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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20120724


Dossier : T‑3134‑91

Référence : 2012 CF 927

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

ENTRE :

 

ALPHEUS BRASS, FLOYD GEORGE,

RALPH THOMAS, RAYMOND CATT,

STEVE YOUNG, WILLIAM JOHN THOMAS, SAM GEORGE, DORIS GEORGE,

REGINALD WALKER, ROBERT WALKER, FRANK TURNER, ALBERT PACKO

ET CLARENCE EASTER, AGISSANT EN LEUR PROPRE NOM ET AU NOM DE TOUS LES AUTRES MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION DE CHEMAWAWIN, ET LA PREMIÈRE NATION DE CHEMAWAWIN (MAINTENANT DÉNOMMÉE « NATION CRIE DE CHEMAWAMIN »)

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

 

défenderesse

 

 

et

 

LE GOUVERNEMENT DU MANITOBA

 

 

 

 

 

 

mis en cause

 

        MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               La Cour est saisie, sous le régime de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, d’un appel contre la décision du protonotaire Lafrenière en date du 30 septembre 2011.

 

[2]               La présente requête concerne trois dossiers : Brass et al c SMLR, noT‑3134‑91, instance introduite par la Nation crie de Chemawawin (Chemawawin); Ross et al c SMLR, no T‑299‑92, instance introduite par la Nation crie d’Opaskwayak (la NCO); et Mercredi et al c SMLR, no T‑300‑92, instance introduite par la Première Nation de Grand Rapids (Grand Rapids). Par souci de simplification, ces trois instances seront respectivement désignées Brass, Ross et Mercredi dans les présents motifs. Quant aux trois Premières Nations qui les ont introduites, elles y seront collectivement désignées les demandeurs ou les Premières Nations.

 

LE CONTEXTE

 

[3]               Le protonotaire Lafrenière a exposé dans sa décision le contexte et le cadre du différend opposant les parties, de sorte que je ne saurais faire mieux que de reproduire ici son exposé, à quelques légères modifications près, pour la commodité du lecteur.

 

La décision attaquée

 

[4]               Au cours d’une très longue procédure de communication préalable, les demandeurs sont entrés en possession de près de cent documents que la défenderesse, Sa Majesté la Reine (ci‑après désignée « le Canada »), estime protégés par privilège. Le Canada soutient que la plupart de ces documents ont été produits par inadvertance après avoir été inscrits à l’annexe I de son affidavit de documents. Quant au reste des pièces, le Canada affirme que les demandeurs les ont obtenues par d’autres moyens, qui restent inconnus.

 

[5]               Le Canada a demandé par voie de requête une ordonnance de restitution de la totalité de ces documents protégés. Les demandeurs ont à leur tour formé une requête tendant à obtenir une ordonnance qui enjoindrait au Canada de produire un certain nombre d’autres documents à l’égard desquels il avait invoqué le privilège et n’avait pas produits.

 

[6]               Le protonotaire a instruit ces deux requêtes ensemble sur la base d’une preuve commune.

 

[7]               Le protonotaire a rejeté la requête des demandeurs et accueilli partiellement celle du Canada. En résumé, il a conclu que le Canada n’avait pas réussi à établir de manière satisfaisante que certains documents communiqués aux demandeurs étaient protégés par le privilège relatif au litige ou le privilège de règlement, mais il a ordonné à ceux‑ci de rendre au Canada tous les documents à l’égard desquels était invoqué le privilège du secret professionnel de l’avocat.

 

[8]               Estimant avéré que le Canada avait produit des documents par inadvertance, le protonotaire a aussi conclu qu’il n’y avait pas eu de renonciation au privilège, certainement pas en tout cas de renonciation tacite, qui exigerait la production de documents protégés additionnels. Il a en outre posé que les demandeurs ne pouvaient invoquer leur [TRADUCTION] « possession illégitime » de documents protégés pour justifier la communication d’autres pièces.

 

[9]               Le protonotaire a rendu, conformément à ses motifs, une ordonnance tranchant les deux requêtes à l’égard de chacun des trois dossiers.

 

Les faits

 

[10]           La présente affaire a une longue histoire qui se divise en deux périodes distinctes. La première, qui va de 1960 à 1992 et qui a mené à l’engagement de procédures judiciaires, est celle où les parties ont essayé de régler ensemble les problèmes posés par les répercussions du projet hydroélectrique manitobain de Grand Rapids (le projet hydroélectrique). Les questions en litige dans le présent appel concernent les rapports entre les parties, le point de savoir si elles partageaient des informations et comment elles le faisaient, ainsi que l’intention qui a présidé à l’établissement d’un nombre important de documents. La seconde période a commencé en 1992, lorsque les demandeurs ont actionné le Canada. Depuis lors, des questions importantes se sont posées concernant la production de documents, plus précisément celles de savoir pourquoi le Canada avait communiqué des documents protégés aux demandeurs, comment ceux‑ci s’étaient trouvés en possession de documents privilégiés additionnels et s’il y avait lieu de leur permettre d’en obtenir d’autres.

 

De 1960 à 1992

 

[11]           Le différend a pris naissance il y a plus d’un demi-siècle. Les faits fondamentaux ne sont pas contestés, mais leur interprétation est au centre du conflit relatif aux documents. Dans les années 1960, Manitoba Hydro a entrepris la construction d’un barrage sur la rivière Saskatchewan. On savait alors que ce barrage aurait pour effet d’inonder les terres de réserve détenues par le Canada pour le compte de la NCO (auparavant dénommée « Bande indienne de The Pas »), de Chemawawin, ainsi que de la Nation crie de Mosakahiken (qui s’appelait alors « Bande indienne de Moose Lake »). Au cours de la construction du barrage, la Province du Manitoba (le Manitoba) a décidé de prolonger une route provinciale et d’établir une ligne de transport d’électricité qui passeraient par la réserve de la Première Nation de Grand Rapids (aussi connue sous le nom de « Nation crie de Misipakisik »).

 

[12]           Le Canada exigeait du Manitoba et de Manitoba Hydro qu’ils concluent avec les bandes touchées des accords visant à les indemniser de l’utilisation de leurs terres et de ses effets nuisibles. Ces négociations ont eu lieu au début des années 1960. Les accords auxquels elles ont abouti revêtaient la forme de lettres d’intention. Le Canada, par l’intermédiaire du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le MAINC), a organisé les expropriations foncières nécessaires et a officialisé les extensions de réserves que prévoyaient les ententes d’indemnisation. Dans le cas de Grand Rapids, certaines mesures de même nature ont été prises sans la participation du Canada.

 

[13]           Presque immédiatement après la conclusion de ces accords, les Premières Nations intéressées ont exprimé l’opinion qu’ils n’étaient pas satisfaisants et ne les dédommageaient pas de tous les effets nuisibles du projet hydroélectrique. Dans le but de parvenir à un arrangement plus avantageux pour elles, elles ont obtenu du Canada une subvention qui devait financer à tout le moins leurs recherches et activités apparentées. Un accord de contribution stipulait les conditions afférentes à cette subvention.

 

[14]           Les Premières Nations, le Manitoba et Manitoba Hydro ont alors négocié dans une certaine mesure. Les Premières Nations ont constitué, pour représenter leurs intérêts, un organe dénommé « Special Forebay Committee » (Comité spécial du réservoir de Grand Rapids, ci‑après désigné le SFC). Le SFC devait remplir diverses tâches, notamment de négociation, de gestion du contentieux et d’information. Au départ, le Canada a joué un certain rôle dans les négociations, mais il n’y participait plus au moment où elles ont été rompues.

 

[15]           En mai 1980, les Premières Nations ont introduit une instance contre le Manitoba et Manitoba Hydro. Elles ont avisé le Canada par lettre en date du 2 mai 1980 que les deux défendeurs avaient l’intention de le mettre en cause dans cette action.

 

[16]           À la même époque, les Premières Nations ont engagé un avocat, Me John Wilson, qui est le principal déposant des demandeurs. En mars 1982, Me Wilson a établi un avis juridique formel, qui a été communiqué aussi bien aux Premières Nations qu’au Canada. Les parties divergent sur le point de savoir qui au juste lui a commandé cet avis. Tout en précisant qu’il a été engagé aux fins de l’introduction d’une action contre le Manitoba et Manitoba Hydro, Me Wilson écrit dans son avis juridique que [TRADUCTION] « le gouvernement fédéral est sans aucun doute une partie responsable et [qu’]il devra selon toute probabilité être mis en cause dans l’action par les deux premiers défendeurs » : pièce G de l’affidavit de Glenn A. Bloodworth, souscrit le 23 septembre 2009 (l’affidavit de Bloodworth).

 

[17]           Au cours de cette période, les Premières Nations ont donné un certain nombre d’autres signes – par voie de lettres, d’exposés de principes et d’autres communications – qu’elles considéraient le Canada comme légalement responsable. Sans éviter toute participation à l’affaire, le Canada a constamment maintenu que sa responsabilité n’y était pas engagée. Par exemple, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien a répondu à des préoccupations exprimées peu auparavant dans un exposé de principes des Premières Nations par une lettre en date du 23 décembre 1983 (affidavit de Bloodworth, pièce J), où il soulignait la nécessité de négociations, et désignait un député, un avocat salarié de l’État – Me Craig Henderson – et M. Glenn Bloodworth comme représentants du gouvernement fédéral pour aider les bandes à régler leur différend avec le Manitoba. Le ministre écrivait aussi dans cette lettre : [TRADUCTION] « Si se font jour au cours des négociations des preuves décisives que le Canada a manqué à ses obligations légales, le gouvernement fédéral négociera une réparation raisonnable et équitable avec les bandes indiennes du réservoir de Grand Rapids ». Le Canada, ajoutait cependant le ministre, ne lui paraissait pas avoir l’obligation de participer à la transaction d’indemnisation qu’on pourrait en fin de compte conclure puisqu’il n’avait pas pris part au projet hydroélectrique.

 

[18]           À peu près au moment de la communication de l’avis juridique de Me Wilson, le Canada a créé le Manitoba Northern Flood Agreement Office, qui serait plus tard désigné « Bureau de l’évaluation des répercussions de l’exploitation des ressources du Manitoba » (le BERERM) et qui avait entre autres pour tâche d’aider les Premières Nations à appliquer les accords d’indemnisation conclus avec des tiers.

 

[19]           Trois des Premières Nations intéressées ont décidé de constituer le SFC en personne morale, ce qu’elles ont fait le 6 avril 1984. La NCO, bien qu’absente de cette opération juridique, est restée membre dudit SFC et a continué de participer à ses activités.

 

[20]           En 1985, le SFC a retenu les services d’un nouvel avocat, Me Morris Kaufman, ainsi que d’autres experts-conseils, notamment le cabinet E.E. Hobbs and Associates (E.E. Hobbs), dont le dirigeant était un ancien fonctionnaire du MAINC.

 

[21]           Le 30 mai 1985, le SFC a demandé au Canada d’interrompre l’écoulement de la période de prescription pour la durée restante des négociations. Le sous-ministre du MAINC lui a répondu que, selon Justice Canada, le gouvernement ne pouvait déroger aux dispositions de prescription par voie contractuelle, mais que cela ne devrait pas empêcher la poursuite des négociations : affidavit de Bloodworth, pièce N.

 

[22]           D’autres études, lettres et exposés de principes ont alors été rédigés et communiqués. Ils reprenaient le même thème : les Premières Nations faisaient état de rapports établis par des avocats et des consultants selon lesquels le Canada était responsable dans cette affaire et avait manqué à son obligation fiduciaire. Le gouvernement niait que sa responsabilité légale soit engagée, mais se déclarait résolu à appuyer le processus des négociations. Le ministre a répété que si se faisaient jour des preuves décisives de la responsabilité du Canada, il ferait une enquête et négocierait un règlement. À cette époque, le Canada faisait aussi établir des documents internes sur la question, par des avocats aussi bien que par des fonctionnaires non avocats. Tout au long du processus, des avocats du ministère de la Justice ont communiqué des avis juridiques au Canada – leur client –, en réponse à des demandes provenant de divers fonctionnaires du MAINC. Ces avocats étaient également présents aux réunions avec les représentants et l’avocat des Premières Nations. C’est Me Craig Henderson, avocat principal de 1980 à 2003, qui semble avoir joué le rôle le plus important à cet égard, bien qu’il ait été aidé dans sa tâche par des collègues, notamment Me Barbara Shields (de 1984 à 1986). Me Ian Gray, membre du Service du contentieux du MAINC (Ottawa), a aussi donné des avis à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

 

[23]           En fin de compte, les négociations ont repris avec le Manitoba et Manitoba Hydro, qui ont signé de nouveaux accords avec Chemawawin, la NCO et Grand Rapids en 1990 et 1991. Le Canada ne participait pas directement aux négociations à cette époque. Des instances ont été introduites contre le Canada peu après : par Chemawawin le 18 décembre 1991, et par la NCO et Grand Rapids le 5 février 1992.

 

L’interprétation par les demandeurs des événements ayant mené aux procédures        judiciaires

 

[24]           La quasi-totalité de la preuve des demandeurs se rapporte à la phase précontentieuse. Comme on l’a vu plus haut, Me Wilson, l’avocat des Premières Nations, était leur principal déposant. L’autre témoin des demandeurs, Mme Patricia Turner, a été présidente du SFC, puis chef de la Première Nation de Misipawik, durant les années 1980. Son affidavit fait écho aux opinions de Me Wilson touchant l’intérêt commun des parties et les conséquences du défaut de communication par le Canada de l’information promise aux Premières Nations.

 

[25]           Selon les Premières Nations et leurs deux déposants, cette période se caractérisait par la coopération entre les parties. Me Wilson déclare à plusieurs reprises qu’il croyait comprendre que le Canada partagerait toute l’information pertinente avec les Premières Nations; autrement dit, suivant celles‑ci, il n’y avait pas d’attente de confidentialité. Me Wilson ajoute qu’il a lui-même été engagé par le Canada, ce qui explique pourquoi ce dernier a reçu un exemplaire de son avis juridique en 1982. Il fait également observer que le Canada a fourni la totalité des ressources nécessaires pour ses honoraires, provision comprise. En fait, explique‑t‑il, l’avis juridique demandé pour les Premières Nations devait obligatoirement être communiqué aussi au Canada.

 

[26]           Les demandeurs interprètent ce partage d’information factuelle et juridique comme une preuve de l’élaboration d’une stratégie commune où le Canada jouait le rôle d’un partenaire à part entière dans leurs négociations. Ils font valoir que le Canada leur avait ouvert tous ses dossiers et que les avocats de celui‑ci et les leurs se rencontraient pour échanger des opinions. Ils rappellent aussi l’engagement du ministre selon lequel, si la responsabilité légale du Canada venait à être établie, la question de la réparation y afférente se réglerait par la négociation plutôt que par voie judiciaire.

 

[27]           Les déposants des demandeurs affirment aussi que, tout au long de la période de coopération et à leur insu à l’époque, le Canada avait gardé pour lui des avis juridiques et d’autres faits pertinents. Ils en trouvent la preuve dans les documents protégés qui sont au centre du présent appel. Ils soulignent que le Canada s’était rendu compte, et s’était plaint, de l’insuffisance du premier accord peu après sa conclusion, sans en aviser les Premières Nations. Plus précisément, expliquent‑ils, le Canada estimait les lettres d’intention trop vagues et pensait que l’avocat des bandes n’avait pas été adéquatement informé.

