 462 du DCT], le chef du village indique que, non seulement S. Dervishi a été tué, mais aussi que le frère du meurtrier à l’origine de cette histoire a été blessé. Comme cette lettre contredit les faits portés à ma connaissance, je lui accorde trop peu de poids pour qu’elle vienne contrebalancer mes doutes quant à la crédibilité.

 

[34]           Les demandeurs soulignent que d’autres éléments de preuve qu’ils avaient produits montrent que la lettre du chef du village s’accorde avec leur récit. L’article du Koha Jonë indique que Nilo avait été blessé lorsque Gjelosh avait tué Dervishi, et que Nilo est un frère de l’homme qui avait tué le fils de Gjelosh. La lettre du chef du village confirmait d’une manière indépendante l’existence de la vendetta entre la famille des demandeurs et la famille Dervishi. Il était déraisonnable pour la SPR d’écarter la lettre du chef sans tenir compte de la preuve qui lui avait été soumise.

Interprétation erronée et crédibilité

[35]           Les demandeurs affirment aussi que la SPR a interprété erronément la preuve. Selon eux, il en a résulté une partialité de la SPR contre le demandeur principal et c’est pourquoi elle ne l’a pas cru. Ils relèvent que la SPR a conclu que le demandeur principal n’était pas crédible notamment parce qu’il n’avait pu indiquer spontanément comment il avait eu connaissance de la vendetta. Le demandeur principal avait dit dans son témoignage oral que sa famille craignait une vendetta dès qu’elle avait appris que Gjelosh avait été arrêté; les soupçons de la famille avaient été confirmés lorsque les médiateurs qu’elle avait envoyés pour se réconcilier avec la famille de Dervishi étaient revenus en apportant la nouvelle qu’une vendetta était déclarée.

[36]           Bien que la SPR ait estimé que la manière dont la famille avait eu connaissance de la vendetta n’était pas la manière habituelle dont une vendetta est déclarée, le Kanun – l’ensemble des règles qui régissent les vendettas en Albanie – évolue, ce qui est attesté par la preuve soumise à la SPR. Une déclaration formelle était autrefois nécessaire pour commencer une vendetta, mais de telles déclarations sont employées moins souvent aujourd’hui parce qu’elles montrent du respect pour un adversaire. Il était déraisonnable pour la SPR de conclure que des déclarations formelles sont faites dans toutes les vendettas contemporaines. Lorsqu’elle a analysé le témoignage du demandeur principal sur la manière dont il avait eu connaissance de la vendetta, la SPR avait déjà décidé de ne pas le croire. L’approche de la SPR est contraire à la jurisprudence de la Cour, pour qui un tribunal administratif ne peut conclure à l’invraisemblance d’un récit que dans les cas les plus évidents (voir la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF n° 1131).

La demande d’asile déposée aux États-Unis

[37]           La manière dont la SPR a traité la preuve entourant la demande d’asile déposée par le demandeur principal aux États-Unis était déraisonnable. L’affirmation selon laquelle « si le demandeur d’asile avait été honnête à l’audience devant le juge tenue en sol américain, il aurait été en mesure de fournir des documents à l’appui de sa demande d’asile aux États-Unis » montre que la SPR a cru à tort que les demandes d’asile sont toujours fausses à moins d’être confirmées par la preuve. Les demandeurs se réfèrent à la décision Pinedo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1118, où le juge Michel Beaudry écrivait, au paragraphe 13 que :

Un tribunal ne peut tirer une inférence négative du seul fait qu’une partie n’a produit aucun document extrinsèque corroborant ses allégations sauf  lorsque la crédibilité du demandeur est mise en question […]

 

 

[38]           La crédibilité du demandeur principal à propos de la persécution qu’il a subie en Albanie en raison de ses convictions politiques n’était pas en cause devant la SPR, et il était donc déraisonnable pour la SPR de tirer une inférence défavorable de l’absence d’éléments de preuve portant sur sa demande d’asile déposée aux États-Unis. Par ailleurs, la demande d’asile déposée par le demandeur principal aux États-Unis n’a aucun rapport avec le fondement de sa demande d’asile déposée au Canada, à savoir le risque qu’il courait en raison de la vendetta. La SPR a pourtant tiré trois inférences défavorables de sa demande d’asile déposée aux États-Unis :

a.                   son livret d’adhérent était un faux parce qu’il était en parfait état;

b.                  il n’a pas produit de documents corroborant sa demande d’asile aux États-Unis;

c.                   sa demande d’asile déposée aux États-Unis était fondée uniquement sur la persécution politique et non sur la vendetta.

