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Date : 20120601

Dossier : IMM-7209-11

Référence : 2012 CF 677

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 1er juin 2012

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

 

ENTRE :

 

ENERIK JAKAJ

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], visant la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] le 26 juillet 2011, selon laquelle le demandeur n’a ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

LES FAITS À L’ORIGINE DU LITIGE

[2]               Le demandeur, un citoyen albanais né le 8 février 1987, demande l’asile à cause d’une vendetta déclarée contre sa famille.

 

[3]               Après la chute du régime communiste, le gouvernement albanais a transféré une parcelle de terre au grand‑père du demandeur. Prec Gjoni [M. Gjoni], qui possède le terrain situé au nord de la parcelle, croyait en être légalement propriétaire. En 1999, il s’est disputé avec l’oncle du demandeur, Mark Jakaj, qui l’a frappé. M. Gjoni et sa famille ont alors déclaré une vendetta. Mark est resté en Albanie, où il a vécu dans la clandestinité, mais son fils Edmond, le cousin du demandeur, a obtenu l’asile au Canada en 2005.

 

[4]               Le père du demandeur a déménagé en Italie dans les années 1990. Après avoir vécu dans ce pays sans statut, il est devenu un résident permanent italien. Le demandeur, sa mère et ses frères et sœurs l’ont rejoint en Italie en mai 2001. Le demandeur était alors âgé de 14 ans. À 16 ans, il a commencé à travailler en Italie.

 

[5]               En 2008, le père du demandeur a appris que M. Gjoni savait que la famille était en Italie et qu’il avait proféré des menaces à l’égard de celle‑ci, étant donné qu’Edmond était hors d’atteinte au Canada. Comme le demandeur était particulièrement en danger en tant que fils aîné, son père a pris des dispositions afin qu’il puisse venir au Canada. Le demandeur est arrivé au Canada le 20 juillet 2008 avec en main un faux passeport italien. Il a demandé l’asile à son arrivée.

 

[6]               La demande d’asile du demandeur a été instruite le 5 octobre 2010 et le 28 juin 2011. La première audience a été ajournée afin que la question du statut du demandeur en Italie puisse être réglée, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile étant intervenu pour soutenir que le demandeur était exclu de l’asile. Après qu’il a été déterminé que le demandeur n’avait plus aucun statut en Italie, le ministre a retiré ses prétentions concernant l’exclusion.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[7]               La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas établi l’existence de la vendetta de manière crédible. Elle s’est fondée à cet égard sur les incohérences contenues dans la preuve du demandeur concernant la façon dont son père avait appris que M. Gjoni était à sa recherche, ainsi que sur le fait que la famille du demandeur continue d’habiter au même endroit en Italie et qu’elle n’a eu aucun problème avec M. Gjoni depuis le départ du demandeur. La Commission a donc déterminé que le demandeur avait inventé l’allégation selon laquelle M. Gjoni avait retrouvé sa famille en Italie dans le but d’ajouter du poids à sa demande d’asile.

 

[8]               La Commission a aussi signalé le manque de connaissances du demandeur quant à la dispute concernant le terrain qui, selon elle, était à l’origine de la vendetta. En outre, elle avait des doutes au sujet de l’existence de la vendetta à cause de ce manque de connaissances et de l’absence de preuve démontrant que M. Gjoni avait officiellement contesté la propriété du terrain.

 

[9]               Enfin, la Commission a fait état de la lettre des Missionnaires de la paix qui confirmait l’existence de la vendetta, mais elle lui a accordé peu de poids parce que cette lettre était fondée uniquement sur des entrevues avec les deux familles. La Commission a estimé qu’elle ne disposait d’aucune preuve indépendante et digne de foi confirmant l’existence de la vendetta.

 

[10]           En conséquence, la Commission a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[11]           La décision de la Commission concernait essentiellement la crédibilité; elle est donc assujettie à la norme de la raisonnabilité (voir Mejia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 354, 2009 CarswellNat 898, au paragraphe 29). Par conséquent, la décision ne sera modifiée que si elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

LA DÉCISION EST-ELLE RAISONNABLE?

[12]           Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce que la Commission n’a pas examiné toute la preuve qui lui avait été présentée. Il prétend en particulier que la Commission n’a pas tenu compte d’un courriel envoyé par la Mission canadienne à Rome, qui confirmait l’existence de la vendetta et qui indiquait que la police albanaise était au courant de celle‑ci. Il prétend également que la Commission a accordé une trop grande importance à des incohérences mineures contenues dans sa preuve. Il cite à cet égard Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, 228 FTR 43, et Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 83 ACWS (3d) 264. Il souligne également que la Commission n’a fait aucune mention de la lettre du dignitaire de son village ou de la lettre adressée au comité de réconciliation nationale [le CRN] par la Mission canadienne à Rome.

 

[13]           Je partage l’avis du demandeur. J’estime que la Commission a mal interprété la preuve qui lui avait été présentée pour démontrer l’existence de la vendetta. La Commission a conclu que la lettre des Missionnaires de la paix n’était pas suffisante pour établir l’existence d’une vendetta, mais elle n’a rien dit de la lettre du dignitaire du village, de la lettre du président du village, de la déclaration du père du demandeur et de la lettre de l’association mondiale pour l’intégration des prisonniers et des personnes persécutées pour des motifs politiques, qui toutes confirmaient l’existence de la vendetta et le risque auquel le demandeur est exposé. La Commission n’a pas mentionné non plus le courriel de la Mission canadienne, qui indiquait que le CRN corroborait l’existence de la vendetta. Le personnel de la Mission canadienne n’a pas communiqué directement avec la police albanaise, mais le courriel semble indiquer que la police du village est au courant de la vendetta. 