 

[28]           Les documents en possession desquels elles se trouvent maintenant, pensent aussi les Premières Nations, montrent que pendant cette période le Canada disposait d’avis juridiques et de notes documentaires indiquant qu’il était conscient d’avoir une obligation fiduciaire envers elles. Or, malgré cela, il les avait assurés de sa non-responsabilité légale – assurance sur laquelle elles affirment s’être fondées à leur préjudice.

[29]           Enfin, les demandeurs soulignent le fait qu’ils ont reçu des subventions du Canada, ce qui prouve qu’ils n’envisageaient pas d’engager de procédure judiciaire. Pour reprendre les termes de Mme Turner, il y avait peu de chances qu’ils [TRADUCTION] « scient la branche sur laquelle ils étaient assis ».

 

L’interprétation par le Canada des événements ayant mené aux procédures judiciaires

 

[30]           Le principal déposant du Canada en ce qui a trait à cette période est M. Glenn A. Bloodworth. Ancien fonctionnaire du MAINC, il y a occupé divers postes, notamment ceux de directeur du service qui est devenu le BERERM en 1982, et de directeur général de la Protection de l’environnement des Indiens de 1986 à 1992. Chose importante, dans toutes les fonctions qu’il a remplies au MAINC, il a eu à s’occuper de questions d’inondation au Manitoba.

 

[31]           Selon le Canada, les faits montrent que la période de 1979 à 1991 était une période précontentieuse où le Canada agissait en partant du principe qu’il risquait de faire l’objet de procédures judiciaires. L’action du Canada à cette époque était déterminée par deux motifs : aider les Premières Nations à conclure un accord satisfaisant avec le Manitoba et Manitoba Hydro, et se protéger lui-même contre le risque de responsabilité légale. Une tension dynamique caractérisait donc les rapports entre les Premières Nations et le Canada : elles lui exprimaient continuellement leur position selon laquelle sa responsabilité légale était engagée dans les dommages causés par l’inondation et il niait cette responsabilité. Les parties, insiste le Canada, ne s’entendaient pas sur la question de la responsabilité supposée.

 

[32]           L’accord de contribution, explique M. Bloodworth, stipulait que les Premières Nations, pour continuer à recevoir leurs subventions, devaient démontrer le caractère légitime de leur grief. Elles ont communiqué au MAINC leur plan de recherche, d’enquête et de représentation, et on leur a demandé de produire un avis juridique à jour. Me Wilson était le représentant désigné des Premières Nations, et ce sont elles qui lui avaient commandé l’avis juridique communiqué au Canada.

[33]           Un désaccord fondamental sépare les parties sur la question de l’accessibilité aux dossiers du Canada. Celui‑ci nie avoir promis de partager toute l’information, y compris les avis juridiques. M. Bloodworth affirme qu’il n’y avait pas lieu de s’attendre à ce que le Canada renonce à la confidentialité et au privilège ou à ce que l’information soit partagée sans restrictions. Par exemple, explique‑t‑il, lorsque le cabinet E.E. Hobbs and Associates a demandé à consulter les archives du MAINC en 1985, le Canada a limité cette consultation et a pris des mesures pour éviter la mise à sa disposition des avis juridiques et autres renseignements confidentiels : affidavit de Bloodworth, paragraphe 46. Le ministère de la Justice n’a mis aucun de ses dossiers à la disposition des demandeurs, ajoute M. Bloodworth, et un ancien sous-ministre a expliqué au SFC que ces avis juridiques avaient été établis pour l’utilité du MAINC lui-même. M. Bloodworth fait valoir qu’il n’est pas permis de communiquer des documents protégés sans le consentement du client, qui était en l’occurrence la haute direction du MAINC.

 

[34]           Bref, la manière dont le Canada définit ses rapports avec les Premières Nations est très différente du point de vue de celles‑ci. Le Canada nie l’existence d’une obligation fiduciaire explicite concernant la question considérée. Ses obligations se rapportaient simplement au fait que les terres de réserve avaient subi des effets préjudiciables, et qu’il avait des programmes pour aider les Premières Nations à gérer ces effets et à en obtenir dédommagement.

 

De 1992 à aujourd’hui

 

[35]           Chemawawin a engagé une procédure judiciaire contre le Canada en décembre 1991, et la NCO et Grand Rapids ont fait de même en février 1992. Plus de vingt ans ont passé depuis, et les parties en sont encore à l’étape de la communication préalable. Cette période a vu un certain nombre d’événements procéduraux, notamment la menace d’un rejet des actions pour cause de retard. En fait, les instances ont été rejetées en décembre 1998, mais pour être rétablies par la Cour d’appel en mars 2000. Cependant, ce sont les événements relatifs à la production de documents qui sont pertinents pour le présent appel. La quasi-totalité des éléments de preuve concernant les événements de la phase contentieuse se trouve dans l’affidavit de M. André Bertrand, chargé de dossiers à la Direction générale de la gestion et du règlement des litiges (la DGGRL) au MAINC, qui s’occupe de ces affaires depuis avril 2008.

 

[36]           Un bref historique de la communication préalable de documents dans les instances considérées s’impose pour préciser le contexte du présent appel.

 

[37]           Dans l’affaire Brass, les affidavits de documents ont été souscrits en 1997 et 1998. Les instances Ross et Mercredi, où les demandeurs étaient représentés par des avocats différents, ont démarré plus lentement : la communication préalable de documents n’y a commencé qu’en 2000. Les demandeurs à ces deux dernières instances ont signifié leurs affidavits de documents au Canada le 7 décembre 2001, et ils ont ajouté des exemplaires de documents à leur annexe I tout au long de l’été et de l’automne 2002. Le Canada a signifié ses affidavits de documents aux demandeurs à ces deux mêmes instances le 18 juillet 2002, et il leur a communiqué des exemplaires de documents de l’annexe I le 26 septembre 2002. Ce n’est que dans l’affaire Ross qu’on a effectué des interrogatoires préalables, qui ont eu lieu de 2002 à 2005.

 

[38]           En 2004, Me Schachter a été commis aux dossiers des instances Ross et Mercredi.

 

[39]           En janvier 2005, les demandeurs à ces deux instances ont signifié des affidavits de documents modifiés non solennels. Le Canada a signé dans les deux mêmes instances, les 24 et 25 février 2005, des affidavits supplémentaires sous serment qu’il a signifiés aux demandeurs le 30 mars de la même année. Les exemplaires de documents de l’annexe I ont été produits sous formes électronique et imprimée.

 

[40]           Entre-temps, dans l’affaire Brass, la production de documents n’a commencé à proprement parler qu’en juin 2004, avec la réception par le Canada du « Chemawawin Document Record » (liste de documents de Chemawawin). L’avocat des demandeurs a alors déclaré que plus de 300 des documents en question avaient disparu, dont au moins deux semblaient contenir des éléments protégés appartenant au Canada. Un autre document, qui ne figurait pas dans la lettre de l’avocat, paraissait également protégé.

 

[41]           De 2004 à 2006, les parties aux instances Ross et Mercredi se sont abstenues d’activité judiciaire en attendant le résultat de négociations qu’elles avaient engagées en vue d’un règlement amiable. L’instance Brass a été suspendue de 2000 à 2006 pour des raisons analogues. Le 22 septembre 2006, le Canada a déclaré qu’il ne voyait pas sur quelle base il pourrait continuer de négocier.

 

[42]           En mars 2007, MMark Underhill a succédé à Me Jack London comme avocat commis au dossier de l’affaire Brass et a avisé le Canada que ses clients voulaient reprendre la procédure dans les meilleurs délais.

 

[43]           En mai 2007, les demandeurs ont tous convenu de renoncer à l’application de la règle de l’engagement implicite de manière que les documents pertinents communiqués par le Canada dans une instance donnée soient mis à la disposition des demandeurs aux deux autres. Le même mois, les demandeurs à l’instance Brass ont réclamé au Canada la production de documents de l’annexe I pour la première fois. Ces documents leur ont été communiqués sous forme électronique en octobre 2007 et sous forme imprimée le mois suivant.

 

[44]           Les demandeurs à l’instance Mercredi ont déposé le 21 novembre 2007 une déclaration modifiée (que le Canada a contestée), et les demandeurs à l’instance Ross ont fait de même le 18 novembre 2008 (sans rencontrer de contestation). Le 3 décembre 2008, le Canada a donné avis qu’il entendait déposer une requête en jugement sommaire aux motifs du retard préjudiciable et de l’expiration du délai de prescription. C’est cette initiative qui a catalysé le dépôt des requêtes considérées devant le protonotaire et le présent appel.

 

[45]           Au cours d’une conférence de gestion d’instance tenue le 16 décembre 2008, il a été décidé que la Cour ne pourrait instruire la requête en jugement sommaire du Canada avant qu’il ne produise  une liste à jour des documents protégés et que les demandeurs n’aient eu la possibilité de contester cette liste. Le Canada a révisé sa liste de documents protégés de l’annexe II, a porté certains de ces documents à l’annexe I (liste des documents non protégés) après les avoir expurgés et a signifié aux demandeurs les affidavits non solennels afférents à ces changements le 19 mars 2009.

 

[46]           Le 3 juin 2009, les demandeurs aux instances Mercredi et Ross ont déposé une requête en ordonnance de production de documents, imités en cela par les demandeurs à l’instance Brass le 6 août de la même année.

 

[47]           Le 24 septembre 2009, le Canada a déposé un affidavit de documents modifié afin qu’il ne subsiste aucun doute sur la liste des documents à l’égard desquels il invoquait le privilège.

 

La découverte que des documents protégés figuraient à l’annexe I

 

[48]           Après avoir reçu signification des requêtes des demandeurs, le Canada a passé en revue la liste de son annexe I, pour découvrir que certains des documents qui y figuraient étaient protégés par privilège et avaient malgré cela été communiqués. Tous les documents en question, à six exceptions près, avaient été inscrits dans son premier affidavit de documents, signé en 2002. L’avocat du Canada, après lui avoir téléphoné, a envoyé à l’avocat des demandeurs aux instances Mercredi et Ross une lettre en date du 17 juillet 2009 où il demandait la restitution de ces documents. Les demandeurs ont refusé de les rendre, niant qu’ils soient protégés par un quelconque privilège et arguant que, si privilège il y avait eu, le Canada y avait renoncé.

 

[49]           À la suite d’un examen semblable relatif à l’affaire Brass, le Canada a constaté que les demandeurs à cette instance étaient aussi en possession de plusieurs documents protégés qu’on avait inscrits par mégarde sur la liste de l’annexe I. L’avocat du Canada a demandé leur restitution par lettre en date du 29 juillet 2009.

 

[50]           Le Canada a déposé devant le protonotaire des requêtes tendant à obtenir une ordonnance déclarant que les documents en question étaient protégés et enjoignant aux demandeurs aux trois instances de les lui rendre.

 

Les documents non communiqués par le Canada qui se trouvent néanmoins en la       possession des demandeurs

 

[51]           En plus des documents ci‑dessus, les demandeurs en ont obtenu d’autres appartenant au Canada bien que ce dernier ne les ait apparemment pas produits dans le cadre de la communication préalable. La première indication de ce fait semble avoir été donnée au moment où l’on a demandé communication de documents dans l’instance Brass en 2004.

 

[52]           Dans sa réponse, en date du 13 mai 2004, à une lettre concernant une réunion prévue, l’avocate du Canada a exprimé le souci que causait à son client le fait de ne pas avoir reçu les documents énumérés à l’annexe I. Elle notait aussi que les demandeurs avaient fait référence à une étude de Caroline Marion, datée du 25 juillet 1991 et intitulée « Proposed Departmental Position – Grand Rapids Forebay » [Projet de position ministérielle concernant le réservoir de Grand Rapids] (l’étude de Marion), qui était inscrite dans leur affidavit de documents, mais dont aucun des affidavits du Canada ne faisait mention. M. Bloodworth explique dans son affidavit que ce document avait été établi par une fonctionnaire régionale en réponse à des propositions de règlement présentées par les Premières Nations de Chemawawin et de Masakahiken à l’époque. Il ajoute que, pour autant qu’il sache, l’étude de Marion n’a jamais reçu la sanction du ministre ni du sous-ministre. 

 

[53]           L’avocate qui représentait le Canada à cette époque a demandé un exemplaire du document, supposant qu’il pourrait être privilégié. Le 18 mai 2004, Me London, qui occupait alors pour les demandeurs, lui a dit au cours d’une conversation téléphonique qu’il ne savait pas comment ce document avait été obtenu. Puis cette avocate est partie en congé de maternité anticipé en juillet 2004, et la question est restée en suspens.

 

[54]           À la fin de 2006, la question de l’étude de Marion a encore une fois été soulevée au cours d’une réunion où les avocats de tous les demandeurs étaient présents. Encore une fois, Me London a nié savoir comment elle avait été obtenue.

 

[55]           Le débat s’est poursuivi en 2008, après que Me Mark Underhill ait pris en charge le dossier Brass. Le Canada s’est rendu compte que les demandeurs à l’instance Brass avaient un autre document protégé en leur possession lorsque Me Underhill lui eut écrit que, selon lui, un bon nombre des documents de l’annexe I n’étaient pas protégés : affidavit de Bertrand, pièce Q. En outre, Me Underhill expliquait dans sa lettre que le Canada avait renoncé au privilège à l’égard d’un certain nombre de documents qui auraient sinon été protégés. Il renvoyait à un document de synthèse résumant les avis juridiques de divers avocats du ministère de la Justice et des Premières Nations, et soutenait que le Canada avait renoncé au privilège en faisant connaître l’essentiel de ces avis. Même abstraction faite du document de synthèse, raisonnait‑il, la substance de ces avis avait aussi été révélée dans d’autres documents présentés en communication préalable, si bien que, dans l’un ou l’autre cas, le Canada était tenu de produire l’intégralité desdits avis. Enfin, MUnderhill faisait remarquer qu’il se trouvait en possession de deux avis juridiques qui ne figuraient pas dans l’annexe II de l’affidavit de documents du Canada, ce qui donnait à penser que cet affidavit était incomplet. L’un de ces avis avait été rédigé par Me Ian Gray, avocat salarié de l’État.

 

[56]           Le Canada a répondu immédiatement, demandant des éclaircissements sur les documents en question et sur la manière dont les demandeurs étaient entrés en leur possession. L’avocat du Canada rappelait aux demandeurs que son client invoquait le privilège à l’égard de l’étude de Marion dans les deux autres instances et qu’on avait déjà demandé à Me London comment il l’avait obtenue.

 

[57]           Me Underhill a expliqué par lettre que les avis juridiques en cause étaient [TRADUCTION] « indépendants » et qu’il ne savait pas comment ces avis, ou les autres documents, étaient entrés en la possession des demandeurs. En outre, il a plus tard confirmé à l’avocat du Canada que le document de synthèse susdit n’avait pas de numéro de production et il lui a communiqué ce document après en avoir retranché les passages concernant les conseils donnés à son client.

