Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20120718

Dossier : IMM‑9276‑11

Référence : 2012 CF 901

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 juillet 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

MAEDAH ALAVI MOFRAD

ZOHA ALAVI MOFRAD

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demanderesses, Maedah Alavi Mofrad et Zoha Alavi Mofrad, sont sœurs et citoyennes de l’Iran; elles ont fui ce pays et présenté des demandes d’asile au Canada. Elles affirment que si elles étaient renvoyées en Iran, elles seraient exposées à un risque du fait de leurs opinions politiques réelles ou présumées.

 

[2]               Le père des demanderesses était un fonctionnaire en Iran et il a été détenu par les autorités gouvernementales pour une période d’environ six mois s’étendant de 2008 au début de l’année 2009. Ni l’une ni l’autre des sœurs n’a une idée précise des motifs exacts de la détention de M. Mofrad, autre qu’elle serait en apparence due à une croyance suivant laquelle il était opposé au régime d’Ahmadinejad. En mars 2009, M. Mofrad a envoyé Maedah en Angleterre pour étudier; elle était munie d’un visa d’étudiant parce qu’il craignait pour sa sécurité en Iran. Le visa devait expirer en octobre 2009. M. Mofrad n’a pas initialement fait quitter l’Iran à Zoha parce qu’elle était fiancée et projetait de se marier, et que la famille croyait qu’elle serait de ce fait moins vulnérable que Maedah.

 

[3]               En 2009, Zoha a commencé à avoir des activités au sein du « Mouvement vert », qui s’oppose au régime, et elle affirme avoir assisté à des réunions, distribué des dépliants, détérioré des panneaux d’affichage pro‑Ahmadinejad et participé à des manifestations contre le régime. Elle soutient qu’en août 2009 elle a été interrogée sur les lieux de son travail par des membres des services de sécurité du gouvernement au sujet de ses activités et de la politique, et, qu’après cet interrogatoire, elle a été congédiée de façon sommaire. Zoha affirme que peu de temps après son fiancé a rompu leurs fiançailles de peur d’être perçu comme un complice au regard d’activités menées en opposition au régime, ou comme partageant ses convictions contre le régime.

 

[4]               En août 2009, en raison de ce qui s’était produit avec Zoha, M. Mofrad a pris des mesures afin que Maedah soit amenée au Canada, où elle a présenté une demande d’asile en août 2009. Quelques mois plus tard, Zoha a quitté l’Iran pour l’Angleterre et, a séjournée pour une courte période en Allemagne, avant de venir au Canada. Elle est arrivée au Canada en mai 2010 et, comme sa sœur l’avait avant elle, a présenté une demande d’asile. Elle a déclaré qu’elle n’avait pas revendiqué le statut de réfugié en Angleterre ou en Allemagne étant donné qu’elle voulait rejoindre sa sœur au Canada.

 

[5]               Bien que les sœurs aient présenté des demandes distinctes et qu’elles aient été représentées par des avocats différents devant la SPR, la Commission a réuni leurs dossiers en vue de l’instruction et a rendu une décision unique à leur égard. Dans sa décision du 22 novembre 2011, la SPR a rejeté les revendications des demanderesses concluant qu’elles n’avaient pas, ni l’une ni l’autre, la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et  la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR ou la Loi]. La majeure partie de l’audience tenue devant la Commission, et pratiquement toute sa décision rendue par la suite, ont été consacrées à l’examen de la situation de Zoha. La Commission a fondé sa décision sur la conclusion selon laquelle Zoha n’était pas crédible et, en conséquence, a jugé que les deux demandes n’étaient pas fondées.