 

[14]           La Commission a déclaré, au paragraphe 16 de sa décision, que « [l]a version anglaise de la lettre des Peace Missionaries atteste l’existence d’une vendetta, mais, hormis les entrevues réalisées avec les deux familles, elle ne donne aucune autre information expliquant la raison pour laquelle l’auteur de la lettre croit qu’une telle vendetta existe ». Le demandeur soutient que la preuve au dossier indiquait que les Missionnaires de la paix et d’autres comités de réconciliation ne se contentent pas de faire des entrevues avec les familles et que, de toute façon, l’expérience de la Commission à l’égard des demandeurs d’asile alléguant l’existence d’une vendetta n’est pas suffisante pour considérer qu’elle possède une expertise dans le domaine. Je mentionne qu’un rapport de police, qui, selon ce que la Commission a laissé entendre, aurait été une preuve plus digne de foi que la lettre des Missionnaires de la paix, serait également probablement fondé sur des entrevues avec les familles. Quoi qu’il en soit, on ne sait pas quelles autres preuves auraient pu être produites pour attester l’existence de la vendetta étant donné que celle‑ci est essentiellement une dispute privée entre des familles.

 

[15]           Il était loisible à la Commission d’accorder peu de poids aux lettres et aux déclarations fournies par les demandeurs, mais elle devait expliquer pourquoi; elle devait le faire également pour ce qui est du courriel de la Mission canadienne, qui avait été produit par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. En outre, même si chacun de ces documents est en soi insuffisant pour établir que le demandeur court un risque, l’agent était tenu de tenir compte de l’effet cumulatif de ces différents documents qui, tous, indiquent qu’il existe une vendetta contre la famille du demandeur et que ce dernier est donc en danger en Albanie.

 

[16]           Compte tenu de ces omissions, je conclus que la Commission a mal interprété la preuve et que sa décision doit donc être annulée.

 

[17]           Je conviens également avec le demandeur que l’évaluation que la Commission a faite de la crédibilité est déraisonnable parce qu’elle était fondée sur des incohérences relativement mineures. Ces incohérences concernaient deux aspects : la façon dont la famille du demandeur avait appris l’existence de la menace en Italie et la raison de la dispute concernant le terrain.

 

[18]           La preuve du demandeur sur le premier aspect n’était cependant pas réellement contradictoire. Le demandeur a d’abord déclaré dans son témoignage que sa tante avait parlé de la menace aux membres de la famille, puis que ces derniers l’avaient appris par le bouche‑à‑oreille, alors qu’il avait écrit dans son FRP que des menaces avaient été indirectement proférées contre eux. Ces trois récits diffèrent peut‑être légèrement, mais ils peuvent aisément être conciliés. Je souligne également que, le deuxième jour de l’audience, le demandeur a déclaré dans son témoignage que sa sœur, sa tante et plusieurs autres personnes avaient mis son père au courant des menaces. La Commission a laissé entendre que le FRP aurait dû faire référence à la tante du demandeur si celle‑ci avait effectivement parlé des menaces à la famille, mais je ne suis pas disposée à accepter cette proposition. Le demandeur a constamment affirmé que son père l’avait mis au courant de la menace et les présumées incohérences ont trait à la façon dont celui‑ci avait été informé de la menace. Étant donné que le demandeur a répété ce que son père lui avait dit au sujet de la façon dont il avait été informé de la menace, ces légères différences ne sont pas, à mon avis, un motif raisonnable pour tirer une conclusion défavorable concernant la crédibilité.

 

[19]           L’autre incohérence avait trait aux détails de la dispute concernant le terrain, laquelle a commencé dans les années 1990 lorsque le demandeur était un jeune enfant. La preuve du demandeur sur cette question était quelque peu incohérente, mais j’estime que cela a peu d’importance. À mon avis, cette incohérence, seule ou combinée aux divergences contenues dans la preuve du demandeur concernant la façon dont la famille a appris l’existence de la menace, n’est pas un motif suffisant pour tirer une conclusion défavorable relativement à la crédibilité.

 

[20]           La Commission exigeait essentiellement un rapport de police afin de conclure à l’existence de la vendetta. Je ne suis pas convaincue que cela était raisonnable, compte tenu du jeune âge du demandeur au moment de sa fuite d’Albanie et du fait que son oncle resté dans ce pays vit dans la clandestinité. Je souligne également que le demandeur a déclaré dans son témoignage qu’il n’y a qu’un policier dans son village, ce que confirme d’ailleurs le courriel. Dans ces circonstances, et compte tenu de la preuve corroborant l’existence de la vendetta dont la Commission n’a pas tenu compte, j’estime que la décision de celle‑ci est déraisonnable.

 

[21]           Pour ces motifs, la demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Par la présente, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission.

 

                                                                                                      « Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7209-11

 

INTITULÉ :                                      ENERIK JAKAJ c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 30 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 1er juin 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

J. Norris Ormston

 

                            POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Crighton

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bellissimo Law Group

(Ormston, Bellissimo, Rotenberg)

Avocats

Toronto (Ontario)

 

                            POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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