 

[58]           Après le dépôt de la requête en production de documents en juin 2009, les demandeurs ont versé le texte intégral de l’étude de Marion et le document de synthèse des avis juridiques à leurs dossiers de requête. Le Canada a alors écrit à chacune des parties adverses, faisant remarquer qu’il n’avait à aucun moment vu ces documents ensemble et réclamant encore une fois des éclaircissements sur la manière dont elles les avaient obtenus. Il n’a pas reçu de réponse.

 

LES CONCLUSIONS DU PROTONOTAIRE

 

[59]           Selon le protonotaire, les requêtes dont il était saisi soulevaient deux questions principales :

a.                   Les documents considérés sont-ils privilégiés?

b.                  Dans l’affirmative, le Canada a‑t‑il renoncé au privilège à leur égard?

[60]           Pour les motifs exposés dans ses ordonnances, il a conclu ce qui suit :

a.                   Les documents qui concernent les échanges entre un avocat et son client, le MAINC,  sont protégés par le privilège du secret professionnel de l’avocat, qu’ils aient ou non été communiqués aux demandeurs par des fonctionnaires et malgré toute communication de cette nature.

b.                  Les documents déjà communiqués aux demandeurs ne sont plus protégés par le privilège relatif au litige ni par le privilège de règlement.

c.                   Le Canada revendique à bon droit le privilège relatif au litige et le privilège de règlement à l’égard des documents ou parties de documents non communiqués.

d.                  Il n’y a pas eu renonciation au privilège du secret professionnel de l’avocat, ni au privilège relatif au litige, ni au privilège de règlement.

e.                   Il n’y a pas eu renonciation tacite au privilège du secret professionnel de l’avocat, ni au privilège relatif au litige, ni au privilège de règlement.

f.                   Aucun privilège n’a été vicié d’aucune autre manière, par exemple par la préclusion, la fraude, la fraude par interprétation, la mauvaise foi, la violation de fiducie ou le manquement à l’obligation fiduciaire.

 

L’APPEL

 

[61]           Le Canada ne conteste pas la conclusion du protonotaire selon laquelle les documents déjà communiqués ne sont plus protégés par le privilège relatif au litige ni le privilège de règlement.

 

[62]           Les demandeurs soutiennent dans le présent appel que le protonotaire a commis une erreur en concluant que les documents en litige sont protégés par un quelconque privilège ou, à supposer qu’il ait eu raison en cela, en concluant que le Canada n’avait pas par sa conduite renoncé au privilège considéré ou vicié celui‑ci d’autre manière.

[63]           Les demandeurs ont fait valoir des moyens aussi nombreux que complexes. Je les examinerai un à un, mais il me faut d’abord déterminer la norme de contrôle applicable au présent appel.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[64]           Les parties, on ne s’en étonnera pas, ne s’entendent pas sur cette question. Selon le Canada, les ordonnances du protonotaire ne sont pas déterminantes pour l’issue du principal, de sorte que la seule question à trancher est celle de savoir si sa décision est entachée d’erreur flagrante, au sens où elle se fonderait sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits. Comme la décision du protonotaire n’est pas entachée d’erreur flagrante dans ce sens, raisonne le Canada, la Cour ne doit pas remettre en question la manière dont il a exercé son pouvoir discrétionnaire. Le Canada ajoute que, même si j’examinais l’affaire de novo, le résultat serait le même.

 

[65]           Les demandeurs soutiennent quant à eux que les ordonnances du protonotaire sont déterminantes pour l’issue du principal et/ou sont entachées d’erreur flagrante, et que je devrais examiner l’affaire de novo.

 

[66]           La thèse des demandeurs est que le résultat des requêtes relatives au privilège est déterminant pour le règlement final des questions en litige. Ces questions sont celles de la prescription et du délai préjudiciable, que les demandeurs devront débattre dans le cadre de la requête en radiation de leurs actions que le Canada entend former, ainsi que celle de la responsabilité fondamentale que le Canada a engagée envers les demandeurs par sa conduite touchant le projet hydroélectrique et les effets de ce dernier.

 

[67]           Le Canada fait valoir que la constatation du caractère déterminant est soumise à un critère rigoureux et que la Cour ne devrait pas conclure trop vite qu’une question donnée, si importante soit-elle, est déterminante pour l’issue du principal. Se fondant sur les paragraphes 43 et 67 de l’arrêt Canada c Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 CF 425, 39 ACWS (3d) 59, le Canada soutient que la question cruciale est celle de savoir si la décision du protonotaire empêchera l’instruction de l’affaire au fond, et qu’il faut mettre l’accent sur le sujet des ordonnances plutôt que sur leur effet. Voir Aqua‑Gem, paragraphe 100. Le Canada fait observer que le sujet des ordonnances est la production de documents et non le bien-fondé des actions.

 

[68]           L’argument des demandeurs, souligne le Canada, est essentiellement que la Cour, privée des documents privilégiés de ce dernier, ne disposera pas de toute l’information pertinente lorsqu’elle sera appelée à statuer sur le fond de leur action en manquement à l’obligation fiduciaire ou sur la requête en jugement sommaire qu’il prévoit lui-même de former. Le Canada fait observer que la Cour suprême du Canada, au paragraphe 42 de R c National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 RCS 477, a explicitement rejeté ce raisonnement :

En common law, un privilège est soit générique (p. ex. le secret professionnel de l’avocat) soit reconnu au cas par cas [...] Le privilège générique déroge nécessairement à la recherche judiciaire de la vérité et ne dépend pas des faits de l’espèce.

 

 

[69]           Plus précisément, le Canada renvoie à la thèse des demandeurs selon laquelle le résultat des requêtes relatives au privilège serait déterminant pour l’issue du principal parce que le contenu des documents en cause serait pertinent pour leur argument de la fraude par interprétation et de la préclusion comme obstacles à la prescription. Or, fait valoir le Canada, les demandeurs ne peuvent mettre ses documents protégés en litige par la voie de leurs propres conclusions. Qui plus est, les moyens précis que le Canada fera valoir au sujet de la prescription ne sont pas devant la Cour. Par conséquent, les arguments des demandeurs touchant le caractère déterminant de ces documents des années 1980 sont au mieux prématurés.

[70]           La décision de principe sur la fraude par interprétation considérée dans le contexte de la prescription est l’arrêt Guerin c Canada, [1984] 2 RCS 335. Or rien dans cet arrêt ne donne à penser qu’on ait levé le privilège afin que la Cour puisse disposer de toute l’information pertinente.

 

[71]           Quoi qu’il en soit, poursuit le Canada, il n’est pas permis aux demandeurs de soutenir que le contenu des documents en question leur confère un caractère déterminant pour l’issue du principal, puisqu’ils invoquent ainsi à tort le sujet de ces documents plutôt que celui de la requête.

 

[72]           En outre, le Canada avance l’argument que les demandeurs ne devraient pas pouvoir invoquer au soutien de cette affirmation des documents protégés qu’ils ont irrégulièrement conservés.

 

[73]           Enfin, le Canada fait valoir que le moyen des demandeurs appelle des conclusions très précises sur la pertinence des documents en question et le poids à leur attribuer, puisqu’on ne saurait lever le privilège (en particulier celui du secret professionnel de l’avocat) à moins d’un tel examen minutieux. Or la Cour n’a pas compétence pour trancher des questions de cette nature lorsqu’elle a à décider si les conditions sont remplies pour réviser une décision de protonotaire.

 

[74]           Le Canada soutient que les questions mises en litige dans les requêtes portées devant le protonotaire n’étaient pas déterminantes pour l’issue du principal. Les tribunaux en ont décidé ainsi dans d’autres affaires concernant des renseignements privilégiés ou l’accès à des documents, et la Cour devrait à l’évidence conclure ici dans le même sens.

 

[75]           Aux fins de l’examen de ces moyens et de cette jurisprudence, j’estime devoir reconnaître que l’interdiction de communication supplémentaire est rarement déterminante pour l’issue du principal [Roman c Canada (2005), 2005 CarswellNat 1103, 2005 CF 474], et qu’il est également rare qu’on puisse démontrer que le refus de documents supplémentaires aura le même effet; voir Galerie au Chocolat Inc. c Orient Overseas Container Line Ltd., 2010 CarswellNat 678, 2010 CF 327. Cependant, il faut déduire de ces principes qu’il peut y avoir de rares cas où le refus de documents supplémentaires est déterminant. Donc, sommes-nous ici en présence de l’un de ces rares cas et, dans l’affirmative, le fait que les documents soient exclus pour cause de privilège change‑t‑il quelque chose?

 

[76]           J’aborderai cette question en prenant acte des observations suivantes formulées par mon collègue, le juge Michael Phelan, au paragraphe 23 de la décision Lac Seul Band of Indians c Canada, 2011 CF 351 :

[TRADUCTION] La jurisprudence de notre Cour n’est pas unanime sur la définition du caractère « déterminant »; voir Ridgeview Restaurant Ltd. c Canada (Procureur général), 2010 CF 506. Dans un certain nombre d’affaires, la Cour a posé que, en général, à moins qu’elle ne conclue une partie ou la totalité de l’instance à cette étape peu avancée, la décision considérée n’est pas déterminante. Dans d’autres cas, la Cour a appliqué la notion de caractère « déterminant » à des questions qui, d’une manière ou d’une autre, touchent au fond de l’affaire, par exemple la compétence. Le point de savoir si une question est « déterminante » ou non dépend des circonstances de l’espèce. Une catégorisation rigide ne serait pas utile.

 

 

[77]           Je ne pense pas que l’observation formulée par la Cour suprême du Canada dans National Post, précité, selon laquelle « [l]e privilège générique déroge nécessairement à la recherche judiciaire de la vérité et ne dépend pas des faits de l’espèce », tranche la question du caractère « déterminant ». Le fait que la confirmation du privilège puisse empêcher la Cour d’établir tous les faits nécessaires pour rendre une décision ne règle pas à mon sens la question de savoir si une conclusion particulière confirmant le privilège est déterminante pour l’issue du principal. Ce qui m’intéresse ici n’est pas l’effet nécessaire du privilège générique, mais le point de savoir si, eu égard aux faits de l’espèce, une conclusion confirmant le privilège est déterminante pour l’issue du principal.

[78]           La substance de l’argumentation des demandeurs est en fait que l’accès aux documents en question et leur mise en œuvre dans la contestation de la requête en radiation prévue ou la présentation de leurs moyens à l’instruction du fond rendent en soi ces documents déterminants pour l’issue du principal. Il me semble qu’ils éludent ainsi la question de savoir si le contenu desdits documents les aidera de la manière qu’ils affirment. Mais quoi qu’il en soit, je ne pense pas qu’on puisse évaluer le « caractère déterminant » dans ce contexte en se fondant sur la pertinence ou l’importance qu’un document particulier pourrait avoir pour les demandeurs. En outre, à moins d’examiner la totalité du dossier de la requête en radiation prévue et d’entendre la totalité des conclusions y afférentes – à moins donc d’instruire cette requête –, je ne suis évidemment pas en mesure de dire quelle valeur tel ou tel document pourrait avoir pour les demandeurs. Par exemple, l’avis donné par un avocat à son client (défendeur) comme quoi il est ou n’est pas responsable peut, selon les autres éléments de preuve produits, se révéler déterminant aux fins d’établir que ce client n’a pas négocié de bonne foi, mais il ne s’ensuit pas à mon sens que, à l’étape de la communication préalable et ayant à statuer sur un appel contre une décision de protonotaire tel que celui dont je suis saisi, je peux me prononcer sur la question du « caractère déterminant » en me fondant sur la mesure dans laquelle un document protégé pourrait aider les demandeurs à prouver leurs prétentions.

 

[79]           Je pense que la jurisprudence pose sans ambiguïté qu’on ne doit examiner de novo l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire en appel que si les questions mises en litige dans la requête sont déterminantes pour l’issue du principal, ou si cette ordonnance est entachée d’erreur flagrante, au sens où le protonotaire aurait exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits.

 

[80]           Dans la présente espèce, il était demandé au protonotaire Lafrenière de décider si des documents particuliers étaient protégés par privilège. Et c’est bien ce qu’il a décidé. À mon avis, le point de savoir si un document donné est protégé par privilège ne peut, en soi, être déterminant pour l’issue du principal, et notre Cour ne peut trancher en appel la question de savoir si un document protégé donné pourrait se révéler ainsi déterminant. C’est là la raison pour laquelle, il me semble, la décision Galerie, précitée, pose qu’il est rare de pouvoir démontrer que l’interdiction de poursuivre l’enquête préalable ou le refus de documents supplémentaires soient déterminants pour l’issue du principal.

 

[81]           Les demandeurs ont mis l’accent dans leurs conclusions sur la nécessité d’examiner les documents un à un lorsqu’il s’agit d’établir s’ils sont protégés. Il semblerait donc, pour ce qui concerne la question du « caractère déterminant », que les demandeurs doivent démontrer en quoi chaque document pris isolément est déterminant pour l’issue de leurs actions. Or ils ne l’ont pas fait. Normalement, cela serait impossible parce que le document reste privilégié et n’a pas à être produit. Mais les demandeurs ont pu ici élaborer une certaine forme d’argumentation en faveur du caractère déterminant parce qu’ils ont pris connaissance de documents protégés qu’on leur avait communiqués par inadvertance. Pourtant, même dans ce cas, je ne pense pas qu’ils aient établi qu’un document donné ou une catégorie donnée de documents ressortissent aux « rares » exceptions dont parle la décision Galerie, précitée.

 

[82]           Je ne pense pas non plus que les demandeurs aient établi que le protonotaire avait exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur une mauvaise appréciation des faits. Le différend qui nous occupe a une longue histoire, et les deux camps ont produit des affidavits contradictoires. Selon les demandeurs, le protonotaire aurait dû retenir de préférence leur preuve et leur point de vue sur les faits. Cependant, je ne vois rien d’erroné dans son appréciation de la preuve et des faits importants.

 

[83]           Les demandeurs soutiennent aussi, à certains endroits du moins, que le protonotaire a appliqué un « mauvais principe » aux faits. Les questions en cause sont d’une certaine complexité et, dans une décision déjà longue, il n’était pas possible au protonotaire de traiter tous les « principes » auxquels, selon les demandeurs, il aurait dû se référer explicitement. Sans avoir conclu que le protonotaire avait commis d’erreur dans ces cas, j’ai simplement examiné les documents de novo en fonction à la fois des reproches et critiques des demandeurs et de ma propre interprétation du droit applicable.

 

[84]           En fait, même si je ne pense pas que les demandeurs aient établi le « caractère déterminant », et même dans les cas où le protonotaire ne me paraît pas avoir appliqué un mauvais principe ou s’être trompé sur les faits, j’ai examiné de novo, à titre subsidiaire, la preuve et les documents en question pour voir si je parviendrais à une conclusion différente de la sienne. Or, comme le montrent les présents motifs, même après cet examen de novo, je ne vois aucune raison de remettre en question les conclusions du protonotaire.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[85]           Les questions que j’ai à trancher me paraissent être les suivantes :

a.                   Les documents en litige sont-ils privilégiés?

b.                  Dans le cas où l’un ou l’autre des documents en litige serait privilégié, le Canada a‑t‑il renoncé au privilège y afférent?

c.                   Dans le cas où l’un ou l’autre des documents en litige serait privilégié et où le Canada n’aurait pas renoncé au privilège y afférent, celui‑ci a‑t‑il été vicié à l’un quelconque des autres motifs invoqués par les demandeurs, soit la préclusion, la fraude, la fraude par interprétation, la mauvaise foi, la violation de fiducie ou le manquement à l’obligation fiduciaire?