 

[39]           Les demandeurs, invoquant la décision Vijayasingham c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 395, affirment que l’examen superficiel de facteurs non pertinents appelle l’intervention de la Cour.

La lettre de réconciliation

[40]           La SPR a fait fi du droit des demandeurs à l’équité procédurale quand elle a exclu de son examen la lettre de réconciliation. Elle a déraisonnablement écarté ce document, affirmant qu’il n’était pas objectif parce qu’il se fondait sur des renseignements provenant des deux familles. La SPR a aussi conclu que le demandeur principal était prêt à l’induire en erreur et qu’il y avait de nombreuses raisons pour lesquelles une famille voudrait dire qu’une vendetta existait alors qu’il n’y en avait pas.

[41]           La SPR n’a fait état d’aucun élément de preuve montrant que la lettre de réconciliation était fausse, et elle n’a fait état d’aucun élément de preuve montrant que la famille des demandeurs concocterait une vendetta ou qu’elle avait abusé l’Institut de la réconciliation. La SPR a donc fait une affirmation générale ne présentant aucun lien avec les faits allégués dans la demande d’asile. Elle avait fait une erreur semblable dans Sierra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1048, ce qui avait conduit la Cour à faire droit à la demande de contrôle judiciaire. En outre, la SPR ne pouvait pas écarter la lettre de réconciliation du seul fait qu’elle se fondait sur des renseignements provenant des familles impliquées dans la vendetta. Bien que la SPR ait affirmé qu’un rapport de police serait un document objectif, les demandeurs font observer qu’un rapport de police s’appuierait lui aussi largement sur la preuve recueillie auprès des familles concernées. La SPR n’avait aucune raison de rejeter cet élément de preuve.

Le défendeur

[42]           Le défendeur fait valoir que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur principal n’était pas crédible était une conclusion raisonnable. Cette conclusion était fondée sur des contradictions entre son témoignage oral, son FRP et le fait que selon toute vraisemblance il avait produit un faux document.

Les contradictions dans la preuve du demandeur principal

[43]           Dans l’arrêt Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 381, la Cour d’appel fédérale écrivait au paragraphe 3 qu’une conclusion générale d’absence de crédibilité d’un demandeur d’asile suffit à la SPR pour qu’elle rejette la demande d’asile si le dossier ne renferme aucune preuve documentaire objective et crédible autorisant une décision favorable. En l’espèce, la preuve produite par le demandeur principal à propos de la vendetta renfermait des contradictions, et il était donc raisonnable pour la SPR de conclure que le demandeur principal n’était pas crédible. Il n’y avait aucune preuve documentaire crédible pouvant conduire la SPR à conclure que les demandeurs sont des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger.

                        Notification de la vendetta

[44]           La SPR a raisonnablement conclu que l’impossibilité pour le demandeur principal de dire clairement et spontanément à quel moment il avait été informé de la vendetta prouvait qu’aucune vendetta n’avait jamais été déclarée contre sa famille. Le témoignage du demandeur principal sur ce point était contradictoire. À divers moments de son témoignage oral, il a dit qu’il avait été informé de la vendetta avant l’arrestation de Gjelosh, au moment de l’arrestation de Gjelosh, après l’arrestation de Gjelosh, et par des missionnaires de la paix. Le témoignage oral du demandeur principal était également incompatible avec son FRP, où il affirmait avoir reçu deux notifications de la vendetta, la première, qui venait de ses voisins, et la seconde, qui venait d’un envoyé officiel.

