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Date : 20120625

Dossier : IMM‑5582‑11

Référence : 2012 CF 811

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2012

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

ROBEN CORPUZ LEDDA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

        MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie, sous le régime de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 26 (la LIPR), d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande de prorogation du délai d’appel formée par le demandeur.

 

[2]               Pour les motifs dont l’exposé suit, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

LE CONTEXTE

[3]               Le demandeur, M. Roben Corpuz Ledda, est citoyen philippin et jouit depuis 1990 de la qualité de résident permanent au Canada. Sa mère et ses frères et sœurs vivent aussi dans notre pays. Il est divorcé et père d’une adolescente née au Canada.

 

[4]               Il a été inculpé en 2004 de présentation à une banque d’un faux chèque de 485,67 $, délit dont il a été déclaré coupable en 2005. À partir de ce moment jusqu’en 2010, il a été représenté par un avocat pénaliste, Me Allen, en matière d’immigration aussi bien que pénale.

 

[5]               Le 19 avril 2010, le demandeur a reçu signification d’une lettre portant qu’il avait 15 jours pour présenter des observations tendant à démontrer qu’il ne devrait pas être déclaré interdit de territoire. Il n’a pas présenté de telles observations. Le 28 juin 2010, la Section de l’immigration l’a déclaré interdit de territoire au motif de sa déclaration de culpabilité de 2005 et a ordonné son renvoi. Cette décision n’a pas fait l’objet d’un appel, Me Allen n’ayant pas transmis le formulaire d’appel au demandeur.

 

[6]               Me Allen a signé en mai 2011 une déclaration solennelle selon laquelle il ne connaissait pas le droit de l’immigration, n’avait jamais lu la LIPR ni les lois apparentées, n’avait jamais fait de recherches de manière indépendante en droit de l’immigration, n’avait jamais consulté d’avocat versé dans cette branche du droit, n’avait pas conseillé au demandeur de consulter un avocat connaissant bien celle‑ci, et lui avait recommandé de se conformer à la volonté des fonctionnaires de l’immigration afin de faire l’objet d’une peine moins lourde pour une infraction sans rapport avec les faits considérés.

 

[7]               Le demandeur a expliqué dans sa propre déclaration solennelle qu’il s’était fié aux conseils de Me Allen en matière d’immigration aussi bien que pénale. Il avait cru pouvoir éviter l’emprisonnement en retournant aux Philippines et il avait pensé que le fait de se conformer à la volonté des fonctionnaires de l’immigration l’aiderait à obtenir une peine plus légère. En juin 2011, il a déposé un avis d’appel devant la Commission et il lui a demandé soit la prorogation du délai d’appel, soit la réouverture de l’enquête.

 

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

[8]               La Commission a d’abord constaté que l’acte dont elle était régulièrement saisie était une demande de prorogation du délai d’appel et non une demande de réexamen de l’affaire. Afin d’établir si la bonne administration de la justice exigeait la prorogation du délai d’appel, elle a pris en considération les points de savoir : 1) si les actions ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence; 2) si l’incompétence de l’avocat avait causé un préjudice au demandeur; et 3) s’il en était résulté un déni de justice.

 

[9]               La Commission a conclu que l’avocat précédent du demandeur avait agi de manière incompétente. Cependant, selon elle, le fait pour le demandeur de ne pas avoir interjeté appel dans le délai prescrit n’était pas attribuable à l’incompétence de l’avocat, mais plutôt à la mise en œuvre d’une stratégie visant à obtenir une peine plus légère. Ayant conclu que le retard à former l’appel était un choix délibéré, la Commission a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire de prorogation du délai d’appel.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[10]           La seule question en litige dans la présente instance est le point de savoir si la décision de la Commission de refuser la prorogation demandée du délai d’appel est raisonnable.

 

LES DISPOSITIONS APPLICABLES

La présente demande est à examiner sous le régime de l’article 58 des Règles de la Section d’appel de l’immigration, DORS/2002‑230, libellé comme suit :

 

58. La Section peut :

 

a) agir de sa propre initiative sans qu’une partie n’ait à lui présenter une demande;

 

 

b) modifier une exigence d’une règle;

 

c) permettre à une partie de ne pas suivre une règle;

 

d) proroger ou abréger un délai avant ou après son expiration

58. The Division may

 

(a) act on its own initiative, without a party having to make an application or request to the Division;

 

(b) change a requirement of a rule;

 

(c) excuse a person from a requirement of a rule; and

 

(d) extend or shorten a time limit, before or after the time limit has passed.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[11]           Le pouvoir conféré à la Section d’appel de l’immigration de proroger le délai d’appel est de nature discrétionnaire : alinéa 58d) des Règles de la Section d’appel de l’immigration, DORS/2002‑230. En outre, le point de savoir s’il y a lieu d’exercer ce pouvoir est une question de fait qu’elle tranche au cas par cas. La norme de contrôle judiciaire dont relèvent les décisions de cette nature est celle du caractère raisonnable. Voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 53; et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, paragraphe 16.