 

Le privilège du secret professionnel de l’avocat

 

[86]           Premièrement, je suis d’accord avec les demandeurs en ce qui concerne les conditions légales dont dépend le privilège du secret professionnel de l’avocat et la manière dont il faut examiner le point de savoir s’il s’applique aux documents considérés.

[87]           Les conditions auxquelles est subordonnée l’application du privilège du secret professionnel de l’avocat ne sont pas contestées. Est protégée par ce privilège :

a.                   la communication entre un avocat et son client

b.                  par laquelle l’un demande ou l’autre donne des conseils juridiques

c.                   et que tous deux destinent à rester confidentielle.

 

[88]           Deuxièmement, je pense aussi que la Cour doit examiner les documents un à un et décider à propos de chacun d’eux si la revendication du privilège y afférent est fondée. La Cour doit s’abstenir de se prononcer sur l’ensemble des documents en tant que catégorie.

 

[89]           Je conviens également avec les demandeurs que ne bénéficient pas automatiquement du privilège, du simple fait qu’ils passent par les mains de l’avocat d’une partie, les documents qui ne sont pas protégés pour une autre raison.

 

[90]           Dans la présente espèce, donc, il faut veiller à ne pas attribuer automatiquement un caractère privilégié à des documents ou parties de documents pour la seule raison qu’ils se trouvent dans les dossiers d’un avocat. Un examen s’impose pour décider si l’on a établi, d’après les critères applicables, le bien-fondé de la revendication de privilège.

 

[91]           Les demandeurs font valoir que, contrairement au point de vue adopté par le protonotaire, il n’y a pas de [TRADUCTION] « présomption » de secret professionnel de l’avocat. Dans l’arrêt Metcalfe c Metcalfe, 2001 MBCA, la Cour d’appel du Manitoba, après examen du document en question et se fondant sur son texte, ainsi que sur les circonstances de sa rédaction, a formulé la constatation de fait qu’il était destiné à rester confidentiel. On peut lire au paragraphe 11 de cet arrêt l’observation suivante :

[TRADUCTION] Dans la présente espèce, les communications en question sont des lettres par lesquelles l’ancien avocat de l’appelant lui a donné des renseignements et des conseils juridiques concernant l’action intentée contre lui.

 

[92]           Étant donné ces circonstances de fait et comme il s’agissait d’une procédure judiciaire déjà engagée, l’intention de confidentialité sautait aux yeux dans Metcalfe.

 

[93]           Cependant, soutiennent les demandeurs, étant donné le caractère exceptionnel de la matrice factuelle de la présente affaire, on ne peut dire automatiquement la même chose de la correspondance ici en question (y compris des lettres provenant du ministère de la Justice), en se dispensant d’un examen critique de l’ensemble des faits.

 

[94]           Les demandeurs avancent que reconnaître une [TRADUCTION] « présomption » d’intention de confidentialité reviendrait à infirmer dans les faits le droit constant relatif à la charge de la preuve, auquel notre Cour continue d’adhérer. Ce droit dit en effet que pèse sur la partie qui invoque le privilège la charge de démontrer son existence.

 

[95]           La partie qui revendique le privilège du secret professionnel de l’avocat à l’égard d’un document ne peut se contenter d’affirmer simplement qu’il est protégé par ce privilège. Elle doit établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer ledit privilège.

 

[96]           Le juge Major a rappelé dans les termes suivants, au paragraphe 20 de Pritchard c Ontario (Commission des droits de la personne), [2004] 1 RCS 809, les critères qui doivent présider aux décisions sur le privilège du secret professionnel de l’avocat dans les cas où l’avocat en question est salarié de l’État :

Vu la nature du travail d’un avocat interne, dont les fonctions sont souvent à la fois juridiques et non juridiques, chaque situation doit être évaluée individuellement pour déterminer si les circonstances justifient l’application du privilège. Ce dernier s’appliquera ou non selon la nature de la relation, l’objet de l’avis et les circonstances dans lesquelles il est demandé et fourni [...] (Non souligné dans l’original.)

 

 

[97]           À partir de ces principes, les demandeurs soutiennent que, étant donné les faits exceptionnels de la présente espèce et si l’on apprécie comme il se doit la preuve digne de foi dont la Cour dispose, ni le Canada ni les Premières Nations n’avaient d’attente de confidentialité entre eux, qu’il s’agisse des documents historiques, des notes de dossier, des avis juridiques, des documents de synthèse de ces avis ou des résumés de la preuve des témoins éventuels.

 

[98]           En fait, affirment les demandeurs, c’était tout le contraire : le Canada s’était expressément engagé à donner aux bandes du réservoir de Grand Rapids un accès illimité à tous les dossiers du gouvernement fédéral et il ne les avait jamais avisés publiquement qu’il revenait sur cet engagement.

 

[99]           Les demandeurs admettent avoir récemment appris que le Canada leur avait en fait caché des informations et avis juridiques pertinents dans les années 1980, mais ce fait, selon eux, n’infirme pas la réalité de son [TRADUCTION] « entente » ou « accord » exprès ou tacite avec les Premières Nations, ni de son [TRADUCTION] « engagement » de leur communiquer, ou de son « assertion » comme quoi il leur communiquait, tous les éléments de ses dossiers qui pourraient se rapporter à l’objet des négociations destinées à régler les revendications des Indiens du réservoir de Grand Rapids.

 

[100]       Après examen des documents en question, il me semble que nous avons ici affaire à des communications entre avocat et client où l’on demande ou fournit des conseils juridiques, et que le seul véritable point litigieux est l’exigence de confidentialité attachée à chacun de ces documents.

 

[101]       Pour se prononcer sur l’exigence de confidentialité, il faut examiner les documents en litige conjointement avec les déclarations des témoins mis à contribution par les deux camps. Les demandeurs reconnaissent ne pouvoir faire état d’aucun document par lequel le Canada se serait expressément engagé à ne pas invoquer le privilège du secret professionnel de l’avocat et à leur communiquer les avis juridiques reçus par lui, mais il y a selon eux des documents qui, si on les interprète bien, remplissent la même fonction, et leurs propres témoins (dont la Cour, font-ils valoir, devrait retenir de préférence les dépositions) ont déclaré que le Canada s’était engagé au partage sans restrictions des dossiers, y compris les avis juridiques et les communications confidentielles où l’on demandait ou fournissait des conseils juridiques.

 

[102]       Après examen de chacun des documents en question, des affidavits des deux camps, des contre-interrogatoires de chaque témoin et des autres éléments de preuve dont je dispose dans le présent appel, j’ai conclu que le Canada avait établi dans chaque cas l’application du privilège du secret professionnel de l’avocat aux documents et parties de documents en litige.

 

[103]       Les demandeurs attribuent dans leurs conclusions une grande importance à ce qu’ils appellent la relation « sui generis » qui les liait au Canada tout au long de la période en cause. Ils entendent par là le fait que le Canada se serait engagé non seulement à les aider dans leurs rapports et leurs négociations avec le Manitoba et Manitoba Hydro, mais aussi à examiner la question de sa propre responsabilité légale, à leur communiquer les résultats de cet examen et à les indemniser en conséquence, sans qu’ils aient à recourir aux tribunaux, du moins pour ce qui concerne l’établissement de ladite responsabilité.

 

[104]       L’une des raisons pour lesquelles les demandeurs qualifient cette relation de « sui generis », me semble‑t‑il, est que, si elle a réellement existé, elle témoignerait de la part du Canada d’une attitude tout à fait inhabituelle. Une telle relation reviendrait pour le Canada à dire que soit il acceptera le point de vue des demandeurs sur sa responsabilité, soit il demandera des conseils à ses propres avocats pour les communiquer ensuite à ces mêmes demandeurs. En d’autres termes, elle équivaudrait à la prise par le Canada de l’engagement d’aider les demandeurs à monter leur dossier contre lui, et de les décharger du fardeau de prouver sa responsabilité et d’ester en justice pour le faire de la manière habituelle. Cette situation est « sui generis » parce que les demandeurs n’ont pu faire état d’un seul cas où le Canada aurait adopté une telle manière de procéder dans ses rapports avec qui que ce soit, notamment des Premières Nations susceptibles de l’actionner, et qu’il serait tout à fait extraordinaire qu’il l’ait fait.

 

[105]       On conçoit très bien que le Canada s’engage à aider par des subventions et d’autres moyens des Premières Nations en quête de dédommagement, et c’est ce qu’il a fait dans la présente espèce, en s’engageant aussi à partager avec les demandeurs les informations susceptibles de les aider à parvenir à un règlement et/ou un accord d’indemnisation avec le Manitoba et Manitoba Hydro. La preuve dont je dispose donne à penser que les demandeurs aussi bien que le Canada se sont rendu compte que la question de la responsabilité de celui‑ci se poserait inévitablement dans le cadre des discussions avec le Manitoba et Manitoba Hydro, et elle atteste de manière probante que le Canada avait pris un engagement selon lequel, dans le cas où ces discussions révéleraient [TRADUCTION] « des preuves décisives d’un manquement [de sa part] à des obligations légales, à supposer qu’il en ait, [il était] disposé à examiner ces questions avec les bandes et à en négocier le règlement directement avec elles ».

 

[106]       Mais cet engagement ne va pas plus loin que ce que pourrait dire tout défendeur éventuel. Il signifie simplement que si les demandeurs venaient à découvrir des éléments tendant à prouver la responsabilité du Canada, ce dernier était [TRADUCTION] « disposé à examiner [cette question] et à en négocier le règlement directement ». Il n’est certainement pas nécessaire d’expliquer que si le Canada ne reconnaît pas que les éléments de preuve en question établissent sa responsabilité, il est peu probable que les négociations débouchent sur une indemnisation; il va certainement aussi sans dire que, dans le cadre de l’examen de ces éléments, le Canada communiquera avec ses propres avocats et leur demandera des conseils juridiques sur le point de savoir s’ils tendent à prouver une quelconque responsabilité de sa part; et il va non moins certainement sans dire que, en demandant et recevant de tels conseils, le Canada bénéficiera du même privilège du secret professionnel de l’avocat que quiconque risque de se voir actionner en responsabilité. À mon avis, il y a toute la différence du monde entre, d’une part, le fait d’apporter son aide sous la forme de subventions et d’information (et de s’engager à négocier de bonne foi dans le cas où la responsabilité serait établie), et, d’autre part, l’abandon du secret professionnel de l’avocat et de la relation intangible que protège ce privilège.

 

[107]       C’est là à mon sens la raison pour laquelle les demandeurs ne peuvent faire état d’un seul élément de preuve indiquant explicitement que le Canada se soit engagé à leur communiquer des avis juridiques et d’autres informations protégées par le privilège du secret professionnel de l’avocat. Une telle concession aurait été si extraordinaire qu’elle aurait dû être formulée explicitement et formellement autorisée.

 

[108]       À mon avis, le dossier ne contient aucun élément prouvant que le Canada ait jamais admis à l’intention des demandeurs une quelconque responsabilité découlant du projet hydroélectrique et de ses effets.

 

[109]       Les demandeurs font observer avec raison que la Cour doit examiner les documents un à un pour établir s’ils remplissent le critère du secret professionnel de l’avocat. Or il convient de noter que l’examen que j’ai effectué conformément à cette règle ne m’a permis de trouver aucun document donnant à penser qu’on l’ait établi avec l’intention d’en communiquer le contenu aux demandeurs. 

 

[110]       C’est le contexte de l’ensemble du dossier dont je dispose qui rend plus convaincant que les autres l’exposé donné par M. Bloodworth de la relation entre le Canada et les demandeurs, et, pour ce qui concerne cet aspect crucial, je ne pense pas que son contre-interrogatoire ait remis ses déclarations en question.

 

[111]       Il est établi, me semble‑t‑il, que les demandeurs avaient leur propre avocat durant toute la période considérée et qu’ils ont communiqué les avis juridiques de Me Wilson au Canada pour remplir l’une des conditions auxquelles ce dernier subordonnait son aide financière et stratégique, sans qu’il eût lui-même l’obligation correspondante d’abandonner le privilège du secret professionnel de l’avocat et de leur communiquer les avis juridiques qu’il recevait. Pour reprendre les termes de Mme Turner, [TRADUCTION] « on ne scie pas la branche sur laquelle on est assis », et je ne vois aucun élément tendant à établir que quiconque du camp des Premières Nations ait demandé communication au Canada des avis juridiques concernant sa responsabilité ou se soit enquis des raisons de leur non-communication. La possibilité que la responsabilité légale du Canada soit engagée n’a pas tardé à apparaître; les demandeurs eux-mêmes l’ont affirmée de diverses manières, et ils avaient accès à des avocats qui pouvaient fournir, et ont fourni, des avis à l’appui de ces affirmations. Mais le Canada n’a manifestement jamais souscrit à celles‑ci, et sa responsabilité reste à établir – c’est là tout l’objet de l’action sous-jacente. Vraisemblablement, s’ils réussissent à prouver cette responsabilité, les demandeurs pourront réclamer du Canada qu’il honore son engagement de négocier de bonne foi un accord d’indemnisation.

 

[112]       Me paraît en outre intenable l’affirmation des demandeurs selon laquelle le Canada se serait livré à une forme ou une autre de subterfuge en demandant des avis juridiques sur sa propre responsabilité tout en refusant de les communiquer et de négocier de bonne foi sur la base de leur contenu, quel qu’il soit. À mon sens, le Canada ne faisait que ce qu’auraient fait à sa place la plupart des défendeurs éventuels : demander des avis juridiques confidentiels sur une situation changeante où le Manitoba aussi bien que les demandeurs avaient soulevé la question de sa responsabilité possible touchant le projet de Grand Rapids et ses effets.

[113]       Les demandeurs semblent juger intrinsèquement contestable le fait pour le Canada d’avoir cherché à réduire au minimum son risque de responsabilité, ainsi qu’à [TRADUCTION] « infléchir le processus de négociation en fonction de ses intérêts, dans un sens qui, selon les fonctionnaires fédéraux, contribuerait à le protéger des conséquences de la conduite transgressive dont ils avaient fini par comprendre et reconnaître qu’il était coupable ». Ils font aussi valoir que [TRADUCTION] « les conseils donnés aux bandes par le gouvernement fédéral entraient en contradiction avec ceux de leur avocat », concédant ainsi, il me semble, que les Premières Nations avaient leur propre avocat qui les conseillait à l’époque considérée et qui, vraisemblablement, était libre de les conseiller sur ce point. À mon avis, le fait que le Canada cherche à réduire au minimum les risques juridiques qu’il courait, s’il en courait, au cours d’un long processus de négociation n’entre pas en contradiction avec son engagement de traiter équitablement avec les demandeurs dans le cas où sa responsabilité serait établie de manière décisive.

