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Date : 20120619

Dossier: IMM-8618-11

Référence : 2012 CF 773

Montréal (Québec), le 19 juin 2012

En présence de monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

 

MOUSSA TOURÉ

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Le point central de la revendication se rapporte aux événements du 28 septembre 2009, qui ont eu lieu en Guinée, ont été qualifiés de crimes contre l’humanité par les Nations Unies :

B. Les violations du droit pénal international

 

180. Bien que la question de savoir s’il y a eu ou non commission de crimes ne puisse être réglée de manière définitive et concluante que par un tribunal à la compétence juridictionnelle y relative, la Commission estime qu’il existe un faisceau d’indices sérieux permettant d’établir que les actes perpétrés le 28 septembre 2009 ont atteint un niveau de gravité justifiant qu’on les qualifie de crimes contre l’humanité. […]

(Rapport de la Commission d’enquête internationale sur la Guinée chargée d’établir les faits et les circonstances des événements du 28 septembre 2009 en Guinée des Nations Unies [Rapport de la Commission d’enquête des Nations Unies] (DT aux pp 124-182)).

 

[2]               Une autre spécificité du présent cas est la condition physique du demandeur attestée par la preuve médicale soumise. En effet, ses lésions physiques et psychologiques résulteraient des sévices subies dans son pays d’origine.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, cette Cour est d’avis que la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] est déraisonnable; elle ne s’appuie pas sur la preuve soumise et a été prise sans égard au contexte.

 

II. Procédure judiciaire

[4]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], à l’encontre d’une décision de la SPR, rendue le 21 octobre 2011, selon laquelle le demandeur n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention tel que défini à l’article 96 de la LIPR ni la qualité de personne à protéger selon l’article 97 de la LIPR.

 

III. Faits

[5]               Le demandeur, monsieur Moussa Touré, âgé de 27 ans, est citoyen de la Guinée. Il allègue craindre les bérets rouges et le pouvoir militaire en raison de son opposition à la candidature du Capitaine Moussa Dadis Camara aux élections présidentielles en 2009.

[6]               Vers le mois d’août 2009, le demandeur s’est joint à un mouvement de contestation populaire nommé, Mouvement Dadis doit Partir [MDDP]. Il allègue avoir agi à titre de mobilisateur enjoignant les jeunes de son quartier à participer aux manifestations à l’encontre de la candidature de Moussa Dadis Camara aux élections présidentielles.

 

[7]               Le 28 septembre 2009, une manifestation pacifique a été organisée à Conakry pour protester contre la candidature de Moussa Dadis Camara. Des conférences sur le sujet devaient également avoir lieu dans un stade. Le demandeur, ses amis, Alpha Amadou Diallo et Dem, y ont participé. Tous se tenaient à l’intérieur de l’enceinte du stade.

 

[8]               Alors que le demandeur et ses amis écoutaient les discours, des militaires et des bérets rouges sont entrés dans le stade et ont bloqué les sorties. Le demandeur explique qu’ils ont tiré sur les personnes rassemblées, les ont frappées avec des matraques. Les femmes ont été violées et mutilées sur place. Le demandeur allègue que la panique régnait et que chacun cherchait à fuir.

 

[9]               Le demandeur allègue que son ami Dem a été tué d’une balle dans la tête. Le demandeur aurait réussi à ramper vers un caniveau avec son ami Alpha où il est resté caché deux heures, comme témoin du massacre.

 

[10]           Le demandeur affirme avoir été débusqué par un militaire ayant tiré en direction du caniveau. Le demandeur a été sorti du caniveau par des militaires qui l’ont frappé avec des matraques puis l’ont ligoté.

 

[11]           Le demandeur allègue avoir été frappé avec la crosse d’un fusil sur la bouche perdant sur le coup une dent. En conséquence d’un coup reçu au niveau des oreilles, le demandeur aurait appris, au Canada, que son tympan avait été perforé engendrant une surdité.

 

[12]           Le demandeur et son ami Alpha ont été emmenés par des militaires au camp Alpha Yaya Diallo où ils furent jetés dans une salle sans nourriture ni eau durant deux jours.

