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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20120720

Dossier : IMM-9812-11

Référence : 2012 CF 924

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2012

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

 

NUSHE DUHANAJ

SIMONE DUHANAJ

PREN DUHANAJ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse principale, Nushe Duhanaj, est de citoyenneté albanaise. Les deux autres demandeurs, ses enfants, sont citoyens des États-Unis. La demanderesse principale a quitté l’Albanie en 1993, alors qu’elle était adolescente. Elle affirme que ses parents l’ont envoyée aux États-Unis, l’Albanie étant devenue très peu sûre pour les jeunes femmes. Aux États-Unis, la demanderesse principale a rencontré et épousé son mari, avec qui elle a eu deux enfants, les deux autres demandeurs dans la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[2]               La demanderesse principale a demandé l’asile aux États-Unis, mais sa demande a été rejetée. En 2007, elle est rentrée en Albanie avec sa fille, Simone. Pren est resté aux États-Unis avec son père. Après leur retour en Albanie, la demanderesse principale et sa fille ont vécu chez ses parents. En 2009, l’époux de la demanderesse principale est allé lui rendre visite, avant d’aller en Suisse suivre un traitement médical. En septembre 2009, il y est décédé d’un cancer.

 

[3]               Peu de temps après, la demanderesse principale et ses enfants sont arrivés au Canada, où ils ont demandé l’asile. La demanderesse principale affirme que l’un de ses frères, résident permanent du Canada, avait dans l’intervalle parrainé l’installation au Canada de ses parents et de son jeune frère. Elle affirme ne plus avoir de famille en Albanie, faisant valoir que si elle rentrait dans son pays d’origine, elle serait obligée de vivre seule étant donné que les demandes de parrainage seraient accueillies. Elle soutient qu’elle serait, en Albanie, en tant que femme sans protecteur, exposée à des risques en raison du niveau de violence auquel les femmes doivent faire face au sein de la société albanaise, et risquerait en outre d’être victime de la traite de personnes.

 

[4]               Par décision en date du 2 décembre 2011, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la SPR ou la Commission] a rejeté les demandes d’asile présentées par les demandeurs. La Commission a estimé qu’en tant que citoyens américains, Simone et Pren n’étaient pas vulnérables. Pour ce qui est de la demanderesse principale, la SPR a considéré que sa demande d’asile avait un caractère conjectural, estimant par ailleurs qu’elle n’était pas parvenue à réfuter la présomption voulant qu’elle puisse se réclamer de la protection de son État d’origine. La Commission a donc décidé qu’aucun des demandeurs n’était un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger suivant les articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi].

 

[5]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse principale soutient qu’en rejetant sa demande d’asile, la SPR a commis trois erreurs susceptibles de contrôle. Elle fait plus précisément valoir que la SPR a commis une erreur :

a)      en considérant comme conjectural son argument voulant qu’elle devrait demeurer seule en Albanie. La demanderesse affirme à cet égard que, dans la mesure où, dans son ensemble, la Commission a cru à son témoignage, celle-ci aurait dû retenir son affirmation voulant que son frère ait parrainé la venue de ses parents et de son jeune frère au Canada. Elle affirme par ailleurs que c’est à tort que la Commission a jugé incertaine l’issue des demandes de parrainage;

 

b)      en ne tenant pas suffisamment compte des Directives des revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, données par le président en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration, CISR, Ottawa, 9 mars 1993, mises à jour en novembre 1996, maintenues en application par le président le 28 juin 2002, en vertu de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, communément appelées les « Directives concernant la persécution fondée sur le sexe »;

 

c)      en évaluant incorrectement les renseignements figurant dans la documentation expliquant les risques auxquels les femmes sont exposées en Albanie, et le degré de protection que l’État est en mesure de leur accorder.

 

La norme de contrôle applicable

[6]               Les trois erreurs alléguées par la demanderesse font toutes intervenir la norme de contrôle de la décision raisonnable, parce qu’il s’agit soit d’erreurs de fait, soit d’erreurs mixtes de fait et de droit, et qu’il est bien établi en droit que la norme de la décision raisonnable s’applique à ces deux catégories d’erreur (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; Dunkova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1322, au paragraphe 17, 377 FTR 306). Dans plusieurs affaires comme celle dont la Cour est saisie en l’espèce, lorsque la Cour a été appelée à se pencher sur la manière dont la SPR avait appliqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe avant de parvenir à des conclusions de fait, la Cour a appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir, par exemple, Evans c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 444, au paragraphe 8, [2011] ACF no 589; Duhanaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 199).