 

[114]       Même si le Canada était arrivé à la conclusion qu’il risquait une déclaration de responsabilité légale, il aurait évidemment été imprudent de sa part de communiquer ses documents juridiques sur la question aux demandeurs pendant que ceux‑ci négociaient avec le Manitoba et Manitoba Hydro. Et même si, comme les demandeurs le font valoir, [TRADUCTION] « le gouvernement fédéral a affirmé aux bandes qu’elles n’avaient pas de motif valable d’agir en justice contre la Province du Manitoba ou Manitoba Hydro, et que la seule possibilité viable était la négociation, non le recours aux tribunaux », ils avaient leurs propres avocats pour les aider à apprécier la situation et à juger la valeur de tout ce que le Canada pourrait dire à ce sujet. Comme le prouve la présente action en justice, le règlement de leur différend avec le Manitoba et Manitoba Hydro n’empêche pas les demandeurs de poursuivre le Canada au titre de toute responsabilité qu’il pourrait avoir quant au projet hydroélectrique et à ses effets. Évidemment, le Canada voulait réduire au minimum tout risque de responsabilité qu’il pourrait courir. Le fait d’avoir discuté avec ses propres avocats en réponse aux affirmations répétées du Manitoba et des demandeurs selon lesquelles il avait sa part de responsabilité légale, et d’avoir refusé de communiquer à ceux‑ci les conseils juridiques ainsi reçus, ne constitue pas une forme de subterfuge ni une preuve de mauvaise foi. Il s’agit là d’une conduite normale et prudente. C’est la raison pour laquelle les demandeurs cherchent à établir que le Canada s’était engagé à partager avec eux le contenu de ses documents privilégiés dans le cadre d’une relation sui generis caractérisée par un abandon effectif du privilège du secret professionnel de l’avocat. Or, à mon sens, le dossier dont je dispose ne contient aucun engagement explicite en ce sens, et l’examen de l’ensemble du dossier sous cet angle ne révèle de la part du Canada aucune intention ni aucun accord, même tacites, par lesquels il aurait abandonné son droit – intangible selon notre jurisprudence – audit privilège.

 

[115]       Les demandeurs font également valoir que les documents se trouvant en la possession d’une partie ou les communications entre une partie et son avocat ne bénéficient pas d’un privilège opposable aux personnes dont un intérêt [TRADUCTION] « commun » ou « conjoint » est engagé dans leur objet.

 

[116]       La preuve démontre, disent-ils, que tous les documents établis avant le 3 février 1992, date de l’engagement des procédures judiciaires, et à l’égard desquels le Canada invoque le privilège ont été obtenus par lui ou créés pour servir un intérêt conjoint ou commun. Ils affirment également que les documents postérieurs à cette date qui ont néanmoins été établis pour servir ledit intérêt conjoint ne peuvent non plus faire l’objet d’une revendication de privilège.

 

[117]       Je ne vois aucun élément tendant à prouver que les demandeurs auraient eu avec le Canada un intérêt conjoint ou commun qui soit d’une quelconque manière pertinent pour les documents à l’égard desquels le privilège est invoqué. Les demandeurs avaient leur propre avocat. Je crois qu’on peut dire que le Canada et eux avaient un intérêt conjoint à faire en sorte que le Manitoba et Manitoba Hydro soient tenus pour responsables au plus haut degré de toutes pertes subies par les demandeurs par suite du projet hydroélectrique et de ses retombées. À cette fin, le Canada a fourni aux Premières Nations des ressources financières, de l’information et un soutien stratégique pendant une partie de la période considérée, certainement pas toute. Mais c’est là une question très différente de la propre responsabilité du Canada. Les demandeurs et lui n’avaient aucun intérêt commun à établir que sa responsabilité soit engagée de quelque manière dans le projet hydroélectrique et ses effets. L’intérêt des demandeurs était de faire en sorte que le Canada assume la responsabilité de toutes pertes subies par eux dont ne l’indemniseraient ni le Manitoba ni Manitoba Hydro; quant à l’intérêt du Canada, comme les demandeurs l’ont eux-mêmes fait remarquer, il était de réduire au minimum ce risque de responsabilité. Or les documents considérés dans la présente requête se rapportent à ce risque couru par le Canada. Le Canada n’a pas communiqué avec ses avocats dans le but, qu’il aurait eu en commun avec les demandeurs, d’établir qu’il était responsable d’une manière ou d’une autre des pertes que le projet hydroélectrique avait causées à ceux‑ci. Le Canada n’a pas l’habitude de se concerter avec les personnes susceptibles de l’actionner pour les aider à établir sa responsabilité légale en mettant à leur disposition des renseignements normalement protégés issus de ses communications avec ses propres conseillers juridiques. C’est pourquoi la description donnée par M. Bloodworth de la nature des relations entre le Canada et les demandeurs est la seule qui ait du sens dans le contexte intégral du dossier.

 

[118]       Les demandeurs me paraissent conscients de ce fait, puisqu’ils soutiennent en outre que [TRADUCTION] « l’exception au privilège fondée sur "l’intérêt conjoint" s’applique à la présente espèce au motif que le Canada, en tant que "fiduciaire", recevait des avis juridiques dans le but même d’aider les bandes à établir s’il avait une responsabilité légale et s’il devait contribuer financièrement à un règlement négocié ».

 

[119]       La preuve établit selon moi que le Canada avait subordonné son engagement à la condition qu’apparaissent durant les négociations avec le Manitoba et Manitoba Hydro des preuves décisives d’un manquement de sa part à des obligations légales, à supposer qu’il en eût. Dans ce cas, le Canada était disposé à [TRADUCTION] « examiner » la question et à [TRADUCTION] « négocier directement un règlement ». Le Canada ne s’engageait pas ainsi à considérer sa responsabilité comme établie par de telles preuves – il n’a jamais pris cet engagement; en outre, aux fins de l’examen de tous éléments de cette nature, il lui faudrait communiquer avec ses avocats de la manière normale et sous la protection du privilège habituel afférent à ces communications. La responsabilité et le risque de responsabilité du Canada dépendent de nombreux facteurs, notamment des chances de succès de moyens de défense fondés sur la prescription et le délai préjudiciable, que le Canada a l’intention, si je comprends bien, de mettre à l’épreuve en formant une requête en radiation. Je ne trouve dans la preuve aucun élément tendant à établir que le Canada se serait par exemple engagé expressément ou tacitement à n’envisager, avant de négocier une indemnisation, le recours à aucun moyen de défense fondé sur la prescription ou le délai préjudiciable dans l’[TRADUCTION]« examen » de toute preuve donnant à penser qu’il pourrait être légalement responsable de tel ou tel aspect des pertes subies par les demandeurs du fait du projet hydroélectrique.

 

[120]       Si les demandeurs estiment que le Canada les a induits en erreur d’une quelconque manière, ils feront vraisemblablement valoir cet argument lorsqu’ils contesteront la requête en radiation et/ou, si celle‑ci est rejetée, au moment de l’instruction de la présente action. La preuve dont je dispose ne me permet certainement pas de conclure que le Canada a induit les demandeurs en erreur. Les demandeurs semblent dire qu’ils veulent voir la Cour lever le privilège afin de les aider à prouver que le Canada les a trompés. Mais je ne vois rien dans la jurisprudence qui autoriserait à lever le privilège afin d’aider l’une des parties à faire valoir ses moyens dans le cadre d’une requête en radiation et/ou de l’instruction au fond. Si tel était le cas, le privilège n’existerait pas. Le point de savoir ce que le Canada a pu dire et faire, et la signification entière de ses paroles et de ses actes, sont précisément ce dont il s’agit dans la présente action. Je n’instruis pas ici la requête en radiation ni le fond de la cause. Je ne pense pas que les demandeurs puissent invoquer devant moi ce qu’ils espèrent établir, et qu’il reste à décider à partir d’un dossier complet, pour obtenir la levée du privilège. S’ils soutiennent qu’ils ne peuvent faire valoir leurs moyens à moins que la Cour ne lève le privilège, ils tombent sous le coup du principe énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt National Post, précité, selon lequel « [l]e privilège générique déroge nécessairement à la recherche judiciaire de la vérité et ne dépend pas des faits de l’espèce ».

 

[121]       Mais les demandeurs vont plus loin et soutiennent que, même dans les cas où aucun [TRADUCTION] « intérêt conjoint » n’empêche de revendiquer le privilège, il peut arriver que, du fait de la nature de la relation entre les parties, il y ait présomption d’intérêt commun et qu’on ne puisse invoquer ledit privilège à l’égard d’un objet déterminé.

 

[122]       Les demandeurs font ainsi observer que la Cour suprême du Canada a confirmé l’extension de l’exception de l’« intérêt commun » aux situations où l’on a constaté l’existence d’une obligation fiduciaire ou assimilée d’une partie envers l’autre, de nature à créer une telle communauté d’intérêt. Selon eux, le champ d’application de cette exception comprend maintenant les relations entre fiduciaire et bénéficiaire, les aspects fiduciaires des relations entre la Couronne et les autochtones, et certaines catégories de relations contractuelles ou de mandat.

 

[123]       Ce type d’[TRADUCTION] « intérêt conjoint », expliquent les demandeurs, n’exige pas pour être constaté l’intention expresse des parties de poursuivre un but commun; il constitue plutôt un attribut de la relation fiduciaire spéciale en vertu de laquelle, dans une quelconque situation de fait donnée, on a établi ou rassemblé les documents en question afin de remplir une obligation fiduciaire (à en supposer l’existence).

 

[124]       La Cour d’appel fédérale a énoncé au paragraphe 17 de l’arrêt Nation et Bande des Indiens Samson c Canada (CA), [1995] 2 CF 762, 125 DLR (4th) 294, page 302, un critère à deux volets pour établir si le privilège peut être levé dans le cadre d’une relation de nature fiduciaire entre la Couronne et une bande indienne :

Selon nous, le principe de la fiducie ne peut s’appliquer au stade de l’enquête préalable, dans une action pour violation d’une obligation dans l’administration d’une fiducie, que si deux conditions sont respectées : le prétendu rapport fiduciaire doit être établi à première vue et les documents qui appartiendraient aux bénéficiaires doivent être des documents obtenus ou préparés par le fiduciaire dans l’administration de la fiducie et dans le cours de l’exécution de ses devoirs de fiduciaire. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[125]       Les demandeurs font valoir que la Cour d’appel fédérale semble avoir abandonné dans des arrêts postérieurs la première condition du critère, concernant l’établissement de l’existence d’une relation fiduciaire, et s’y est concentrée avec raison sur l’idée que, pour que le privilège puisse être levé, les documents à l’égard desquels on conteste celui‑ci doivent avoir « trait à l’administration ou à l’exécution des responsabilités de la Couronne en sa qualité de fiduciaire au profit des bandes demanderesses ».

 

[126]       La Cour d’appel fédérale poursuivait son raisonnement dans les termes suivants au paragraphe 25 de Nation et Bande des Indiens Samson c Canada (CA), [1998] 2 CF 60 :

[Le juge de première instance] a bien évalué les intérêts conjoints des intimés lorsqu’il a ordonné, le 20 mars 1996, que la Couronne produise tout document de la nature de conseils juridiques qui concerne l’administration ou l’exercice de ses responsabilités à titre de fiduciaire dans l’intérêt des bandes demanderesses [...]

 

 

[127]       Dans la présente requête, les demandeurs font valoir que la Couronne a établi ou rassemblé les documents en question à l’égard desquels elle invoque le privilège dans le but de remplir une obligation fiduciaire envers les bandes indiennes du réservoir de Grand Rapids – obligation qu’elle reconnaissait à l’époque.

 

[128]       Ce que les demandeurs affirment ainsi, c’est que le Canada était mû par l’idée et la conviction qu’il agissait en qualité de « fiduciaire » des Premières Nations en les aidant à se faire indemniser des pertes qu’elles avaient subies.

[129]       Les demandeurs concluent leur raisonnement en faisant valoir que les documents à l’égard desquels le Canada maintient sa revendication de privilège dans la présente instance concernent, pour reprendre les termes de l’arrêt Samson, précité,

l’administration ou l’exercice de ses responsabilités à titre de fiduciaire dans l’intérêt des bandes demanderesses [...]

 

 

[130]       La preuve dont je dispose ne me paraît pas établir que le Canada ait établi ou rassemblé les documents en question dans le but de remplir une obligation fiduciaire ou assimilée, ni qu’il soit mû par l’idée et la conviction qu’il agissait en qualité de « fiduciaire » des demandeurs en les aidant à se faire indemniser des pertes qu’ils avaient subies. L’aide limitée fournie par le Canada aux demandeurs se rapportait à leurs réclamations contre le Manitoba et Manitoba Hydro. Or les documents à l’égard desquels le Canada invoque le privilège s’inscrivent dans le cadre des efforts qu’il a déployés pour comprendre ses propres obligations légales envers les demandeurs. Le Canada n’a pas établi ou rassemblé ces documents en exécution d’une obligation fiduciaire. Il les a établis et/ou rassemblés afin de mieux comprendre quelles pouvaient être ses obligations et sa responsabilité – à en supposer l’existence – envers les demandeurs, y compris en tant que fiduciaire. Il ne l’a pas fait pour aider les demandeurs, ni pour remplir des obligations fiduciaires; il l’a fait pour servir ses propres intérêts en tant que défendeur éventuel à une action en justice des demandeurs, qui affirmaient avec insistance sa responsabilité légale de les indemniser d’une partie des pertes qu’ils affirmaient avoir subies par suite du projet hydroélectrique. À mon avis, les documents en litige ne mettent en jeu aucune obligation fiduciaire, qu’elle soit circonstancielle ou intrinsèque.

 

[131]       Les demandeurs font enfin valoir à ce propos que, indépendamment de tout autre motif, [TRADUCTION] « l’honneur de la Couronne exige, étant donné la relation sui generis entre le Canada et les bandes, la communication de tous les documents considérés ».

[132]       Cet argument se fonde sur l’affirmation des demandeurs, qu’ils estiment démontrée par la preuve dont dispose la Cour, selon laquelle les efforts des Premières Nations et du Canada, avant l’engagement des procédures judiciaires dans les années 1990, se déployaient en vue de leur but et de leur intérêt communs, soit la pleine indemnisation des demandeurs sans qu’ils eussent à actionner la Couronne.

 

[133]       Les demandeurs soutiennent que l’honneur de la Couronne entraîne dans la présente espèce des obligations déterminées pour le Canada, entre autres celle de respecter l’esprit et l’intention de l’engagement qu’il a pris dans les années 1980 de partager toute l’information pertinente, sans égard pour la possibilité de revendiquer le privilège et que le droit permette ou non de le contraindre à ce partage.

 

[134]       Les demandeurs invoquent à l’appui de cette thèse le raisonnement suivi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Stoney Band c Canada, 2005 CAF 15 :

[TRADUCTION] Je conclus, pour ce qui concerne l’honneur de la Couronne, que les pratiques concrètes exigées de cette dernière dans le contexte autochtone sont, selon l’état actuel de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, les suivantes : agir conformément aux règles en tant que fiduciaire; donner une interprétation généreuse des traités et autres documents applicables; négocier avec les Autochtones et, s’il y a lieu, les consulter et prendre leurs intérêts en compte; et justifier les objectifs législatifs quand ils ont pour effet de porter atteinte à leurs droits. Cependant, je ne veux pas donner à entendre que ce soit là une liste exhaustive des manières dont peut s’exprimer l’honneur de la Couronne.