 

[13]           Le 30 septembre 2009, le demandeur aurait été transféré dans une autre salle dans laquelle il a vécu durant un mois dans des conditions dégradantes et inhumaines.

 

[14]           Le demandeur allègue que, vers le 30 octobre 2009, il fut à nouveau déplacé par les militaires en raison de la venue d’observateurs en mission pour l’Organisation des Nations unies [ONU].

 

[15]           Le même jour, un militaire, connaissant la mère du demandeur, a fait évader le demandeur. Ce dernier se serait réfugié chez un cousin.

 

[16]           Le 7 décembre 2009, le demandeur a quitté la Guinée pour le Canada avec un faux passeport. Le 15 janvier 2010, le demandeur a revendiqué le statut de réfugié.

 

 

 

 

IV. Décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire

[17]           La décision de la SPR est fondée sur le manque de crédibilité du demandeur. En effet, la SPR a souligné le manque de coopération du demandeur. La SPR mentionne que ce dernier ne répondait pas directement aux questions ou demandait à ce que celles-ci soient reformulées.

 

[18]           Tout d’abord, la SPR a mis en doute l’identité du demandeur accordant une faible valeur probante aux documents soumis pour se déclarer tout compte fait satisfaite de l’identité du demandeur puisqu’elle n’est pas une experte.

 

[19]           Concernant l’implication du demandeur dans le MDDP, les éléments suivants sont invoqués par la SPR au soutien de sa conclusion négative sur la crédibilité :

a)   le demandeur a manqué de spontanéité et a fait preuve de laconisme lors de l’interrogatoire mené par la SPR alors qu’il donnait plus de détails lorsqu’interrogé par son conseil;

b)   les difficultés du demandeur à répondre aux questions quant à la date exacte du début de son implication dans le MDDP;

c)   la contradiction entre son témoignage et sa déclaration dans le Formulaire de renseignements personnels [FRP] quant à la date d’une rencontre avec les jeunes;

d)   le demandeur improvise ses réponses;

e)   le demandeur n’a pas été en mesure de préciser la date de la manifestation où il aurait été aperçu une pancarte à la main;

f)   la divergence entre le témoignage et la lettre de l’étude légale Labile & Moriba déposée en preuve relative au degré de son implication dans le MDDP.

[20]           Subsidiairement, la SPR mentionne que même si le demandeur s’était réellement impliqué dans le MDDP, ce qu’elle ne croit pas, le fait que ce mouvement de contestation ait pris naissance spontanément quelques semaines avant le massacre au stade, le 28 septembre 2009, ne permet pas de conclure que le demandeur ait été identifié. De surcroît, la SPR ne croit pas que le MDDP doit être considéré comme un parti politique.

 

[21]           Ensuite, la SPR conclut que le demandeur n’était pas présent au stade le 28 septembre 2009, lors du massacre. Elle en vient à cette conclusion, car le demandeur n’aurait pas pu dire si des gaz lacrymogènes avaient été lancés alors qu’il se trouvait pourtant au centre de l’enceinte du stade alors que la preuve documentaire faisait état de la présence de gaz lacrymogène. La SPR souligne davantage le temps d’hésitation du demandeur avant de répondre aux questions.

 

[22]           La SPR ne croit pas que le demandeur a été emprisonné au camp Alpha Yaya Diallo. À cet égard, la SPR mentionne que le témoignage du demandeur concernant son évasion ne cadre pas avec le témoignage écrit de la mère du demandeur. La SPR est d’avis que le demandeur, lors de l’audience, a cherché à combler cette lacune. La SPR explique, au surplus, que le demandeur a bonifié sa réponse lorsqu’il était interrogé par son avocat.

 

[23]           La SPR ne croit pas le demandeur lorsque celui-ci justifie son omission dans son FRP concernant le chemin pris pour s’évader qu’il a décrit avec plus de détails lors de l’audience.

 

[24]           Enfin, relativement aux preuves médicales fournies, la SPR, en raison de sa conclusion selon laquelle le demandeur n’était pas présent lors du massacre du stade, écarte les preuves médicales. Ainsi, elle ne croit pas que le problème de surdité ait été causé à la suite des coups reçus par les militaires. Elle en vient à ce constat en soulignant la contradiction entre les rapports. L’un mentionne que le coup a été porté sur l’oreille droite, l’autre ferait état d’un coup porté sur les deux oreilles.