 

ANALYSE

[12]           La Commission a correctement formulé le critère applicable à la question de l’incompétence. Le demandeur devait démontrer : 1) que les actions ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence; 2) que l’incompétence de l’avocat lui avait causé un préjudice; et 3) qu’il en était résulté un déni de justice. Voir R c GDB, 2000 CSC 22, paragraphes 26 à 29; Hallatt c Canada, 2004 CAF 104, paragraphes 20 et 21; et Robles c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 374, paragraphes 31 à 34.

 

[13]           En l’occurrence, la Commission n’a pas hésité à conclure que la preuve présentée par le demandeur, notamment la déclaration solennelle de son ex‑avocat, établissait le fait de l’incompétence de ce dernier. De plus, l’incompétence de l’avocat a manifestement porté préjudice à la capacité du demandeur à se faire conseiller sur les possibilités qui s’ouvraient à lui touchant la conclusion qu’il était interdit de territoire. À mon sens, la Commission a fait une erreur en concluant que l’incompétence et le préjudice n’avaient pas entraîné de déni de justice. En effet, le demandeur n’était pas en mesure de faire un choix éclairé parmi les possibilités qui lui étaient offertes dans la procédure d’immigration lorsque le délai dont il disposait pour former un appel a expiré.

 

[14]           Tout manquement à la justice naturelle qui a influé d’une manière quelconque sur l’instance ou autre procédure en question peut être considéré comme un déni de justice. La privation du droit d’être entendu constitue un tel déni. Voir Rodrigues c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 77, paragraphe 39; et Gomez Bedoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 505, paragraphe 19.

 

[15]           La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique propose des observations éclairantes sur l’interprétation du concept de « déni de justice » (miscarriage of justice) dans le contexte de l’incompétence de l’avocat au paragraphe 26 de R c Dunbar, 2003 BCCA 667 :

[TRADUCTION]

[26] Le critère du préjudice exige que l’appelant démontre que l’incompétence de l’avocat a entraîné un déni de justice. Le juge Doherty a examiné la signification du concept de déni de justice dans ce contexte à la page 64 de l’arrêt Joanisse, précité. On peut conclure au déni de justice, explique‑t‑il, lorsque l’appelant établit une probabilité raisonnable que, n’eussent été les erreurs de l’avocat, le résultat de l’instance aurait été différent. Une probabilité raisonnable est une probabilité « suffisante pour entamer la certitude de l’issue » et « se situe quelque part entre la simple possibilité et la forte probabilité » : Joanisse, précité, page 62; et R c. Strauss (1995), 61 B.C.A.C. 241, 100 C.C.C. (3d) 303 (C.A.C.‑B.), page 319.

 

[16]           Dans la présente espèce, la Commission estimait établi que les actions et les omissions de l’avocat précédent du demandeur relevaient de l’incompétence et que cette incompétence lui avait porté préjudice. On s’explique donc mal qu’elle ait conclu que l’incompétence de Me Allen n’avait pas entraîné de déni de justice. Le demandeur n’a pas été informé qu’il avait le droit de recourir contre la conclusion qu’il était interdit de territoire. Étant donné la longue durée de sa résidence au Canada, ses liens familiaux avec notre pays et la nature de sa condamnation au criminel, son appel, s’il en avait formé un, aurait pu être accueilli. Il est déraisonnable de la part de la Commission d’avoir conclu que l’incompétence et le préjudice n’avaient pas donné lieu à un déni de justice. Au vu des faits considérés, la bonne administration de la justice exigeait qu’on accorde au demandeur la prorogation de son délai d’appel; voir Groupe Westco Inc c Nadeau Poultry Farm Limited, 2011 CAF 13, paragraphe 10.

 

[17]           Bien que la décision d’accorder ou non une prorogation du délai d’appel relève d’un pouvoir discrétionnaire, la Commission ne pouvait pas ne pas tenir compte du rôle de l’avocat dans cette affaire. La conclusion de la Commission selon laquelle la « stratégie » du demandeur – déterminée par l’incompétence de son avocat – ne pouvait donner lieu à un déni de justice n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[18]           La présente demande est accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question à la certification.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      L’affaire est renvoyée devant la Section d’appel de l’immigration pour y être réexaminée par une formation différente conformément aux motifs du présent jugement.

3.      Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑5582‑11

 

INTITULÉ :                                      ROBEN CORPUZ LEDDA

 

                                                            et

 

                                                            LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 25 juin 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Bjorn Harsanyi

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Rick Garvin

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bjorn Harsanyi

Avocat

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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