 

[135]       Les demandeurs font valoir que, selon les faits de l’espèce, le Canada participait à un processus de négociation et non à une procédure judiciaire. En outre, les ministres compétents qui se sont succédé ont assuré à maintes reprises les demandeurs que le Canada négocierait un règlement avec eux si se faisaient jour des preuves de sa responsabilité.

 

[136]       Comme je le disais plus haut, les demandeurs et le Canada ne poursuivaient pas à mon sens un but commun, du moins pour ce qui concerne les documents considérés dans la présente requête. Le Canada a aidé les demandeurs jusqu’à un certain point dans leurs efforts pour se faire indemniser par le Manitoba et Manitoba Hydro, mais il est évident qu’il entendait subordonner toute obligation d’indemnisation qu’il se reconnaîtrait avant tout à sa propre appréciation de sa responsabilité. En outre, [TRADUCTION] « l’esprit et l’intention de l’engagement [que le Canada aurait] pris dans les années 1980 » font partie des questions en litige dans la présente action et prêtent considérablement à discussion. À mon avis, le Canada n’a jamais clairement exprimé l’intention ni l’engagement de partager des communications et informations protégées avec les demandeurs, et il n’a jamais concédé que sa responsabilité était prouvée. Bref, les demandeurs cherchent à faire lever le privilège en s’appuyant sur des motifs qu’il leur reste à établir.

 

[137]       L’un dans l’autre, donc, j’estime que le Canada a démontré conformément à la jurisprudence applicable que les documents et parties de documents en litige sont protégés par le privilège du secret professionnel de l’avocat. Par conséquent, je ne vois aucune raison de remettre en question les conclusions du protonotaire sur ces documents.

 

Le privilège relatif au litige

 

[138]       Concernant le privilège relatif au litige, je me trouve aussi d’accord avec les demandeurs sur la démarche que le Canada doit suivre pour en établir l’existence. Premièrement, la partie qui invoque ce privilège doit prouver son application aux documents pris un à un.

 

[139]       Deuxièmement, il n’y a aucun doute quant aux conditions essentielles auxquelles ce privilège est subordonné. La Cour suprême du Canada a conclu dans Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, que la partie qui veut le faire reconnaître doit prouver :

a.                   qu’un litige était en cours ou raisonnablement envisagé au moment de la création du document considéré;

b.                  que l’objet principal de la création de ce document était la préparation audit litige.

 

Pour remplir la première condition, le Canada doit démontrer qu’une personne raisonnable, possédant la même connaissance de la situation que l’une des parties ou que les deux, estimerait peu probable que le différend se règle sans recours aux tribunaux.

 

[140]       Les demandeurs soutiennent que le Canada ne remplit pas cette condition, puisque lui-même et les Premières Nations ont partagé tout au long des années 1980 l’avis que leurs divergences se régleraient non par une procédure judiciaire, mais par la négociation. Le Canada, expliquent-ils, ne peut affirmer à maintes reprises son engagement à négocier le règlement de tous différends susceptibles de surgir entre les parties pour déclarer ensuite que, en fait, il prévoyait la nécessité d’une procédure judiciaire pour les régler.

 

[141]       Les défendeurs ajoutent que, pendant une bonne partie des années 1980, le Canada aussi bien que les Premières Nations envisageaient ce qu’on ne peut appeler que la [TRADUCTION] « possibilité théorique » de l’introduction d’un litige par celles‑ci contre celui‑là, mais que personne ne considérait cette possibilité comme réelle, pour les raisons suivantes :

a.                   Les Premières Nations ne voulaient pas porter l’affaire en justice.

b.                  Le Canada subventionnait les Premières Nations pour qu’elles négocient et non pour qu’elles plaident.

c.                   Les Premières Nations ne disposaient pas des ressources nécessaires pour ester en justice sans l’aide financière du Canada.

d.                  Deux ministres des Affaires indiennes, entre autres, ont expressément affirmé et promis que, si jamais se faisaient jour des preuves de la responsabilité du Canada, celui‑ci négocierait un règlement.

e.                   Les Premières Nations ne disposaient pas de l’information nécessaire pour savoir qu’elles avaient une cause d’action contre le Canada avant de recevoir un avis juridique sur les ramifications des conclusions de fait du rapport Hobbs (1986), ce qui est arrivé au plus tôt lorsque Me Roger Tassé leur a communiqué son analyse juridique, en 1988 ou à peu près. Le Canada a reçu quant à lui les avis du ministère de la Justice en 1984 (Me Barbara Shields) et en 1989 (Me Ian Gray), mais il n’a jamais fait part de leur contenu aux demandeurs.

 

[142]       En outre, font valoir les demandeurs, le Canada n’a produit aucun élément tendant à établir que soit remplie la seconde condition dont dépend le privilège considéré, c’est‑à‑dire celle voulant que la préparation à un litige ait été l’objet principal de la création des documents déterminés à l’égard desquels on l’invoque.

 

[143]       Pour établir que la condition de l’« objet principal » est remplie, selon les demandeurs, la partie qui invoque le privilège doit produire des éléments de preuve relatifs aux circonstances de la création du document en question, concernant notamment les points de savoir quand il a été créé, qui l’a créé, qui en a autorisé la création, et quel usage on en a fait ou pouvait en faire. Il faut produire, expliquent-ils, un affidavit de la personne qui a créé le document ou en a autorisé la création pour établir l’objet principal de celle‑ci. Ils ajoutent qu’il faut le faire à l’égard de chaque document et non globalement.

 

[144]       Les demandeurs précisent qu’il n’est pas suffisant que l’auteur du document ait été conscient de la possibilité de l’introduction d’un litige. Premièrement, comme on l’a vu plus haut, le litige doit être raisonnablement envisagé, selon la définition de la jurisprudence. En outre, chose plus importante encore, même s’il y avait un litige en cours, il faut aussi démontrer que l’« objet principal » de la création du document particulier dont il s’agit était la préparation à la conduite de ce litige. Les demandeurs invoquent à ce propos le passage suivant de l’arrêt Hamalainen (Committee of) c Sippola, (1991) 62 BCLR (2d) 254 :

[TRADUCTION] Le fait qu’un accident laisse raisonnablement présager un litige et le fait que cette éventualité soit l’une des raisons prédominantes de l’établissement des rapports ne sont plus suffisants. À moins que cette raison ne constitue l’objet principal de la création du document considéré, celui‑ci n’est pas protégé.

 

 

[145]       Dans l’arrêt Hamalainen, la Cour a conclu à l’insuffisance des affidavits invoqués pour établir le privilège, au motif qu’ils se fondaient sur [TRADUCTION] « une grave erreur de droit, à savoir la supposition que, comme l’introduction d’un litige semblait probable, on devait nécessairement avoir établi les rapports en question principalement dans le but de se préparer à ce litige et de le plaider ».

 

[146]       L’argument maître des demandeurs concernant ce type de privilège est que l’« objet principal » de ceux qui ont constitué Me Henderson, considéré objectivement et en toute connaissance et appréciation du fait que le Canada agissait dans les années 1980 à partir du principe qu’il avait des obligations envers les bandes intéressées, n’était pas la conduite d’un litige envisagé. L’objet principal était de remplir les exigences d’un processus de coopération avec les Premières Nations dans le but de les aider à se faire indemniser des pertes subies après que le Canada ait consenti à la prise de terres de réserve, ainsi qu’à la construction et à l’exploitation des installations du projet hydroélectrique, même si, comme le ministre des Affaires indiennes l’avait confirmé, des éléments de preuve paraissaient mettre le Canada en cause.

 

[147]       Mis à part la non-production par le Canada d’éléments de preuve relatifs à l’« objet principal », ajoutent les demandeurs, un grand nombre des documents à l’égard desquels il revendique le privilège relatif au litige révèlent à première vue que l’objet principal de leur création n’était pas leur utilisation dans un litige, mais plutôt d’aider les Premières Nations à régler leurs griefs et de faire progresser les négociations en cours.

 

[148]       La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique pose en principe à la page 8 de l’arrêt Hamalainen, sur lequel les demandeurs ont beaucoup misé, que [TRADUCTION] « le point de savoir à quel moment l’objet principal devient de faire avancer le litige doit être décidé en fonction des faits de l’espèce ».

 

[149]       Le protonotaire auteur de la décision contestée en appel dans Hamalainen y avait examiné [TRADUCTION] « des affidavits produits par la partie invoquant le privilège qui se révélaient défectueux à plusieurs égards » (page 9) :

[TRADUCTION]

Comme on l’a vu plus haut, ces affidavits n’établissaient aucune distinction entre les documents pris isolément sous le rapport de l’objet de leur création. Le juge Esson a fait remarquer dans les termes suivants le risque inhérent à cette façon de faire à la page 319 de l’arrêt Shaughnessy Golf :

 

La demanderesse invoquait le privilège pour un grand nombre de documents. Or elle devait prouver le bien-fondé de sa revendication à l’égard de chacun d’eux. En faisant valoir pour l’ensemble des documents les motifs justifiant la protection de la plupart d’entre eux, elle a obscurci le débat et s’est exposée au risque que, du fait qu’elle n’avait pas établi dans sa preuve les distinctions qu’elle aurait pu établir, la Cour s’est vue obligée de conclure qu’elle n’avait prouvé l’application du privilège à aucun desdits documents.

 

En outre, le contenu principal des affidavits est l’affirmation, répétée par chacun des déposants, de la conviction que l’introduction d’un litige était inévitable dans la présente espèce, conviction dont on déduisait apparemment que ce litige formait l’objet principal de la création de tous les documents. Or, comme je l’ai déjà dit, cette conception de la charge de preuve pesant sur le déposant relativement à cette question constitue une interprétation erronée du droit.

 

[150]       Cependant, malgré le caractère défectueux des affidavits produits dans l’affaire Hamalainen, le protonotaire restait tenu de déterminer, eu égard aux faits de l’espèce, l’objet principal des documents en question. La CAC‑B a avalisé la démarche qu’il avait suivie :

[TRADUCTION] À mon sens, cette décision ne signifie rien de plus que la conclusion que, en l’espèce et sur la base des éléments de preuve dont il disposait, il estimait évident que l’objet principal de la création des rapports d’enquête (des experts en sinistres) et des dépositions de témoins après la date où la responsabilité avait été formellement niée était probablement leur utilisation dans le litige qui était raisonnablement prévu depuis l’accident du 30 novembre; et que, quant aux documents établis avant cette date, le défendeur ne s’était pas acquitté de la charge qui pesait sur lui de prouver que tel en était l’objet principal. Je ne pense pas que le protonotaire se soit trompé en abordant le problème comme il l’a fait; en fait, je pense qu’il a eu raison.

 

[151]       Je me trouve aux prises avec des difficultés semblables dans la présente espèce. Étant donné la longue histoire du différend qui nous occupe, on ne peut guère s’étonner que le Canada n’ait pas produit d’affidavit pour chacun des documents en litige. Mais cette omission ne me paraît pas fatale, et je dois rendre une décision en me fondant sur la preuve dont je dispose. Voici ce que cette preuve me paraît établir :

a.                   Les demandeurs avaient bien fait comprendre au Canada qu’ils le considéraient comme légalement responsable, et tenu de les indemniser, des pertes subies par suite du projet hydroélectrique, et/ou qu’il serait mis en cause par le Manitoba.

b.                  Les demandeurs étaient en mesure de savoir qu’ils avaient une cause d’action éventuelle contre le Canada pendant toute la période considérée – comme il ressort à l’évidence de l’avis de Me Wilson et d’autres documents – et ils l’ont informé de ce fait.

c.                   Selon l’affidavit de M. Bloodworth, lui-même et d’autres fonctionnaires du MAINC avaient de 1979 à 1992

[TRADUCTION] le sentiment que les Premières Nations pouvaient à tout moment engager une procédure judiciaire contre le Canada. Celui‑ci a créé un grand nombre des documents énumérés dans son annexe II en ayant cette éventualité à l’esprit et, dans certains cas, afin d’essayer d’éviter l’introduction du litige envisagé.

 

d.                  M. Bloodworth a développé la question de l’objet principal en contre-interrogatoire. Il avait examiné un grand nombre de documents un à un et les avait cochés pour montrer que [TRADUCTION] « selon [son] analyse de ces documents et des circonstances de leur rédaction, ceux qui les avaient établis avaient connaissance des faits, étaient conscients de la possibilité qu’un litige oppose le Canada et les Premières Nations ». Il s’agissait de documents de la période précontentieuse. Pour ce qui concerne ceux qui datent d’après l’engagement des procédures judiciaires, M. Bloodworth avait utilisé ce qu’il savait [TRADUCTION] « des connaissances de la personne ayant autorisé la création du document, ainsi que des connaissances, de l’expérience et des titres de la personne à qui il s’adressait et/ou qui devait l’envoyer », pour établir lesquels de ces documents étaient protégés par le privilège relatif au litige. Il faut aussi prendre en compte l’affirmation suivante formulée par M. Bloodworth dans son affidavit : [TRADUCTION] « Étant donné les postes que j’ai occupés dans l’administration fédérale, je connaissais bien et connais bien les divers types de privilèges qui peuvent s’appliquer aux documents de cette administration. » Cette affirmation n’a pas été contestée.

e.                   Chose importante dans la présente requête, il y a aussi les documents mêmes qui ont été produits devant la Cour et dont, à mon avis, l’objet principal est tout à fait évident à première vue, sans compter que le caractère manifestement privilégié et confidentiel de leur contenu confirme cet objet.

 

[152]       En fin de compte, le point de savoir quel est l’objet principal du document [TRADUCTION] « doit être décidé en fonction des faits de l’espèce », comme la CAC‑B l’a noté dans l’arrêt Hamalainen, précité. Étant donné les faits de la présente espèce, et en particulier les éléments de preuve récapitulés ci‑dessus, j’estime devoir conclure de mon examen de novo de cette question que l’introduction d’un litige était raisonnablement envisagée au moment de la création de chacun des documents en cause, et que l’objet principal de la création de chacun était probablement de demander un avis juridique ou de contribuer à la conduite dudit litige.

 

[153]       Par conséquent, le Canada me paraît avoir établi que les documents et parties de documents considérés sont protégés par le privilège relatif au litige. Je ne vois donc aucune raison de remettre en question les conclusions du protonotaire sur les documents à l’égard desquels le Canada a invoqué ce privilège.

 

Le privilège de règlement

 

[154]       Ainsi qu’il est posé explicitement dans Bauer Nike Hockey Inc. c Tour Hockey, 2003 CFPI 451 (CF 1re inst.), la partie qui invoque le privilège de règlement (ou privilège de transaction) doit établir que les trois conditions suivantes sont remplies :

a.                   Un litige était en cours ou envisagé.

b.                  L’intention expresse ou tacite des parties à la communication était qu’elle ne soit pas révélée au tribunal judiciaire en cas d’échec des négociations.

c.                   La communication avait pour objet le règlement amiable du différend.