 

[6]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demanderesses sollicitent l’annulation de la décision de la SPR, soutenant que les conclusions de la Commission en matière de crédibilité étaient déraisonnables, que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte et en n’examinant pas entièrement la demande de Maedah, et soutenant que son évaluation de leur revendication du statut de réfugié sur place, ou de leur allégation selon laquelle elles étaient exposées à un risque en raison de leur participation à une manifestation alors qu’elles étaient au Canada, était déraisonnable. Bien que les demanderesses aient présenté de nombreux arguments en ce qui concerne le caractère déraisonnable des décisions de la Commission en matière de crédibilité, il m’est nécessaire d’en tenir compte que d’un seul, car, pour les motifs exposés ci‑après, il est déterminant et entraîne l’annulation de la décision de la Commission.  

 

La norme de contrôle applicable

[7]               Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité est celle de la raisonnabilité (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, [1993] ACF no 732 (CAF). au par. 4; Singh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 169 NR 107, [1994] ACF no 486 (CAF), au par. 3 [Singh]; Cetinkaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 8, au par. 17, [2012] ACF no 13).

 

[8]               La norme de la raisonnabilité est une norme exigeante et exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de déférence à l’égard de la décision rendue par le tribunal; la Cour ne peut intervenir que si elle est convaincue que la décision n’est pas « justifiée, que le processus décisionnel n’est ni transparent ni intelligible » et que le résultat ne « fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47, [2008] 1 RCS 190). Lorsque cette norme appelant la déférence est appliquée, il importe peu de déterminer si la cour de révision souscrit à la conclusion du tribunal, en serait venue à un résultat différent ou aurait tenu un raisonnement autre. Dans la mesure où les motifs sont compréhensibles et que l’issue est raisonnable et justifiable au regard des faits et du droit, la cour ne devrait pas infirmer la décision d’un tribunal de juridiction inférieure lorsqu’elle applique la norme de contrôle de la raisonnabilité.

 

[9]               Lors de l’examen du caractère raisonnable des conclusions de fait tirées par un tribunal, la cour de révision ne peut pas et ne devrait pas soupeser à nouveau la preuve (Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, au par. 64, [2009] 1 RCS 339; Nekoie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 363, au par. 40, 214 ACWS (3d) 572; Matsko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 691, au par. 11). En effet, les critères qu’il convient d’utiliser lors de l’évaluation de la raisonnabilité des conclusions de fait tirées par la SPR, dont celles relatives à la crédibilité, sont énoncés à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, ch. F‑7 [LCF], qui prévoit que les conclusions contestées doivent répondre à trois critères pour que le recours demandé soit accordé : en premier lieu, la conclusion doit être manifestement erronée; elle doit ensuite avoir été tirée de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments de preuve; enfin, la décision du tribunal doit être fondée sur une conclusion erronée (Rohm & Haas Canada Limited c Canada ( Tribunal antidumping) (1978), 22 NR 175, [1978] ACF no 522, au par. 5 [Rohm & Haas]; Buttar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1281, au par. 12, [2006] ACF no 1607). Lorsqu’une décision, y compris une décision en matière de crédibilité, contredit les éléments de preuve dont le tribunal dispose, cette décision tombe dans le champ d’application de l’alinéa 18.1(4)d) de la LCF, vu que cette décision a été rendue sans tenir compte des éléments de preuve (voir par ex., Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au par. 38, 213 ACWS (3d) 1003; Obeid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 503, au par. 13, [2008] ACF no 633).

 

[10]           Il convient de reconnaître, avant même de se pencher sur une conclusion relative à la crédibilité, que le rôle de la Cour est très limité, étant donné que le tribunal a eu l’occasion d’entendre les témoins, d’observer leur comportement et de relever toutes les nuances et contradictions factuelles contenues dans la preuve. De plus, dans bien des cas, le tribunal possède une expertise reconnue dans le domaine qui fait défaut à la cour de révision. Le tribunal est donc bien mieux placé pour tirer des conclusions quant à la crédibilité, et notamment pour juger de la plausibilité de la preuve. En outre, le principe de l’administration efficace de la justice, sur lequel repose la notion de déférence, fait en sorte que l’examen de ce genre de questions doit demeurer l’exception plutôt que la règle.