 

[7]               La norme de la décision raisonnable est une norme exigeante qui oblige la cour de révision à se montrer déférente envers la décision qu’a rendue le tribunal. Une cour ne peut pas intervenir à moins d’être convaincue que les motifs du tribunal manquent de « justification […], […] [de] transparence et […] [d’]intelligibilité » et que le résultat n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Dans l’application de cette norme déférente, il importe peu que la cour de révision soit d’accord ou non avec la conclusion à laquelle le tribunal est parvenu, qu’elle soit elle-même arrivée à un résultat différent ou qu’elle ait peut-être adopté un autre raisonnement. Tant que les motifs sont compréhensibles, que le résultat est rationnel et qu’il se justifie par rapport aux faits et au droit applicable, une cour de justice ne doit pas, selon la norme de contrôle de la décision raisonnable, infirmer la décision rendue par un tribunal d’instance inférieure.

 

[8]               De plus, selon un principe de droit bien établi, la cour de révision ne peut pas et ne doit pas procéder à une réévaluation de la preuve lorsqu’elle examine le caractère raisonnable des conclusions de fait d’un tribunal (Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 64, [2009] 1 RCS 339; Nekoie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 363, au paragraphe 40, 214 ACWS (3d) 572; Matsko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 691, au paragraphe 11). C’est, cependant, exactement ce que les demandeurs me demandent de faire en l’espèce et pourquoi leur demande ne peut pas être accueillie. Chacune des erreurs alléguées est examinée ci-dessous de manière plus détaillée.

 

La Commission n’a commis aucune erreur en concluant qu’il était conjectural de la part de la demanderesse d’affirmer qu’elle demeurerait seule

[9]               Rappelons que selon la SPR, la demanderesse principale n’est pas parvenue à établir qu’elle serait effectivement exposée à des risques, étant donné le caractère conjectural de son argument voulant qu’elle devrait demeurer seule. Pour conclure en ce sens, la Commission s’est fondée sur deux points. D’abord, elle a jugé que la documentation versée au dossier n’appuyait pas cet argument, car la demande de parrainage ne précise pas l’identité des personnes parrainées. Deuxièmement, la SPR a estimé que les demandes de parrainage ayant pu être présentées étaient en instance et qu’il n’était pas certain qu’elles seraient accueillies. La Commission a donc accordé peu de poids à la demande de parrainage.

 

[10]           La Commission pouvait raisonnablement parvenir à cette conclusion. La preuve documentaire ne démontrait pas que des demandes de parrainage avaient effectivement été présentées et, quoi qu’il en soit, c’est à juste titre que la Commission a conclu que, même si ces demandes avaient été déposées, leur issue n’avait rien de certain. Il en va de même de toute demande en instance devant un tribunal; la conclusion inverse ferait du processus décisionnel quelque chose d’automatique, ce qu’il n’est pas. Par conséquent, le premier argument avancé par la demanderesse principale pour alléguer que la décision en cause est défectueuse n’est pas fondé.

 

La SPR n’a pas appliqué incorrectement les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe

[11]           Le second motif avancé à l’appui de la demande de contrôle n’est pas, lui non plus, fondé. En affirmant que la Commission a appliqué incorrectement les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, la demanderesse principale ne fait que dire que la SPR aurait dû, parce que la demande d’asile est présentée par une femme, apprécier différemment la preuve présentée. Sur ce point, la demanderesse principale ne cite aucun point précis sur lequel la Commission aurait incorrectement appliqué les directives en question; elle les invoque plutôt comme une sorte de standard, soutenant que, compte tenu de ces directives, la Commission aurait dû évaluer différemment les renseignements contenus dans la documentation relative à son pays d’origine. À de nombreuses reprises, la Cour a jugé que ce type d’argument n’est pas fondé (voir, par exemple, Baksh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1500, au paragraphe 25, 211 ACWS (3d) 192; Karanja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 574, au paragraphe 5 [Karanja]; N(F) c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 738, 182 FTR 294, au paragraphe 17). Comme l’a affirmé le juge Pinard dans Karanja, les Directives ne visent pas à « corriger toutes les lacunes que comporte la demande ou la preuve de la demanderesse. Il incombe à la demanderesse d’établir le bien-fondé de sa demande d’asile. » Et la Commission a estimé que la demanderesse principale ne l’avait pas fait en l’espèce.