 

[155]       Ici encore, comme dans le cas du privilège relatif au litige, le Canada doit établir à propos de chaque document que son objet était manifestement celui dont dépend la protection, soit en l’occurrence le règlement amiable du différend.

 

[156]       Les demandeurs font remarquer que la revendication du privilège de règlement présente en l’espèce un autre aspect : ce qu’ils réclament, en supposant que la Cour reconnaisse le bien-fondé de cette revendication, ce sont des copies de documents de règlement que, du fait même de ladite revendication, le Canada affirme leur avoir volontairement communiqués dans le passé, mais qu’ils n’ont pas reçus ou n’ont plus en leur possession.

 

[157]       Le but du privilège de règlement, rappellent les demandeurs, n’est pas d’empêcher la partie adverse d’obtenir le document en question, mais d’empêcher que le juge des faits ne soit influencé par des concessions ou des aveux que pourrait avoir fait la partie qui a pris l’initiative des discussions. Il se peut que les documents ou propositions de transaction en question contiennent des aveux du Canada qui ne seraient pas admissibles à l’instruction du fond, ajoutent les demandeurs, mais cela n’interdit pas de les mettre à leur disposition à l’étape de la communication préalable.  

 

[158]       Les demandeurs affirment vouloir seulement des copies de documents de règlement qui leur ont déjà été communiqués, mais dont ils ne disposent plus. Cependant, ils ne précisent pas dans le présent appel quel usage ils prévoient d’en faire. Par exemple, ils ne disent pas qu’ils s’abstiendront ni ne s’engagent à s’abstenir de produire de tels documents devant le juge des faits, pas plus qu’ils ne conviennent avec le Canada que ces écrits sont protégés par le privilège de règlement. Il aurait été très simple pour eux, me semble‑t‑il, de bien spécifier que tout ce qu’ils voulaient était une copie de tel ou tel document de règlement et qu’ils ne contesteraient pas son caractère privilégié. Il est donc évident qu’ils veulent en fait une copie d’un document de règlement dont ils entendent contester le caractère privilégié et qu’ils prévoient de produire devant le juge des faits dans le cadre de la requête en transaction ou de l’instruction du fond. Dans le cas contraire, il n’y aurait pas de problème.

 

[159]       Je ne dois pas oublier ici que j’examine un appel contre la décision rendue par le protonotaire Lafrenière sur une requête où était en litige le caractère privilégié de documents, notamment des trois qu’il a déclarés protégés par le privilège de règlement.

 

[160]       Les demandeurs font valoir qu’ils ne devraient pas être punis des défauts de leur système d’archivage. Mais là n’est pas la question. S’ils voulaient seulement des copies de documents pour combler les lacunes de leurs dossiers, rien ne les empêcherait de reconnaître le caractère privilégié de ces documents.

 

[161]       Les demandeurs formulent comme suit leur véritable argument : [TRADUCTION] « Il se peut que les documents ou propositions de transaction en question contiennent des aveux du Canada qui ne seraient pas admissibles à l’instruction du fond, mais cela n’interdit pas de les mettre à la disposition des demandeurs à l’étape de la communication préalable. » Ils invoquent l’arrêt Middelkamp c Fraser Valley Real Estate Board (1992), 96 DLR (4th) 227 (CAC‑B), à l’appui de cette thèse. Mais il me semble que l’arrêt Middelkamp étaye plutôt la position du Canada en affirmant au paragraphe 19 que [TRADUCTION] « ce privilège protège les documents établis et les échanges faits à cette fin [c’est‑à‑dire le règlement des différends] contre la communication à d’autres parties aux négociations aussi bien qu’à des personnes étrangères à celles‑ci, et s’applique aussi à l’admissibilité, qu’on soit parvenu ou non à un règlement » [non souligné dans l’original]. Le juge Locke ajoutait au paragraphe 84 que, à son avis, [TRADUCTION] « le principe directeur à suivre, et celui qui semble le plus avantageux pour le plus grand nombre de contestants, est de protéger ces documents contre l’obligation de production » [non souligné dans l’original].

  

[162]       Or c’est bien de production qu’il s’agit dans la présente espèce.

 

[163]       Ayant appliqué les critères de la décision Bauer, précitée, aux documents considérés dans la présente requête, je conclus que le Canada a établi le bien-fondé de sa revendication du privilège de règlement à leur égard, et je ne vois aucune raison de remettre en question la décision du protonotaire sur ces documents.

 

LA RENONCIATION

            La renonciation expresse

 

[164]       Les demandeurs font valoir à l’appui de leur thèse de la renonciation expresse que la preuve a ajouté les facteurs suivants aux aveux faits par les témoins du Canada, facteurs où ils voient autant d’arguments en leur faveur :

a.                   Le Canada a inscrit comme non privilégiés un grand nombre de documents dans trois premiers affidavits de documents distincts produits de 1998 à 2002.

b.                  Après avoir inscrit ces documents, le Canada les a communiqués aux demandeurs à de nombreuses reprises sur plus d’une décennie.

c.                   Le Canada ne leur a communiqué ces documents qu’après que ses avocats les aient minutieusement examinés dans le but exprès d’établir s’il y avait lieu d’invoquer le privilège à leur égard.

d.                  Le Canada a poursuivi sa communication volontaire avec la production de ses listes supplémentaires de documents en 2004.

e.                   Encore un autre document supposé « privilégié » a été communiqué en exécution d’engagements pris dans le cadre d’un interrogatoire préalable mené en 2005 dans l’affaire Opaskwayak.

f.                   Au moins trois avocats (y compris l’avocat plaidant actuel) et trois chargés de dossiers ont participé à la production de tous ces documents.

g.                  Le Canada n’a pas demandé avant 2009 qu’on lui rende l’un quelconque des documents à l’égard desquels il invoque aujourd’hui le privilège.

 

[165]       Selon le principe formulé dans Metcalfe et Reese, et selon le droit des mandats, font valoir les demandeurs, les avocats et les chargés de dossiers, agissant dans le cadre normal de leurs fonctions, sont des mandataires investis du pouvoir (réel, apparent, tacite, nécessaire ou manifeste) de renoncer au privilège.

 

[166]       Me Craig Anderson était l’avocat principal du Canada dans les dossiers du projet hydroélectrique de 1982 à 2003. Il était chargé d’établir les avis juridiques relatifs au SFC ou d’en diriger l’établissement, et il a rencontré à plusieurs reprises les avocats de la partie adverse pour discuter de ces avis juridiques et participer à la coordination des stratégies du Canada et des Premières Nations.

 

[167]       C’est Me Henderson qui a signé le certificat de l’avocat relatif au premier affidavit de documents produit par le Canada dans chacune des trois instances considérées. Selon les demandeurs, Me Henderson avait conclu que le privilège ne serait pas invoqué à l’égard de nombreux documents que le Canada affirme maintenant avoir eu l’intention de protéger.

 

[168]       Les demandeurs font observer que le Canada n’a produit absolument aucune déclaration de Me Henderson ni n’a donné à entendre qu’il se trouvait dans l’impossibilité de témoigner. Le Canada, ajoutent-ils, n’a produit non plus aucune déclaration de qui que ce soit ayant une connaissance directe des faits, comme quoi la décision de Me Henderson, ou d’autres avocats ou chargés de dossiers, de communiquer les documents en question aurait excédé leurs pouvoirs, aurait été prise par erreur ou s’expliquerait par une quelconque [TRADUCTION] « inadvertance ».

[169]       Les seuls éléments de preuve produits par le Canada sur la question du caractère délibéré ou non de la communication, font remarquer les demandeurs, proviennent de M. Bertrand, qui ne s’occupe de ces dossiers que depuis 2008. Or ce dernier a simplement déclaré qu’il ne pouvait dire avec certitude pourquoi on avait communiqué de si nombreux documents à l’égard desquels le Canada invoque maintenant le privilège.

 

[170]       Étant donné ces faits et en l’absence de preuve du contraire, soutiennent les demandeurs, force est de conclure que Me Henderson a pris en considération comme il le devait tous les facteurs pertinents, et a pris consciemment et en toute connaissance de cause la décision de communiquer les documents à l’égard desquels le Canada revendique aujourd’hui le privilège.

 

[171]       Les facteurs suivants me paraissent importants à prendre en compte dans l’examen de la preuve relative à la renonciation expresse :

a.                   M. Bertrand a consulté les archives du ministère et s’est entretenu avec les anciens chargés de dossiers.

b.                  M. Bertrand n’a pu établir comment les documents à l’égard desquels le Canada invoque maintenant le privilège se sont trouvés inscrits à l’annexe I, mais il est raisonnable de conclure comme il l’a fait que c’est par erreur, étant donné que son examen n’a rien révélé qui laisserait supposer la décision délibérée ou volontaire de faire une concession qui aurait été tout à fait inhabituelle, c’est‑à‑dire de renoncer au privilège.

c.                   Les déclarations de M. Bertrand attestent le caractère sérieux de la renonciation au privilège et le fait qu’elle était subordonnée à une procédure administrative précise. Or son examen des dossiers n’a rien révélé qui tendrait à établir qu’on ait jamais demandé l’approbation, ou pris la décision, nécessaire aux fins de cette renonciation.

d.                  Concernant le droit du mandat et les pouvoirs apparents, aucun élément ne tend à prouver que quiconque – avocat, chargé de dossiers ou autre – ait convenu de renoncer au privilège ou que les documents en question aient été communiqués autrement que par inadvertance.

 

[172]       Ayant analysé cette question de novo et effectué mon propre examen de la preuve y afférente, j’arrive à des conclusions semblables à celles du protonotaire, quoique, à mon sens, tous les documents considérés, qu’ils aient été fournis aux demandeurs en communication préalable ou se trouvent d’autre manière en leur possession, ont été mis à leur disposition par inadvertance dans un contexte où le Canada n’avait pas l’intention de renoncer au privilège. Je ne vois aucun élément qui tendrait à prouver, par exemple, que les demandeurs aient obtenu des documents privilégiés par une quelconque voie clandestine ou subreptice.

 

[173]       Comme le protonotaire l’a fait observer, la production accidentelle de documents n’équivaut pas en soi à une renonciation au privilège, et il faut trancher la question au cas par cas par un examen qui exige entre autres la mise en balance des intérêts concurrents des parties.

 

[174]       Je souscris à la liste dressée par le protonotaire des facteurs concurrents à prendre en considération dans l’examen d’une question telle que celle qui nous occupe :

[TRADUCTION]

a.                   la manière dont les documents en question ont été communiqués;

 

b.                  le point de savoir si l’on a essayé sans délai de récupérer les documents après s’être rendu compte qu’ils avaient été communiqués;

 

c.                   le moment où l’on s’est rendu compte que les documents avaient été communiqués;

 

d.                  le moment où l’on a demandé au destinataire de rendre les documents;

 

e.                   le nombre et la nature des tiers qui ont eu connaissance des documents;

 

f.                   le point de savoir si le maintien du privilège serait injuste, ou perçu comme injuste, pour la partie adverse;

 

g.                  l’effet sur l’équité, aussi bien réelle que perçue, du processus judiciaire.

Voir Airst c. Airst (1998) 37 OR (3d) 654, pages 659 et 660; et United States of America c. Levy 920010 103 ACWS (3d) 931, paragraphe 14.

 

[175]       Je conviens également avec le protonotaire et accepte comme prémisse de mon examen de novo que, dans la présente espèce, les documents ont été communiqués dans le contexte d’un litige au déroulement lent où la communication préalable a eu lieu des années après l’introduction des instances et le dépôt des premiers affidavits de documents. La réaction du Canada, une fois qu’il s’est rendu compte de la communication accidentelle, ne donne pas à penser qu’il ait renoncé au privilège. Comme le protonotaire le fait observer, il est vrai qu’un temps plutôt long sépare la communication de la découverte de l’erreur, mais cela s’explique par la quantité des documents en question, ainsi que par la longueur et la lenteur du litige.

 

[176]       Le protonotaire considérait la question de l’injustice comme particulièrement importante dans le contexte des faits de l’espèce, et je dois dire que je partage son point de vue à cet égard :

[TRADUCTION]

 

87     Les deux derniers facteurs énumérés ci‑dessus revêtent une importance majeure : tous deux concernent l’équité. L’existence d’un préjudice est un facteur de grand poids. Dans la présente espèce, le Canada subit la plus grande part du préjudice, qui est faible pour les demandeurs. Ce fait ressort de la nature des communications considérées. Le cas où le préjudice est le plus facile à établir est celui où le privilège en question est celui du secret professionnel de l’avocat, comme en témoigne l’abondante jurisprudence qui atteste l’importance de ce privilège et la difficulté d’y faire constater la renonciation par inadvertance. Le droit penche manifestement en faveur du maintien du privilège du secret professionnel de l’avocat à l’égard des documents communiqués par erreur. Voir par exemple Chapelstone Developments c. Canada, précité, paragraphe 51; Royal Bank of Canada c. Lee and Fishman (1992), 127 AR 236 (CA), page 240; Lavallee, Rackel and Heintz c. Canada (Attorney General) [2000] A.J. No. 159, paragraphe 36 (CA) (QL), conf. par [2002] 3 R.C.S. 209; Stevens c. Canada, précité, paragraphe 50 (CAF) (QL); et Metcalfe, précité, paragraphe 14.

 

88     La jurisprudence établit également une distinction entre la renonciation au privilège du secret professionnel de l’avocat et la renonciation à d’autres privilèges de non-communication. Dans Bennett Mechanical Installations Ltd c. Toronto (Metropolitan) [2001] OTC 345, [2001] O.J. No. 1777 (QL), qui concernait la revendication du privilège relatif au litige, la Cour a déclaré inapplicable à l’espèce la décision Tilley c. Hails (1993) 12 OR (3d) 306, [1993] O.J. No. 333, qui avait conclu à l’absence de renonciation au privilège du secret professionnel de l’avocat :

 

[...] Il est important de noter que dans Tilley c. Hails, le document en question était adressé par le client à son avocat aux fins de demander un avis juridique et qu’il était donc protégé par le privilège du secret professionnel de l’avocat, lequel, comme le rappelle le juge Chapnik, est historiquement considéré comme fondamental pour l’administration de la justice. Par contre, comme le fait observer le juge Carthy à la page 331 de l’arrêt Chrusz, précité, le privilège relatif au litige « n’a rien d’"intangible"; il ne trouve pas sa source, comme le privilège du secret professionnel de l’avocat, dans la nécessité de préserver le caractère confidentiel de la communication dans une relation ».

 

Paragraphe 26.

 

89     Abstraction faite de ce qu’elle avait constaté le caractère non confidentiel du document en question, la Cour aurait de toute façon conclu à la renonciation au privilège, ayant fait porter son attention sur la pertinence de ce document et le temps pendant lequel il avait été à disposition. Les décisions où le privilège du secret professionnel de l’avocat est en jeu, quant à elles, ramènent l’attention sur la nécessité primordiale de protéger la relation entre l’avocat et son client. Par conséquent, les tribunaux ont tendance à maintenir ce privilège en l’absence d’une intention manifeste de renonciation :

 

21 Le privilège afférent aux communications entre avocat et client est historiquement considéré comme fondamental pour la bonne administration de la justice. Je ne vois chez le demandeur aucune intention manifeste ou consciente de renoncer à ce privilège ni de consentir à la communication du document.