[45]           La SPR a indiqué, au cours de l’audience, que [traduction] « jusqu’à maintenant, je crois qu’il dit que [la notification de la vendetta a été] de quelque manière signifiée par les missionnaires de la paix ». Le conseil des demandeurs a souscrit à cette affirmation, et le demandeur principal a plus tard témoigné que les missionnaires de la paix étaient la seule manière dont la vendetta avait été confirmée. Au cours de l’échange suivant, la SPR a prié le demandeur principal de dire si la famille Dervishi avait dépêché un envoyé officiel pour confirmer la vendetta, et il a répondu qu’il croyait que oui. Les demandeurs ont dit que le témoignage du demandeur principal était sans équivoque concernant la manière dont il avait eu connaissance de la vendetta, mais les contradictions qui émaillent son témoignage montrent que ce n’était pas le cas.

La mise à couvert de la famille

[46]           Il était raisonnable pour la SPR de tirer une inférence défavorable devant l’impossibilité pour le demandeur principal de se souvenir à quel moment sa famille s’était mise à couvert. Il a témoigné au cours de l’audience, et il avait écrit dans son FRP, que la famille s’était mise à couvert après l’arrestation de Gjelosh et qu’elle avait ensuite reçu un message confirmant la vendetta. Il a plus tard témoigné que la famille s’était mise à couvert après avoir reçu un message confirmant la vendetta. Bien que la SPR ait tenté d’éclaircir la situation, le demandeur principal n’a pu donner d’indications précises sur cet événement, un événement qui était essentiel aux demandes d’asile.

Le livret d’adhérent

[47]           La SPR a aussi raisonnablement conclu que le livret d’adhérent remis au demandeur principal par le Parti démocrate était un faux. Elle en a également raisonnablement déduit que le demandeur principal n’était pas crédible. Le demandeur principal a témoigné qu’il avait porté le livret dans sa poche de 1992 à 1996, mais la SPR a observé que le livret ne présentait aucun signe d’usure. Il a aussi témoigné avoir fait des donations au Parti démocrate, mais ces donations n’étaient pas consignées dans le livret d’adhérent qu’il avait présenté. Le défendeur fait observer que le demandeur principal n’a présenté aucun élément de preuve confirmant l’authenticité du livret d’adhérent, alors même que la SPR lui a fait connaître ses doutes sur ce point au cours de l’audience.

[48]           La SPR a correctement examiné la preuve se rapportant aux demandes d’asile présentées aux États-Unis. Le demandeur principal avait dit au cours de l’audience que sa demande d’asile présentée aux États-Unis était fondée sur son appartenance au Parti démocrate. Il était raisonnable pour la SPR de conclure que le caractère frauduleux du livret d’adhérent portait atteinte à la crédibilité du demandeur principal.

La preuve documentaire

[49]           La manière dont la SPR a traité les autres éléments de preuve documentaire produits par les demandeurs était raisonnable.

Le document judiciaire

[50]           La SPR a raisonnablement conclu que le document émanant de la cour du district judiciaire de Fier ne prouve pas que le demandeur principal était mêlé à une vendetta, même si le document montrait qu’une vendetta avait été déclarée.

[51]           Le défendeur reconnaît avec les demandeurs que ce document montre que l’article du Koha Jonë et le témoignage du demandeur principal pourraient tous deux être vrais. Cependant, cela ne prouve pas que la conclusion de la SPR était déraisonnable. Le demandeur principal a produit une preuve documentaire selon laquelle Gjelosh était encore en liberté, et il était donc loisible à la SPR de conclure que son témoignage ne s’accordait pas avec l’article du Koha Jonë.

[52]           La SPR n’était pas tenue de conjecturer les événements qui avaient pu survenir et qui pouvaient rendre logique le témoignage du demandeur principal. Les demandeurs ont fait valoir que la SPR aurait dû montrer du bon sens et conclure que les circonstances de l’affaire avaient pu évoluer entre 2004 et 2011, mais il leur revenait d’établir les aspects importants de leurs demandes d’asile. Les demandeurs avaient pu produire le document émanant de la cour du district judiciaire de Fier, et il était donc raisonnable pour la SPR de compter qu’ils produiraient une preuve documentaire montrant que Gjelosh était en prison.