 

[11]           La reconnaissance de la primauté du rôle que joue le tribunal lorsqu’il rend une décision en matière de crédibilité a une incidence importante sur les demandes de contrôle judiciaire comme celle présentée en l’espèce. D’une part, cette reconnaissance exige que la cour adopte une approche vraiment modérée lorsqu’il s’agit de déterminer si une décision rendue en matière de crédibilité est déraisonnable et exige aussi, de la part de la cour de révision, une appréciation à la fois des motifs et du dossier avant de conclure que la décision est déraisonnable du fait qu’une conclusion déraisonnable quant à la crédibilité a été tirée. D’autre part, lorsqu’il est déterminé qu’une décision du tribunal est fondée sur une conclusion déraisonnable en matière de crédibilité et que la décision est donc jugée déraisonnable, l’affaire doit être renvoyée au tribunal pour y être instruite de nouveau parce qu’il lui appartient, et non à la cour, de procéder à une nouvelle évaluation de la crédibilité.  

 

 

La décision contestée quant à la crédibilité

[12]           Les demanderesses affirment que la conclusion principale de la décision de la Commission quant à la crédibilité a été tirée sans tenir compte des éléments de preuve dont disposait la SPR. Cette conclusion repose sur la décision de la SPR selon laquelle Zoha n’a fourni aucune explication quant aux raisons pour lesquelles elle ne n’avait pas exposé ses motifs pour demander asile au Canada lorsqu’elle a été interrogée par l’agent au port d’entrée, avant de déclarer lors de son témoignage devant la Commission qu’elle était trop effrayée pour le faire et qu’elle souffrait d’un problème cardiaque dont le stress ne fait qu’accroître la gravité. La Commission a jugé que le retard dans la présentation de cette explication minait de façon importante la crédibilité de Zoha.

 

[13]           En ce qui a trait au retard pour présenter les explications, voici ce que la Commission a déclaré : [traduction] « Ce n’est qu’après que la formation ait noté ces omissions graves [c.‑à‑d., l’absence de détails entourant la raison pour laquelle elle avait présenté une demande d’asile dans les déclarations faites à l’agent au port d’entrée] que la demandeure a fait savoir à la formation, pour la première fois, qu’elle était trop effrayée pour expliquer pourquoi elle demandait la protection du Canada lorsqu’elle a initialement présenté sa demande d’asile » (au par. 14 de la décision) [Je souligne.]. En ce qui a trait au malaise cardiaque, la formation a écrit [traduction] « En ce qui concerne son explication subséquente [c.‑à‑d., fournie durant son témoignage] qu’elle prenait un certain médicament, non seulement s’agissait‑il de la première fois qu’elle informait la formation de ce fait, en raison des questions de son avocat, mais en outre elle n’a produit, si ce n’est qu’après l’audience, aucun document concernant ce médicament ou expliquant en quoi ce médicament affecterait sa capacité de bien expliquer sa demande d’asile » (au par. 15 de la décision) [Je souligne].

 

[14]           Les avocats des deux parties étaient d’accord pour dire que ces conclusions étaient erronées. Zoha a déclaré ses problèmes cardiaques et le fait qu’elle prenait des médicaments en raison de ces problèmes à l’agent au port d’entrée et elle a expliqué dans son formulaire de renseignements personnels [FRP], complété peu de temps après son arrivée au Canada, qu’elle était trop effrayée pour en dire plus que ce qu’elle devait à l’agent au port d’entrée concernant ses raisons de demander asile au Canada.

 

[15]           Comme je l’ai déjà souligné, la demanderesse affirme que ces conclusions erronées sont suffisantes en soi pour annuler la décision de la Commission vu qu’elle était fondée en majeure partie sur ces conclusions. À ce chapitre, la demanderesse signale le fait que ces points ont été les premiers à être examinés par la Commission dans sa décision, qu’ils ont été analysés en profondeur et que la Commission a conclu en ce qui les concerne que les [traduction] « omissions importantes de Zoha à cet égard ont gravement miné sa crédibilité » (au par. 16 de la décision).