 

[25]           La SPR ne croit pas non plus que le syndrome post-traumatique du demandeur, attesté par un rapport psychologique, résulte du massacre du 28 septembre 2009.

 

[26]           La SPR conclut à l’absence de changements de circonstances en Guinée, mais étant donné sa conclusion sur la crédibilité rejette la demande d’asile.

 

VI. Dispositions législatives pertinentes

[27]           Les dispositions suivantes de la LIPR s’appliquent au présent cas :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

VI. Positions des parties

[28]           Le demandeur soutient que la conclusion négative à la crédibilité de la SPR n’est pas fondée. Premièrement, le demandeur soutient que la SPR n’a pas accordé suffisamment de poids à son handicap que représente sa surdité attesté par des preuves médicales. Le demandeur prétend que la SPR a omis de prendre en compte ce handicap comme explication au fait qu’il ne comprenait pas toujours les questions posées et tardait à répondre.

 

[29]           De plus, il se faisait comprendre par l’intermédiaire d’un interprète ce qui rendait la communication plus difficile. Le demandeur prétend que la SPR a instauré un climat tendu et pénible en raison de son exaspération par rapport au comportement du demandeur qui demandait souvent que la question soit répétée. Il maintient qu’il a répondu à toutes les questions, a donné suffisamment de détails et ne s’est pas contredit. Dans la même perspective, il ajoute qu’il est normal qu’il soit plus à l’aise à répondre aux questions de son conseil que de la SPR.

 

[30]           Le demandeur reproche à la SPR son interprétation déraisonnable des faits et qu’elle se soit servies de divergences mineures entre le témoignage et le FRP pour soutenir sa conclusion de non-crédibilité. Le demandeur soutient que la SPR n’a pas fait une analyse de la preuve présentée en la confrontant au témoignage du demandeur.

 

[31]           La partie défenderesse soutient qu’il appartenait au demandeur d’établir le lien entre sa situation personnelle et la preuve présentée de manière crédible. Elle prétend que la SPR a pris acte du problème de surdité du demandeur au début de l’audience en s’assurant que l’interprète soit placé du côté de l’oreille la moins déficiente. Par ailleurs, elle prétend que la surdité du demandeur n’est que partielle et que le demandeur a des prothèses qui remédient à son handicap. La partie défenderesse soumet que cette Cour doit faire preuve de déférence envers la SPR qui a eu l’avantage d’écouter le demandeur. Elle ajoute que le demandeur n’a pas su répondre à un élément important de la demande d’asile soit l’utilisation de gaz lacrymogène lors du massacre du 28 septembre 2009. De plus, des contradictions relevées par la SPR, relatives à l’évasion du demandeur, sont fondées et minaient sa crédibilité.

 

[32]           Elle soumet également que le demandeur ne s’est pas objecté, au cours de l’audience, devant l’attitude de la SPR.

 

 

VIII. Analyse

[33]           Un important degré de déférence est dû aux conclusions de fait de la SPR relevant de son expertise (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).

 

[34]           La décision négative de la SPR est entièrement basée sur la crédibilité du demandeur.

 

Les difficultés auditives du demandeur

[35]           Tout d’abord, cette Cour constate que la SPR s’est appuyée sur les nombreuses hésitations du demandeur et le fait qu’il demandait, à plusieurs reprises, que soient reformulées les questions. Elle a qualifié le climat de méfiant (Décision de la SPR au para 19). Cette Cour note que le procès-verbal d’audience est révélateur de la difficulté du demandeur à livrer son témoignage.

 

[36]           À cela s’ajoute le fait, non négligeable, que le demandeur devait se faire comprendre par l’intermédiaire d’un interprète. De prime abord, la conclusion de la SPR pourrait se justifier. Néanmoins, cette conclusion perd tout son sens lorsque remise dans le contexte dont la SPR fait part au début de la décision.