La lettre de réconciliation

[53]           Dans la décision Grozdev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF n° 983, le juge John Richard écrivait que la SPR est fondée à se demander si des documents sont dignes de foi et probants. Se fondant sur des sources indépendantes, la SPR a estimé que la lettre de réconciliation n’était pas digne de foi et, avec raison, lui a attribué peu de poids. Par ailleurs, le juge Paul Crampton a récemment considéré que des lettres comme celle que les demandeurs avaient produite ne sont pas la preuve concluante de vendettas (voir la décision Trako c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1063, au paragraphe 19). La SPR peut aussi écarter des documents corroborants lorsque la prépondérance de la preuve qui lui a été soumise ne témoigne pas de la crédibilité d’un demandeur d’asile (Trako, au paragraphe 30). En l’espèce, le scepticisme de la SPR sur d’autres aspects l’autorisait tout à fait à mettre en doute les demandes d’asile. Il revenait aux demandeurs de démontrer le bien-fondé de leurs affirmations, et ils ne l’ont pas fait.

                        La lettre du chef du village

[54]           La lettre du chef du village ne prouve pas que les demandeurs étaient les cibles d’une vendetta. Cette lettre s’accorde avec l’article du Koha Jonë, mais le juge Russel Zinn a estimé, dans la décision Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 26, que

Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

 

[55]           Le chef du village n’avait aucun moyen de vérifier de façon indépendante les allégations attestées dans la lettre et il n’a pas écrit explicitement que les demandeurs étaient visés. Il était raisonnable pour la SPR d’accorder peu de poids à ce document.

ANALYSE

[56]           Il est bien établi par la Cour que les conclusions touchant la crédibilité d’un témoin sont au cœur même du pouvoir discrétionnaire du juge des faits et qu’il n’appartient pas à la Cour de substituer son opinion à celle de la SPR. Voir par exemple la décision Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 941, au paragraphe 33. Par conséquent, la décision rendue par la SPR dans la présente affaire appelle une retenue considérable.

[57]           La SPR avait des raisons de se méfier de l’exposé circonstancié du demandeur principal. Il avait semblé confus et incohérent sur la manière dont la vendetta lui avait été notifiée. Il en fut de même lorsque la SPR lui avait demandé à quel moment sa famille s’était mise à couvert. Cependant, je crois que les contradictions portant sur la notification de la vendetta et sur la mise à couvert de la famille, outre les soupçons croissants de la SPR à propos de la crédibilité du demandeur principal, ont débouché sur une évaluation moins objective lorsque la SPR a considéré d’autres aspects de la preuve.

[58]           La SPR était évidemment troublée par le fait que le demandeur principal avait présenté aux États-Unis une demande d’asile fondée sur ses opinions politiques, alors que sa demande d’asile déposée au Canada était fondée sur une vendetta. Selon la SPR, les demandeurs n’ont pas dit la vérité aux autorités américaines, et elle en arrive donc à la conclusion que le demandeur principal ne pouvait pas être cru au Canada. Le raisonnement de la SPR semble être le suivant : le demandeur principal avait juré aux États-Unis que sa demande d’asile dans ce pays était véridique, et ce serment englobait son affirmation aux États-Unis selon laquelle il était membre du Parti démocrate. Au soutien de cette affirmation, il avait présenté aux autorités américaines son livret d’adhérent. Le livret d’adhérent était un faux, de sorte que le demandeur principal avait présenté aux autorités américaines un faux témoignage. Il avait donc violé son serment de dire la vérité en produisant de faux documents. Cela prouve qu’il est menteur, et la SPR ne l’a pas cru.