 

La Commission n’a commis aucune erreur dans son appréciation des documents relatifs à l’Albanie

[12]           La demanderesse principale fait enfin valoir que c’est à tort que la SPR a conclu qu’elle ne s’était pas acquittée du fardeau d’établir le caractère inadéquat de la protection étatique en Albanie. La demanderesse n’a sur ce point présenté aucun élément de preuve concernant sa situation précise, se fondant plutôt sur la documentation générale produite devant la SPR. Elle soutient que la décision de la SPR est déraisonnable parce qu’elle ne mentionne pas expressément les quelques passages de la documentation faisant état des problèmes liés à la violence familiale en Albanie, ou des risques que pose dans ce pays la traite de personnes. L’avocat des demandeurs affirme par ailleurs que la Commission n’a pas accordé l’importance qu’il convenait au fait que l’Albanie figure sur la liste des pays à surveiller au titre de la catégorie 2 en ce qui concerne les risques liés à la traite de personnes, comme l’a noté l’agence frontalière du Royaume-Uni dans sa Operational Guidance Note de 2008. Il affirme que l’inscription de l’Albanie sur cette liste veut notamment dire qu’en Albanie les jeunes femmes non mariées risquent d’être victimes de la traite de personnes.

 

[13]           La preuve documentaire produite devant la SPR ne démontre cependant pas cela. D’ailleurs, le rapport des services frontaliers du Royaume-Uni cité par l’avocat des demandeurs est, à cet égard, beaucoup plus nuancé, précisant que la traite de personnes a diminué au cours des dernières années, qu’en général les victimes sont des personnes démunies et sans éducation (on ne peut pas nécessairement en dire autant de la demanderesse principale) et, ce qui est plus important encore, que le gouvernement a sévi contre ceux qui se livrent à la traite de personnes, et a engagé, de manière efficace, des poursuites contre ceux‑ci. Le rapport termine en concluant qu’[traduction] « il n’y a pas […] lieu d’octroyer le droit d’asile » à la plupart des personnes qui affirment craindre d’être victimes de la traite de personnes en Albanie car, [traduction] « en général, les mesures de protection mises en place sont suffisantes » dans ce pays (dossier certifié du tribunal, à la page 119). À défaut d’un risque précis allégué par la demanderesse principale, cette conclusion doit également lui être appliquée.

 

[14]           En ce qui concerne le risque de violence familiale, même si un tel risque pèse effectivement sur les femmes se trouvant dans une relation conjugale en Albanie, il n’a absolument rien à voir avec l’affaire de la demanderesse principale étant donné qu’elle est désormais veuve et qu’elle fonde sa demande d’asile sur les risques auxquels elle serait, selon elle, exposée en tant que femme seule.

 

[15]           Ainsi, ni l’un ni l’autre des arguments selon lesquels la SPR a commis une erreur dans son analyse de la question de la protection étatique n’est fondé.

 

[16]           Non seulement l’analyse à laquelle la SPR s’est livrée sur la question de la protection étatique est loin d’être défectueuse, mais elle est réfléchie et équilibrée et, par conséquent, raisonnable. La Commission a cité et examiné avec justesse les parties de la documentation mettant en relief les problèmes et les risques auxquels les femmes doivent faire face en Albanie, précisant que les femmes en Albanie ont un certain nombre de recours contre les violences qu’elles pourraient subir. Par conséquent, il était, de la part de la SPR, raisonnable de conclure que la demanderesse principale ne s’était pas acquittée du fardeau d’établir que la protection que pourrait lui accorder l’État albanais était inadéquate.

 

[17]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

[18]           Aucune question à certifier en vertu de l’article 74 de la LIPR n’a été présentée, et aucune ne se pose en l’espèce.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

3.                  Il n’est pas adjugé de dépens.

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9812-11

 

INTITULÉ :                                      Nushe Duganaj et al c MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 18 juillet 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Gleason

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 20 juillet 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Daniel L. Winbaum

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Meva Motwani

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Klein, Winbaum & Frank

Avocats

Windsor (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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