 

[37]           En effet, la SPR, elle-même, a reconnu que le demandeur souffre d’une perte auditive, séquelle qu’aurait engendrée le traumatisme subi lors des évènements du 28 septembre 2009. Le demandeur a même retiré son appareil auditif durant l’audience. Cette perte auditive est attestée par des rapports et des certificats médicaux.

[38]           La SPR reconnaît que « le demandeur éprouve quelques difficultés auditives, car il déposera des pièces médicales à cet effet » (Décision de la SPR au para 18), cependant elle ne semble pas l’avoir pleinement prise en compte.

 

[39]           Or, le rapport général de la clinique du PRAIDA, daté du 8 février 2010, mentionne :

L’examen physique confirme une surdité partielle à l’oreille droite, mais la nature traumatique de celle-ci ne peut être confirmée, ni infirmée.

 

(DT à la p 122).

 

[40]           De plus, le rapport plus spécialisé du service d’audiologie de l’Hôpital Général Juif, daté du 9 juin 2010, donne les informations suivantes :

Résultats/Result:

 

 

Speech recognition: poor at high levels without visual cues bilaterally. (Left) fair and (Right) good with visual cues at high levels.

 

 

Interprétation/Interpretation & Conclusion: A symmetrical hearing loss, Right > Left. Metz recruitment suggests cochlear etiology bilaterally. His hearing loss is worse than expected for his age bilaterally. [La Cour souligne].

 

(DT à la p 107).

 

[41]           Ainsi, les difficultés auditives du demandeur n’étaient pas négligeables et il est raisonnable de croire, au regard des preuves, que ses hésitations, le manque de spontanéité et ses demandes de reformulation retenues contre lui par la SPR s’expliquent par sa difficulté à entendre les questions posées. Malgré le haut niveau de déférence due à la SPR quant à l’appréciation du témoignage, ce constat diminue l’analyse de la SPR sur le plan de la crédibilité.

 

Les évènements au stade du 28 septembre 2009

[42]           Ensuite, il convient de s’attarder au constat de la SPR selon lequel le demandeur n’a pas vécu les événements du 28 septembre 2009 qui semble avoir eu une répercussion importante dans le fil d’analyse suivi par la SPR.

 

[43]           Ainsi, la SPR a questionné la présence du demandeur au stade le 28 septembre 2009 puisque ce dernier, invoquant l’état de panique, ne pouvait confirmer que des gaz lacrymogènes avaient été lancés comme en faisait état la preuve documentaire (Décision de la SPR au para 70)       .

 

[44]           Afin de mieux saisir le contexte des évènements, il est utile de se référer au Rapport de la Commission d’enquête des Nations Unies.

 

[45]           Ce document relate les faits suivants en ce qui concerne le début du mouvement d’opposition :

48. Dès le 27 janvier 2009, la Président Moussa Dadis Camara appelle

l’ensemble des partis politiques à transmettre leur programme de gouvernance. En avril, les partis politiques voient leur nombre augmenter, passant de 49 à plus de 90. Au vu de l’évolution du CNDD dans la vie politique guinéenne, il apparaît toutefois que le CNDD n’est pas prêt à s’engager dans un processus électoral. La question de la présentation de Moussa Dadis Camara et du CNND aux élections commence à se poser pour les Forces vives, de sorte que de fortes tensions surgissent entre elles et le CNDD. En parallèle, un morcellement de l’opinion publique s’opère entre les mouvements « Dadis doit rester », « Dadis doit partir » et « Dadis doit quitter ». Les Forces vives commencent à mobiliser leurs partisans à partir du milieu de l’année 2009, tandis que Moussa Dadis Camara effectue une tournée à vocation nationale les 24 et 25 septembre. [...]. [La Cour souligne].

