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Date : 20120628

Dossier : IMM‑8742‑11

Référence : 2012 CF 822

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2012

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

SANDY TEE TOMLINSON

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Sandy Tee Tomlinson sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’il n’était pas une personne à protéger.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la Commission a commis une erreur en concluant que les gangs criminels en Jamaïque constituaient pour M. Tomlinson un risque auquel l’ensemble de la population était exposé. Elle a aussi commis une erreur parce qu’elle a appliqué le mauvais critère afin de déterminer si M. Tomlinson pourrait bénéficier d’une protection de l’État.

 

Contexte

 

[3]               M. Tomlinson était propriétaire d’un magasin à Kingston, en Jamaïque. Son frère était agent de police. La Commission a tenu pour crédible l’affirmation de M. Tomlinson selon laquelle il avait fait l’objet de représailles après que son frère eut commencé à arrêter des membres du gang Ambrook Lane Clan. Son magasin avait été cambriolé et vandalisé, et des membres du gang avaient tiré sur lui.

 

[4]               Lorsque M. Tomlinson a rapporté les agressions à son frère, celui‑ci lui a conseillé d’aller se cacher. C’est ce qu’il a fait, mais les membres du gang l’ont trouvé et ont menacé de le tuer. Le frère de M. Tomlinson lui a alors conseillé de quitter le pays, ce qu’il a fait.

 

L’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

 

[5]               Le litige porte sur l’interprétation et l’application par la Commission du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, qui prévoit ce qui suit :

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

[…]

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

[…]

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas …

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

[…]

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

[…]

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country …

 

 

Le risque généralisé

 

[6]               La Commission a admis que M. Tomlinson avait été « précisément et personnellement ciblé […] parce que son frère est un policier qui a arrêté des membres du gang ». Elle a néanmoins conclu que le risque auquel il était exposé en Jamaïque était un risque « généralisé » au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

[7]               Pour arriver à cette conclusion, la Commission s’est fondée sur le fait que M. Tomlinson a reconnu, dans l’exposé circonstancié accompagnant son Formulaire de renseignements personnels (FRP), que la criminalité et les gangs étaient des problèmes répandus en Jamaïque.

 

[8]               La Commission a ajouté que « le fait que le demandeur d’asile a été précisément et personnellement ciblé par le gang n’est pas pertinent pour établir si le risque auquel il est exposé en raison du gang est ou non généralisé [...] ». Selon elle, lorsqu’un demandeur d’asile n’est pas personnellement exposé à un risque, il ne sert à rien d’évaluer si la demande d’asile est visée par l’exception concernant le risque généralisé prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii).

 

[9]               La Commission a fait ensuite observer que « toutes les victimes de criminalité généralisée ont leur propre histoire à raconter relativement au crime précis dont elles ont personnellement été la cible […] Après tout, s’il n’en était pas ainsi, les victimes de criminalité généralisée ne seraient, en fait, même pas des victimes de criminalité ». Et la Commission de répéter que « le fait que ce demandeur d’asile a été précisément et personnellement ciblé par ce gang n’est pas pertinent pour établir si le risque auquel il est exposé en raison de ce gang est ou non un risque généralisé au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR ».

 

[10]           De l’avis de la Commission, l’important était « de savoir si le risque potentiel auquel est exposé [M. Tomlinson] en raison du gang est ou non un type de risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes en Jamaïque […] »

 

[11]           La Commission a conclu que, puisque les activités des gangs criminels sont répandues en Jamaïque, le risque couru par M. Tomlinson était un type de risque auquel étaient généralement exposées d’autres personnes en Jamaïque. Par conséquent, M. Tomlinson n’était pas une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

[12]           Dans l’arrêt Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, 387 N.R. 149, au paragraphe 7, la Cour d’appel fédérale a fait observer que, « pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile “dans le contexte des risques actuels ou prospectifs” auxquels il serait exposé ». [En italiques dans l’original.]

 

[13]           Les deux parties ont cité un certain nombre de précédents qui, affirment‑elles, confirment leur interprétation respective des règles de droit applicables au risque personnalisé et au risque généralisé. Plusieurs de ces précédents ont été examinés récemment par la juge Gleason dans la décision Portillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678, [2012] A.C.F. n° 670 (QL), par. 39, où elle expliquait pourquoi ces décisions ne sont pas nécessairement contradictoires : voir le paragraphe 39.

 

[14]           Il semble que le raisonnement de la Commission dans Portillo s’apparente à celui qu’elle a tenu dans la présente affaire. Plus précisément, la Commission a estimé que M. Portillo « a été personnellement exposé à une menace à sa vie », tout en concluant que le fait qu’il a été personnellement pris pour cible « ne l’exclut pas nécessairement de la catégorie des personnes exposées à un risque généralisé […] » : voir Portillo, précité, au paragraphe 34.

 

[15]           Je suis d’accord avec la juge Gleason que la façon dont la Commission interprète le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR est à la fois incorrecte et déraisonnable. Comme le dit la juge Gleason, « [l]es deux affirmations que la Commission fait sont tout simplement incompatibles : si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général » : par. 36 [En italiques dans l’original].

 

[16]           La juge Gleason a mentionné que si le raisonnement de la Commission est juste, il est difficile d’imaginer qu’il existerait une situation dans laquelle l’article 97 permettrait à quelqu’un d’être protégé des risques reliés au crime dans un pays où le taux de criminalité est élevé. D’ailleurs, lorsque j’ai demandé à l’avocate du défendeur de donner un exemple de situation où il serait possible d’établir l’existence d’un risque personnalisé dans un tel pays, elle a admis avec franchise qu’il était difficile d’envisager un tel cas.