[59]           Il est établi que, si le demandeur principal n’a pas évoqué la vendetta aux États-Unis, c’est parce que les États-Unis ne reconnaissent pas ce motif comme fondement d’une demande d’asile. Cela ne veut pas dire que le demandeur principal a inventé une demande d’asile aux États-Unis fondée sur ses opinions politiques. Cela veut simplement dire qu’il avait des raisons de ne pas invoquer la vendetta comme motif de sa demande d’asile dans ce pays. Et le fait qu’il n’a pas invoqué ses opinions politiques comme motif de sa demande d’asile au Canada s’accorde avec l’évolution de ses circonstances.

[60]           La SPR prétend examiner l’authenticité de sa demande d’asile aux États-Unis en se servant du livret d’adhérent au Parti démocrate qu’il a produit pour examen au Canada. La SPR a conclu que ce livret avait été « créé de toutes pièces afin d’être présenté à cette audience dans le but de prouver l’appartenance du demandeur d’asile au Parti démocrate ». La SPR arrive à la conclusion que le livret est un faux, puis elle affirme, sur ce fondement, que sa demande d’asile présentée aux États-Unis n’était pas authentique et que cela a porté atteinte à sa crédibilité au Canada.

[61]           Il me semble que la difficulté que pose ce raisonnement est que l’on ne peut juger de l’authenticité du livret en faisant abstraction des autres éléments de preuve que le demandeur principal avait produits aux États-Unis au soutien de sa demande d’asile, lesquels éléments de preuve n’ont pas été soumis à la SPR. Le raisonnement de la SPR sur cet aspect apparaît au paragraphe 14 de sa décision :

Le demandeur d’asile n’a fourni aucun document attestant le fondement de sa demande d’asile aux États‑Unis ou les motifs pour lesquels celle‑ci a été rejetée. Je suis convaincu que, si le demandeur d’asile avait été honnête à l’audience devant le juge tenue en sol américain, il aurait été en mesure de fournir des documents à l’appui de sa demande d’asile aux États‑Unis, y compris les documents qu’il a déposés en preuve là-bas pour démontrer qu’il faisait partie du Parti démocrate. Puisque j’ai conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le seul document qui m’a été présenté à cet effet n’est pas authentique, et en l’absence d’éléments de preuve indiquant le contraire, je suis convaincu qu’il est plus probable que le contraire que le demandeur d’asile ne soit pas membre du Parti démocrate et qu’il ait menti dans le témoignage qu’il a présenté au juge de l’immigration aux États‑Unis.

 

 

 

[62]           La demande d’asile présentée par le demandeur principal au Canada était fondée sur la vendetta. Même si sa demande d’asile présentée aux États-Unis et fondée sur ses opinions politiques avait été frauduleuse, cela ne signifie pas que sa demande d’asile présentée au Canada est frauduleuse. Nulle part dans ses observations faites à la SPR le demandeur principal n’a dit qu’il était exposé à un risque en raison de son adhésion au Parti démocrate. Le demandeur principal ne pouvait pas demander l’asile aux États-Unis en alléguant la vendetta. S’il craint véritablement pour sa vie à cause d’une vendetta et qu’il ne peut demander l’asile aux États-Unis sur ce fondement, il me semble tout à fait raisonnable qu’il invoque un autre fondement à l’appui d’une demande d’asile dans ce pays. Cela n’en fait pas une personne immanquablement déloyale. Un tel comportement s’accorde également avec une crainte authentique de retourner en Albanie. Il est assez révélateur que son épouse ait inclus la vendetta dans sa demande d’asile présentée aux États-Unis. Le demandeur principal ne cesse pas d’être sincère parce qu’il ne présente pas à la SPR des documents propres à établir l’authenticité de la demande d’asile de son épouse aux États-Unis. Les documents se rapportant à la demande d’asile aux États-Unis n’intéressent tout simplement pas une demande d’asile fondée sur une vendetta, et la SPR n’est pas en position de conclure, se fondant sur son appréciation du livret d’adhérent au Parti démocrate, qu’« il est plus probable que le contraire que le demandeur d’asile ne soit pas membre du Parti démocrate et qu’il ait menti dans le témoignage qu’il a présenté au juge de l’immigration aux États‑Unis ».