[46]           Il rapporte également avec précision les atrocités s’étant déroulées ce jour-là. Il est, dans cette perspective,  clairement question d’un mouvement de panique supportant l’allégation du demandeur :

62. Une fois à l’intérieur du stade, les bérets rouges ont tiré en rafale sur la foule. Les manifestants qui cherchaient à fuir ont été tués par des bérets rouges, des gendarmes et des gendarmes de Thégboro en position dans l’enceinte, d’autres ont été poignardés ou bastonnés dans le stade et dans l’enceinte, de même que systématiquement pillés lorsqu’ils passaient devant les forces de sécurité. Des viols et autres violences sexuelles ont été commis presque immédiatement après l’entrée des bérets rouges dans le stade. Des dizaines de personnes ont été étouffées et piétinées à mort dans les bousculades alors qu’elles tentaient de sortir par les portes, fait aggravé par l’utilisation de gaz lacrymogènes. Des femmes ont été enlevées du stade et du centre médical de Ratoma par des bérets rouges et détenues à des endroits différents comme esclaves sexuelles pendant plusieurs jours.

 

63. Les violences continuent jusqu’aux environs de 14 heures. Vers

13 heures 30, la violence s’atténue suffisamment pour que certains manifestants commencent à sortir de leurs cachettes.

 

[…]

 

(h) Les personnes tuées par les bousculades de la foule

 

84. Un nombre important de personnes ont trouvé la mort dans les bousculades, étouffées ou piétinées par la foule, fait aggravé par l’utilisation de gaz lacrymogènes. En effet, au moment où les manifestants tentaient de fuir le terrain de football, les bérets rouges postés à l’extérieur des portes principales ont ouvert le feu, tuant certains d’entre eux et provoquant ainsi un mouvement de recul vers l’intérieur du stade et la panique. Plusieurs témoins rapportent que des personnes ont été tuées, écrasées par la foule. [La Cour souligne].

 

[47]           La Commission d’enquête internationale rapporte également les traitements inhumains et dégradants subis par les individus faits prisonniers le 28 septembre 2009 :

124. Selon des ex-détenus du camp Alpha Yaya Diallo que la Commission a rencontrés, les gendarmes de Thégboro qui les gardaient dans un local au deuxième étage, près du bureau du commandant, les frappaient tous les jours avec des matraques, des bouts de bois, des bottes ou même des crosses de fusil.

 

[…]

 

130. Les personnes arrêtées ou détenues par les policiers auprès de la CMIS ou par les gendarmes ont été gardées pendant des délais de garde-à-vue allant généralement de quelques heures à deux jours, avant d’être relâchées. En revanche, les personnes plus nombreuses arrêtées par les bérets rouges ont été conduites dans des camps militaires et détenues pendant des périodes allant de quelques jours à quelques semaines. Un ancien détenu arrêté au stade le 28 septembre a déclaré avoir été gardé au camp Kundara pendant 40 jours. Certaines personnes ont été détenues dans plusieurs centres successivement, appartenant généralement aux mêmes forces de sécurité. Beaucoup de témoignages indiquent que des personnes ont été détenues au camp Alpha Yaya Diallo (à la base du commandant Thégboro) et ensuite conduites et gardées, quelques heures ou quelques jours, au PM3.

 

131. Certaines personnes n’ont été libérées qu’en échange du paiement, par leurs parents, de fortes sommes réclamées par les militaires, gendarmes ou policiers qui les surveillaient ou grâce à l’intervention d’amis ou de parents. Il s’avère que ces arrestations n’ont été suivies d’aucune inculpation. [La Cour souligne]

 

[48]           Ce rapport livre un témoignage exhaustif des évènements du 28 septembre 2009 en Guinée, auquel la SPR n’a pas prêté suffisamment d’attention. En effet, elle ne s’en est servie que pour contredire le témoignage du demandeur sur une question précise soit la présence de gaz lacrymogène à laquelle une réponse plausible, trouvant son fondement dans la preuve documentaire, avait été avancée.

 

[49]           En l’occurrence, la Cour remarque que les autres fondements de la décision négative de la SPR découlent de cette conclusion déraisonnable. Il importe de rappeler que lorsque « l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait » (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL/Lexis) au para 17).

 

La preuve médicale

[50]           Enfin, la SPR a retenu la preuve médicale selon laquelle « le demandeur puisse souffrir d’un trouble d’adaptation, voire d’une dépression majeure, et qu’il soit sous médication » (Décision de la SPR au para 94). Néanmoins, ayant conclu que le demandeur ne se trouvait pas au stade, elle ne croit pas que sa condition psychologique résulte de ces évènements. 