 

[17]           Le fait que le gang Ambrook Lane Clan ait précisément et personnellement ciblé M. Tomlinson n’était manifestement pas hors de propos pour établir si le risque auquel celui‑ci était exposé était un risque personnalisé ou généralisé. En fait, c’est précisément le type de facteur dont la Commission doit tenir compte lorsqu’elle procède à l’examen individualisé prescrit par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Prophète. La Commission a donc commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de ce fait important dans son analyse fondée sur l’article 97.

 

[18]           La Commission s’est également trompée en disant que l’important était de savoir si le risque auquel était exposé M. Tomlinson était ou non « un type de risque auquel sont généralement exposées d’autres personnes en Jamaïque […] ». Il ne s’agissait pas simplement de déterminer à quel type de risque il était exposé, mais aussi à quel niveau de risque il était exposé. Comme dans Portillo, la Commission a commis une erreur en confondant le risque hautement individualisé auquel était exposé M. Tomlinson et le risque généralisé de criminalité auquel sont exposées d’autres personnes en Jamaïque.

 

[19]           Plus exactement, M. Tomlinson ne craint pas simplement un gang criminel en Jamaïque parce qu’il vit dans ce pays ou parce qu’il est propriétaire d’un petit commerce dans ce pays. Il s’agirait là d’un risque généralisé auquel est exposée une bonne partie de la population. En fait, le risque auquel est exposé M. Tomlinson est différent du risque qui existait avant que son frère ne commence à arrêter des membres du gang Ambrook Lane Clan. Avant les arrestations, M. Tomlinson était sans doute exposé à des exactions ou à des violences comme plusieurs autres petits commerçants en Jamaïque. Cependant, contrairement à l’ensemble de la population, M. Tomlinson est aujourd’hui exposé à un risque nettement plus élevé du fait que, pour reprendre les termes de la Commission, il était « précisément et personnellement ciblé par le gang ».

 

[20]           La Commission a donc eu tort de conclure que M. Tomlinson n’était exposé qu’à un risque généralisé en Jamaïque.

 

Protection de l’État

 

[21]           Après avoir conclu que le risque auquel était exposé M. Tomlinson était un risque généralisé, la Commission a estimé ensuite que, en tout état de cause, celui‑ci pouvait obtenir une protection de l’État en Jamaïque. L’analyse de la Commission concernant la protection de l’État est cependant entachée d’un vice fatal.

 

[22]           Au paragraphe 13 de ses motifs, la Commission écrivait que les États sont tenus uniquement d’offrir une protection adéquate, et non d’assurer une protection parfaite. C’est là un énoncé exact du droit : voir Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636. Ce n’est pas cependant la norme que la Commission a appliquée pour savoir dans quelle mesure M. Tomlinson pourrait bénéficier d’une protection de l’État en Jamaïque.

 

[23]           D’ailleurs, tout de suite après avoir déclaré que les États ne sont tenus d’offrir qu’une protection adéquate à leurs citoyens, la Commission a ajouté, afin de préciser son interprétation du critère pertinent : « En d’autres termes, ils doivent déployer de sérieux efforts pour protéger leurs citoyens, mais ils n’ont pas à offrir une protection de facto garantie ou efficace ».

 

[24]           La Commission a ensuite énoncé la question qu’elle devait trancher, à savoir « si les autorités jamaïcaines seraient raisonnablement en mesure de faire de sérieux efforts pour assurer la protection du demandeur d’asile s’il y retournait […] ».

 

[25]           Puis, au paragraphe 14 de sa décision, la Commission s’est demandé si les autorités jamaïcaines faisaient de sérieux efforts pour lutter contre les gangs et la criminalité. Elle a conclu que le frère de M. Tomlinson avait conseillé à celui‑ci de quitter le pays parce que la police jamaïcaine ne pouvait pas lui assurer une protection, et non parce qu’elle ne désirait pas faire « de sérieux efforts pour lutter contre les membres de gangs qui [le] menaçaient ».

 

[26]           Il est donc évident que la Commission a assimilé le caractère suffisant de la protection de l’État à la volonté de la police de faire de sérieux efforts pour protéger les citoyens.

 

[27]           La Cour a maintes fois fait observer que la Commission a tort de s’attarder aux moyens pris par un État pour lutter contre la criminalité sans se demander si ces efforts se traduisent dans les faits par une protection suffisante : voir par exemple E.B. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 111, 383 F.T.R. 161, par. 9; Bledy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, 97 Imm. L.R. (3d) 243, par. 47; Wisdom‑Hall c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 685, 168 A.C.W.S. (3d) 611, par. 8; et Koky c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1407, [2011] A.C.F. n° 1715 (QL), par. 60.

 

[28]           Je suis donc d’avis que la conclusion tirée par la Commission sur la protection de l’État était également déraisonnable.

 

Décision

 

[29]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[30]           M. Tomlinson a proposé une question à certifier, laquelle porte sur le risque personnalisé par rapport au risque généralisé. Je ne suis pas convaincue que la question qu’il propose peut être certifiée. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Prophète, précité, pour déterminer si une personne donnée a qualité de personne à protéger, « il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile ». L’analyse dépend donc largement des faits propres à chaque cas.

 


JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

 

            1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à une autre formation de la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision;

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑8742‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  SANDY TEE TOMLINSON c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 19 juin 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 28 juin 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Erin C. Roth

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ildiko Erdei

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bellissimo Law Group

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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