[63]           La manière dont la SPR a considéré la demande d’asile présentée aux États-Unis montre qu’elle n’a pas été très objective lorsqu’elle a entrepris d’évaluer certains aspects de la demande d’asile du demandeur principal. Je suis d’avis que ce manque d’objectivité a entraîné une erreur susceptible de contrôle.

[64]           Comme le font observer les demandeurs, la SPR a commis une erreur déraisonnable et susceptible de contrôle lorsqu’elle a évalué l’article du Koha Jonë. Cet article était crucial pour la demande d’asile du demandeur principal car il constituait, à l’audience, la preuve objective la plus convaincante de l’événement fondamental à l’origine de la vendetta : l’assassinat de Dervishi par l’oncle du demandeur principal, Gjelosh. Cet article a également été l’objet d’un examen considérable.

[65]           Comme le font observer les demandeurs, après une lecture et une interprétation erronées de l’article du Koha Jonë, la SPR s’est mise à embrouiller le demandeur principal au point de l’amener à récuser son propre témoignage, parvenant simultanément à jeter le doute sur la crédibilité de son témoignage et sur la véracité de l’article du Koha Jonë.

[66]           La SPR a précisé que, après lecture de l’article du Koha Jonë de mars 2004, elle croyait que « l’oncle aurait fui les lieux dans une Audi et serait toujours recherché par les autorités ». Selon la SPR, l’insistance du demandeur principal sur le fait que son oncle avait été jugé et déclaré coupable et qu’il purgeait actuellement une peine d’emprisonnement était contradictoire, et elle a conclu son analyse de la preuve en écrivant que « selon la prépondérance des probabilités, [je suis] convaincu que les deux sont faux et je tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité ».

[67]           Cependant, comme il ressort de la décision de la cour du district judiciaire de Fier, ainsi que des observations du conseil du demandeur principal présentées à la SPR le 30 avril 2011 – la décision et les observations ont été incluses dans la preuve à la requête de la SPR – l’oncle du demandeur principal n’était pas en prison le 24 mars 2011. Après son troisième procès, la cour du district judiciaire de Fier a déclaré Gjelosh coupable par contumace le 23 mars 2004 et l’a condamné à une peine d’emprisonnement. L’article du Koha Jonë a été rédigé le lendemain de cette décision et, comme Gjelosh avait été auparavant relâché à la suite de son acquittement, il était à nouveau un homme « recherché ».

[68]           La SPR était au courant de tout cela, grâce aux observations du conseil, auxquelles était jointe la décision de la cour du district judiciaire de Fier. La SPR a pris acte de cette information, mais elle est demeurée inflexible, et elle écrit que « [s]i l’oncle était parti après sa mise en liberté, comme il est indiqué dans la chronologie des événements du conseil, il n’aurait pas été écrit dans l’article que l’oncle s’était enfui ». En fait, l’article du Koha Jonë ne dit nulle part que Gjelosh s’était « enfui ». Il dit seulement que [TRADUCTION] « il a alors quitté la scène [du crime] dans un véhicule de type Audi portant une plaque d’immatriculation étrangère ».

[69]           Comme le font observer les demandeurs, même si la SPR n’avait jamais reçu avis de cette procédure judiciaire, et même si une personne raisonnable pouvait croire que Gjelosh avait été un fugitif depuis le meurtre, la SPR aurait dû se rendre compte que l’article de mars 2004 ne pouvait donner la version complète des faits jusqu’à la date de l’audience. Au cours de ces sept années, l’oncle du demandeur principal aurait pu facilement être épinglé, ou il aurait pu se rendre (c’est ce qui est arrivé), rendant du même coup tout à fait exact le témoignage du demandeur principal concernant son incarcération actuelle.

[70]           La SPR a plutôt choisi de harceler le demandeur principal pour le convaincre que l’article du Koha Jonë contredisait totalement son témoignage sur la question. Le demandeur principal fut forcé de dire que ce n’est pas lui qui avait écrit l’article en question et que [TRADUCTION] « les journaux pouvaient écrire n’importe quoi, mais il se trouve que, d’après la preuve, mon oncle est en prison pour une durée de 25 ans ». La SPR a continué de tourmenter le demandeur principal et il a dû redire que tout ce qu’il savait, c’était que son oncle était actuellement en prison.