 

[51]           Ce raisonnement est fautif, car il est bien admis en droit que les preuves doivent être soupesées dans leur contexte, c’est-à-dire dans l’évaluation de la conclusion principale de crédibilité sous peine, logiquement, de rendre une décision qui ne tient pas compte de la preuve.

 

[52]           En effet, ayant reconnu l’état psychologique précaire du demandeur, la SPR ne l’a, pourtant, pas inclus comme preuve testimoniale présentée. Or, ce rapport soutient les allégations du demandeur et rattachent directement ses problèmes psychologiques aux événements subis :

[...] Tous ces troubles auraient pour origine les violences extrêmes que Monsieur dit avoir subies au cours d’une manifestation pacifique le 28 septembre 2009 dans un stade de Conakry, en Guinée, et, par la suite, dans un camp militaire de cette même ville. La description des événements d’une violence inimaginable fait remonter une grande détresse psychique chez Monsieur dont le visage est crispé et le regard hagard. Il revient fréquemment sur 3 scènes qui semblent l’avoir marqué à vie : au "stade du 28 septembre ", la mort d’un jeune homme dont la cervelle qui a explosé sous le coup d’une balle s’est répandue sur Monsieur; à la prison militaire quand ils sont restés 2 jours sans manger, battus - il a perdu l’ouïe -, humiliés, accroupis dans leurs selles, où, n’en pouvant plus, il a demandé à un militaire de l’achever; dans sa cachette après s’être sauvé quand il a appris que les militaires étaient allés le chercher chez sa mère et qu’il a sérieusement pensé au suicide. Ces scènes et bien d’autres ont laissé une détresse psychique sévère et une souffrance intense encore présente dont Monsieur fait état en disant que c’est comme il ne vivait plus: "On m’a déjà tué", conclut-il. [La Cour souligne].

 

(DT à la p 123).

 

[53]           Il est difficile de comprendre le raisonnement de la SPR. N’ayant pas remis en question la valeur probante du rapport, elle l’a néanmoins écartée ayant conclu que le demandeur ne se trouvait pas au stade. Cette preuve aurait dû être discutée au moment de décider si le demandeur était susceptible d’avoir vécu les événements du stade et non subséquemment.

 

[54]           En outre, ayant accepté l’état psychologique précaire du demandeur, il n’est pas logique de conclure que le demandeur n’était pas crédible parce qu’il était plus à l’aise lorsqu’interrogé par son conseil.

 

[55]           Certes, il ne sera jamais assez réitéré que la SPR est la mieux à même d’apprécier le témoignage des revendicateurs d’asile, mais, ce faisant, non au mépris de la preuve soumise (Ramos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 298). 

 

IX. Conclusion

[56]           À la lumière des motifs précédents, la Cour ne peut que remettre en question l’appréciation de la crédibilité du demandeur par la SPR. Celle-ci ne tient pas compte du volume important des preuves documentaires étayant les prétentions du demandeur. De plus, comme démontré, le traitement de la SPR de certaines preuves médicales n’était pas raisonnable.

 

[57]           Le contexte de l’affaire, reflété tant par la preuve documentaire émanant des instances internationales que par la condition physique du demandeur, ne semble pas avoir été saisi par la SPR.

 

[58]           Dans cette perspective, la Cour conclu, de surcroît, que les disparités entre le témoignage du demandeur et son FRP, s’il y en avait, étaient mineures. En effet, l’examen du dossier doit éviter de semer un doute avec « zèle microscopique » du moindre détail du témoignage du demandeur; ceci n’est pas approprié en l’espèce (Attakora c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] ACF No 444 (QL/Lexis)).

 

[59]           L’intervention de cette Cour est, par conséquent, justifiée. La décision de la SPR est infirmée, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et le cas est renvoyé pour examen à nouveau par un panel autrement constitué.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire du demandeur soit accordée et l’affaire soit retournée pour redétermination par un panel autrement constitué. Aucune question d’importance générale à certifier.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-8618-11

 

INTITULÉ :                                      MOUSSA TOURÉ c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 18 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                             LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                     le 19 juin 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stewart Istvanffy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jean-Philippe Verreau

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Étude Légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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