 

[16]           D’autre part, l’avocat du défendeur affirme que les conclusions erronées ne constituaient pas un élément si fondamental de la décision de la Commission que leur nature doive mener à l’annulation de cette décision. Le défendeur affirme plutôt que la conclusion défavorable quant à la crédibilité tirée par la Commission pouvait être confirmée en se fondant sur l’examen par la Commission de certains autres facteurs. L’avocat du défendeur a cependant admis de façon candide que ces autres facteurs n’étaient pas tous défendables et il a reconnu qu’il était aussi déraisonnable pour la Commission de tirer une conclusion défavorable du fait que Zoha n’avait pas participé à un rassemblement d’importance du Mouvement vert, car le fait de rater un seul rassemblement n’est pas incompatible avec celui de s’afficher comme un partisan de ce Mouvement. Il a aussi reconnu que Zoha avait expliqué pourquoi elle n’avait pas participé à ces manifestations. 

 

[17]           À mon avis, la position adoptée par la demanderesse doit prévaloir et la décision doit être annulée parce qu’elle est en majeure partie centrée sur les conclusions erronées tirées par la SPR. La Commission a principalement fondé sa conclusion défavorable quant à la crédibilité sur celle selon laquelle Zoha n’avait pas fourni les détails entourant sa demande d’asile avant l’audience. Comme je l’ai déjà souligné, après avoir tiré ses conclusions erronées à ce sujet, la SPR a déclaré que ces conclusions erronées avaient « gravement miné » la crédibilité de Zoha. Les autres facteurs sur lesquels la SPR s’est fondée pour miner sa crédibilité sont beaucoup moins significatifs et, tel que l’a reconnu le défendeur, il ne peut être accordé aucun poids à au moins un d’entre eux.

 

[18]           Parce que la décision de la Commission selon laquelle Zoha manquait de crédibilité est principalement fondée sur des conclusions qui contredisent la preuve, la décision est déraisonnable étant donné qu’elle a été rendue sans tenir compte des éléments dont disposait la Commission. De plus, parce que la Commission a rejeté la demande d’asile de Zoha en raison de sa conclusion quant à la crédibilité, il s’ensuit que l’ensemble de la décision est déraisonnable. Il ne s’agit d’un cas où la Commission n’a pas analysé une question ou a rendu des motifs insuffisants de sorte que l’issue pourrait néanmoins être confirmée comme raisonnable. La conclusion de la Commission repose essentiellement sur la conclusion déraisonnable selon laquelle Zoha n’a pas fourni de détails concernant sa demande d’asile avant l’audience, ce qui ne peut être soutenu compte tenu des éléments de preuve non contredits dont disposait la Commission. Par conséquent, la portion de la décision rendue par la Commission qui concerne la demande d’asile présentée par Zoha doit être annulée.

 

[19]           Les parties étaient d’accord sur le fait que si la décision concernant la demande d’asile présentée par Zoha était annulée, la décision concernant la demande d’asile présentée par Maedah devait de la même façon être annulée vu que la Commission l’a traitée comme étant dérivée de celle de Zoha. En conséquence, cette portion de la décision sera également annulée.

 

[20]           Aucune question à certifier en vertu de l’article 74 de la LIPR n’a été présentée et aucune n’est soulevée en l’espèce.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de la SPR, datée du 22 novembre 2011, rendue dans le cadre des ces dossiers est annulée.

3.                  Les demandes d’asile présentées par les demanderesses sont renvoyées à la SPR pour qu’elles soient réexaminées par un tribunal différemment constitué.

4.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

5.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean‑Jacques Goulet, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑9276‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  MAEDAH ALAVI MOFRAD ET AL c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 16 juillet 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

                                                                        LA JUGE GLEASON

 

DATE DE MOTIFS :                                   Le 18 juillet 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane,

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Myles J. Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.