[71]           Il me semble aussi que la SPR a commis d’autres erreurs en tenant les propos suivants :

À la question de savoir la raison pour laquelle il a indiqué dans son témoignage de vive voix qu’il était certain que sa famille avait décidé de se cacher après avoir appris l’existence de la vendetta – alors que la preuve écrite indique que c’était lorsque la famille avait été mise au courant des agissements de l’oncle, donc au moment de l’arrestation de celui‑ci –, le demandeur d’asile a simplement répété que c’était lorsque la famille avait appris l’existence de la vendetta. Je suis convaincu que les souvenirs du demandeur d’asile concernant le moment où la famille s’est cachée devraient être cohérents. Je tire donc une autre conclusion défavorable quant à la crédibilité relativement à cette question.

 

Je me suis penché sur la question de savoir si l’existence du document de procédure communiqué après l’audience était suffisante pour établir que le demandeur d’asile risque de subir un préjudice s’il devait retourner en Albanie. Il est vrai que le document permet d’établir l’existence d’une certaine vendetta; toutefois, puisque les connaissances du demandeur d’asile à propos de cette vendetta sont si déficientes, je suis convaincu que ce dernier n’a pas établi que la vendetta déclarée le concerne personnellement.

 

Dans les documents présentés par le conseil se trouve une lettre de l’institut de réconciliation (pièce C‑4, point 2). Comme cette lettre est rédigée à partir de renseignements fournis par les deux familles, elle ne constitue pas une source indépendante au même titre qu’un rapport de police. Puisque le demandeur d’asile a déjà démontré qu’il était prêt à essayer de tromper la Commission pour obtenir le statut de réfugié, et puisque, comme je l’ai souvent répété, il existe de nombreuses raisons pour lesquelles l’autre famille confirmerait l’existence d’une vendetta alors qu’il n’y en a aucune, j’accorde à cette lettre trop peu de poids pour qu’elle vienne contrebalancer mes doutes quant à la crédibilité.

 

 

 

[72]           Rien ne prouvait que la lettre de réconciliation n’était pas authentique ou que l’Institut de réconciliation n’avait pas examiné la situation d’une manière indépendante ou qu’il avait été trompé par l’une ou l’autre des familles. La SPR se livre à de pures conjectures pour discréditer et écarter la lettre de réconciliation. Ces conjectures sont mises en évidence par la piètre opinion qu’a en général la SPR de la crédibilité du demandeur principal, une piètre opinion qui repose en partie du moins sur des erreurs commises par la SPR dans sa manière d’apprécier la preuve.

[73]           La décision de la SPR est une décision qu’il n’est pas aisé de contrôler parce qu’il me semble que la SPR avait des raisons de mettre en doute la crédibilité du demandeur principal. Cependant, au lieu d’évaluer et d’apprécier objectivement l’ensemble de la preuve, elle a négligé ou rejeté, en raison de sa suspicion générale, certains éléments de preuve qui appuyaient la cause du demandeur principal. En définitive, je crois que sa décision est de fait imprudente et déraisonnable. Je ne dis pas que le demandeur principal est un témoin digne de foi. Cependant, en l’état actuel, je ne crois pas que sa demande d’asile a été raisonnablement évaluée.

[74]           Les avocats s’accordent à dire qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour partage leur avis.

 


JUGEMENT

 

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

 

1.                                          La demande est accueillie. La décision de la SPR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen.

2.                                          Il n’y a aucune question à certifier.

 

« James Russell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6500-11

 

INTITULÉ :                                      VITOR MERNACAJ; DRITA MERNACAJ; ROMEO MERNACAJ

 

                                                            -   et   -

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 8 mars 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 15 juin 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Diego Cariaga-Lema                                                               POUR LES DEMANDEURS

 

Lucan Gregory                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Brunga Law Offices                                                               POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan, c.r.                                                                POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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