 

22 Dans les cas où des documents privilégiés ont été communiqués sans le consentement du client, la cour interviendra pour ordonner à la partie destinataire d’en rendre tous les exemplaires et pour empêcher l’usage de l’information qui y est contenue ou y trouve sa source [...]

 

Tilley c. Hails, précitée.

 

90     Ainsi que le font bien comprendre la citation précédente et le passage qui suit de Metcalfe, précité, le client doit autoriser la renonciation :

 

13 Le privilège découlant de la relation entre l’avocat et son client appartient à celui‑ci, et non à l’avocat [...] Par conséquent, seul le client, son mandataire ou son successeur peut renoncer au privilège du secret professionnel de l’avocat [...] La jurisprudence pose qu’il ne peut y avoir renonciation au privilège que si son détenteur en connaît l’existence et manifeste l’intention indubitable d’y renoncer [...]

 

14 Par conséquent, dans le cas où un document protégé par le privilège du secret professionnel de l’avocat a été communiqué par inadvertance et où l’absence d’intention de renoncer à ce privilège est évidente, la jurisprudence maintient en général celui‑ci à l’égard du document même [...]

 

Metcalfe, précité.

 

91     Dans la présente espèce, les demandeurs n’ont démontré l’existence d’aucune intention expresse de la part du Canada – plus précisément du MAINC, qui est en l’occurrence le client – de renoncer en général ou de quelque manière que ce soit au privilège à l’égard des documents. Les témoins du Canada ont fermement maintenu que les politiques gouvernementales interdisaient aux avocats du ministre de la Justice, et à plus forte raison aux chargés de dossiers non avocats, de renoncer au privilège afférent à un document. S’ils l’ont fait, c’est sans l’autorisation du client. En outre, aucun élément ne prouve que quiconque ait consciemment convenu de renoncer au privilège.

 

[177]       Après avoir examiné la preuve dont je dispose et analysé moi-même la situation de novo, j’arrive pour l’essentiel aux mêmes conclusions que le protonotaire sur la question de la renonciation délibérée : il n’y a pas eu de renonciation de cette nature dans la présente espèce.

 

La renonciation tacite

 

[178]       Les demandeurs soutiennent aussi que, en cas de communication d’un document par ailleurs protégé, tout privilège applicable à d’autres documents portant sur le même sujet est réputé avoir fait l’objet d’une renonciation. La partie qui a renoncé au privilège ne peut limiter arbitrairement la portée de sa renonciation. Si celle‑ci s’applique à une partie d’un document déterminé, toutes les communications concernant le sujet de cette partie qui sont repérées dans le même document perdent leur privilège.

 

[179]       La Cour fédérale a exposé sous la plume du juge Dubé, aux paragraphes 10 et 11 de Begetikong Anishnabe c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1997] ACF no 1434, les cas où la communication partielle d’un document privilégié exige la communication complète d’autres documents à l’égard desquels on veut maintenir le privilège :

Dans la décision Evans, mon collègue le juge Rothstein a jugé que les facteurs suivants entraient en ligne de compte lorsqu’il s’agissait d’examiner si la divulgation d’une partie devait entraîner la divulgation du tout :

 

1. Il y a eu divulgation considérable de consultations.

 

2. Il appert que l’intimé a divulgué des fractions de consultations juridiques, qu’il considère comme inoffensives ou même favorables à sa cause, et a gardé confidentiels d’autres renseignements qu’il considère manifestement comme dommageables.

 

3. Certains renseignements pour lesquels le secret est revendiqué au titre des communications entre avocat et client ne sont que des rappels des règles de droit en vigueur.

 

4. Dans un cas, deux recommandations sont faites, mais une seule est divulguée.

 

5. Certains renseignements occultés pour cause de secret des communications entre avocat et client sont divulgués autre part.

 

Le juge Rothstein fait observer que ces facteurs sont signes de contradiction. Et de conclure en page 7 :

 

La contradiction résultant de la divulgation de certaines communications entre avocat et client et du maintien du secret d’autres consultations qui ont elles aussi un rapport avec les questions soulevées par la requérante, ne laisse pas d’être troublante. Dans les circonstances de la cause, pour garantir que la Cour et la requérante ne soient pas induites en erreur et au nom de la cohérence, l’intimé doit être considéré comme ayant renoncé à tous ses droits en matière de secret des communications entre avocat et client.

 

[180]       Selon les demandeurs, les facteurs que le juge Rothstein, qui siégeait alors à la Cour fédérale, a définis comme d’importance cruciale dans la décision Evans se retrouvent dans la présente espèce, eu égard aux faits de celle‑ci.

 

[181]       Les demandeurs rappellent que la règle de la renonciation tacite s’applique non seulement aux documents qui sont communiqués, mais aussi à l’information privilégiée qui est révélée. Par conséquent, lorsqu’il y a eu communication ailleurs dans le dossier (par opposition à un autre endroit d’un document, expurgé ou non) d’information étroitement liée à celle que contient le document ou la partie de document à l’égard de quoi le privilège est invoqué, ce serait faire preuve d’injustice et manquer de cohérence que de maintenir le privilège relativement à ce document, n’autorisant ainsi qu’une explication partielle de la véritable situation.

 

[182]       Dans la présente espèce, avancent les demandeurs, de nombreux éléments de preuve attestent que le Canada a communiqué des avis juridiques concernant sa responsabilité. En toute justice, on ne devrait pas lui permettre de révéler seulement certaines parties de ces avis et maintenir le privilège à l’égard de leurs autres parties.

 

[183]       Il importe aussi que je prenne en compte dans mon propre examen de novo les critiques formulées par les demandeurs à l’encontre de la manière dont le protonotaire a abordé cette question.

 

[184]       Les demandeurs précisent qu’ils invoquent dans la présente requête trois types distincts de renonciation tacite (ou susceptible de constatation judiciaire) :

a.                   la renonciation tacite à l’égard des parties retranchées de documents expurgés qui sont si étroitement liées aux passages maintenus de ces documents que l’équité en commande la communication;

b.                  la renonciation tacite à l’égard de documents (ou parties de documents) complètement distincts qui sont si étroitement liés à d’autres documents volontairement communiqués que l’équité en commande la communication;

c.                   la renonciation tacite à l’égard de documents (ou parties de documents) complètement distincts qui sont si étroitement liés à des documents dont la Cour ordonnera la communication à l’issue de la présente requête que l’équité en commande aussi la communication.

 

[185]       En outre, chacun des types susénumérés de renonciation tacite pourrait s’appliquer à des documents se trouvant déjà en la possession des demandeurs qui entrent eux-mêmes dans l’une ou l’autre des catégories suivantes :

d.                  les documents (ou parties de documents) que le Canada a volontairement mis à la disposition des demandeurs dans le cadre de la communication préalable et à l’égard desquels il n’invoque pas ni n’a jamais invoqué le privilège;

e.                   les documents (ou parties de documents) que le Canada a présentés dans le cadre de la communication préalable comme non privilégiés, mais à l’égard desquels il revendique maintenant le privilège;

f.                   les documents (ou parties de documents) que le Canada n’a jamais portés à la connaissance des demandeurs dans le cadre de la communication préalable, mais qui sont entrés en leur possession par une autre voie que celle de l’enquête préalable, et pour lesquels il n’a jamais invoqué le privilège.

 

[186]       Les demandeurs soutiennent que le protonotaire a complètement omis de prendre en considération les éléments a) et c) ci‑dessus, n’ayant examiné que l’élément b), et ils me mettent en garde contre le risque de commettre la même erreur dans le présent appel.

 

[187]       De plus, suivant les demandeurs, le protonotaire a limité à tort aux classes de documents e) et f) son analyse de la renonciation tacite à des documents par ailleurs privilégiés, et il a négligé d’examiner le cas d).

 

[188]       Les demandeurs veulent dire que le protonotaire a limité à tort aux classes de documents suivantes son analyse de la renonciation tacite :

a.                   les documents dont il a conclu que le Canada les avait mis à leur disposition [TRADUCTION] « par inadvertance » dans le cadre de la communication préalable;

b.                  les documents entrés en leur possession hors du cadre de l’enquête préalable, qu’il considérait comme obtenus de manière illicite.

 

[189]       Une fois que le protonotaire eut conclu que le Canada n’avait communiqué volontairement aucune partie des documents en question, se plaignent les demandeurs, il a clos son examen relatif à ces documents. Je crois pour ma part que le protonotaire est allé beaucoup plus loin que cela, mais, aux fins de ma propre évaluation, je garde à l’esprit les préoccupations des demandeurs.

 

[190]       Mon propre examen de novo de la preuve, auquel j’ai donné la portée souhaitée par les demandeurs, me conduit aux mêmes conclusions que celles du protonotaire sur la question de la renonciation tacite. Je ne saurais faire mieux que de reproduire, et d’intégrer dans mes propres motifs et conclusions, les passages de sa décision qui exposent les facteurs importants en jeu dans la présente espèce :

[TRADUCTION]

 

94.       Cependant, les demandeurs ne peuvent invoquer le fait qu’ils soient en possession de documents privilégiés pour obliger la Cour à ordonner la communication d’autres documents privilégiés. Comme je l’ai expliqué plus haut, le Canada a établi que, parmi les documents privilégiés, certains étaient tombés inexplicablement entre les mains des demandeurs. Il ne serait ni juste ni approprié d’enjoindre au Canada de communiquer d’autres documents par suite des actes des demandeurs. De nombreux tribunaux ont confirmé cette conclusion logique :

 

14 Il est de droit constant que la personne qui a obtenu des renseignements confidentiels n’est pas autorisée à s’en servir comme d’un tremplin pour des activités nuisibles à la personne qui a communiqué ces renseignements; voir Slavutych c. Barker, [1976] 1 RCS 254, 55 DLR (3d) 224; et Schauenburg Industries Ltd. c. Borowski (1979), 25 OR (2d) 737, 101 DLR (3d) 701 (H.C.J.).

 

15 En outre, les avocats d’une partie à qui de tels documents ont été communiqués par inadvertance ou qui les a obtenus d’une manière répréhensible n’ont pas le droit d’en faire usage dans le litige; voir Guiness Peat Properties Ltd. c. Fitzroy Robinson Partnership, [1987] 2 All E.R. 716, [1987] 1 W.L.R. 1027 (C.A.); et Bernardo c. Deathe, [1991] OJ No. 862 (Div. gén.). L’obtention d’éléments confidentiels par des moyens subreptices ne peut être sanctionnée; voir Ontario (Attorney General) c. Gowling & Henderson (1984), 47 OR (2d) 449, 12 DLR (4th) 623 (H.C.J.).

 

Tilley c. Hails, précitée [non souligné dans l’original].

 

95.       Ce principe général vaut même pour les cas où le Canada a communiqué des documents privilégiés par inadvertance. Il comporte une exception de portée très restreinte, soit la « renonciation tacite », qui ne s’applique cependant pas aux faits de la présente espèce, pour les motifs dont l’exposé suit.

 

96.       Pour pouvoir conclure à la renonciation tacite, il faut constater une « action délibérée » de la part de la partie émettrice, de telle sorte que « l’équité et la cohérence » commandent la communication d’éléments additionnels. Cette condition est essentielle, étant donné qu’elle protège la raison d’être de la règle et l’équité envers les parties. Elle est conçue pour empêcher qu’on ne communique des éléments de preuve qui seraient utiles pour sa cause tout en refusant d’en communiquer d’autres à effet contraire. Cette règle vise essentiellement à prévenir le « picorage ». On peut également conclure à la renonciation tacite lorsqu’une partie produit des éléments tendant à prouver qu’elle s’est appuyée sur des conseils juridiques. La juge McLaughlin (qui siégeait alors à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique) a proposé une analyse utile de la question dans S & K Processors Ltd c. Campbell Ave Herring Producers Ltd, [1983] 4 WWR 762, [1983] BCJ No 1499 (QL) :

 

6 La renonciation au privilège est normalement établie lorsqu’on a prouvé que le détenteur de celui‑ci : 1) connaît l’existence dudit privilège et 2) signifie délibérément son intention d’y renoncer. Cependant, on peut aussi conclure à la renonciation en l’absence de l’intention de renoncer, dans les cas où l’équité et la cohérence l’exigent. Ainsi, la renonciation au privilège à l’égard d’une partie d’une communication sera considérée comme une renonciation applicable à l’ensemble de cette communication. De même, le plaideur qui invoque des conseils juridiques dans son action ou sa défense ne peut plus se prévaloir du privilège qui s’appliquerait sans cela à ces conseils. Voir Hunter c. Rogers, [1982] 2 WWR 189.

 

[...]

 

10 Comme l’explique un passage (pages 635 et 636) du volume 8 de Wigmore on Evidence, McNaughton Rev., 1961, passage sur lequel s’appuie le juge Meredith dans Hunter c. Rogers, précitée, toute renonciation suppose la présence de deux éléments : l’intention tacite, d’une part, et l’équité et la cohérence, d’autre part. Dans tous les cas où l’on a statué que l’équité exigeait la constatation d’une renonciation tacite, il y avait manifestation de l’intention délibérée de renoncer au privilège au moins dans une mesure limitée. Selon le droit, l’équité et la cohérence exigent alors que l’on conclue à une renonciation entière. Dans Hunter c. Rogers, précitée, le juge a déduit une intention de renonciation partielle de ce que le défendeur avait fait valoir s’être appuyé sur des conseils juridiques. Dans Harich c. Stamp (1979), 27 OR (2d) 395, une telle intention a été déduite du fait que l’accusé avait invoqué des conseils juridiques supposés insuffisants pour expliquer pourquoi il avait plaidé coupable au chef de conduite dangereuse. Dans les deux affaires, c’est le demandeur qui avait soulevé la question. Une fois celle‑ci soulevée, l’équité commandait que la cour ne lui permette pas d’utiliser le privilège pour empêcher la partie adverse de la mettre en discussion.

 

11 Pour ce qui concerne la production d’un rapport d’expert sous le régime de l’article 11 de l’Evidence Act, on peut soutenir que la production d’un tel rapport avant l’instruction et la perte de privilège qui s’ensuit à cette étape sont involontaires, au motif que la loi y oblige. Une telle communication, étant involontaire, ne peut valoir renonciation [...]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

97.       S’il est vrai que cette affaire concernait l’obligation légale de révéler l’existence de documents déterminés et de les produire, la jurisprudence postérieure contient des conclusions semblables à propos d’éléments communiqués par inadvertance. Par exemple, dans Metcalfe, précité, la Cour d’appel du Manitoba a conclu, se référant à S & K Processors, à l’absence de pertinence pour les requêtes considérées du fait qu’une partie eût allégué avoir cru que l’action était interrompue à un moment antérieur. Rien n’indiquait que cette partie eût eu l’intention de soulever une question qui aurait pour effet la renonciation implicite au privilège. La Cour d’appel a mis l’accent sur l’analyse de la renonciation que proposent les textes applicables, particulièrement en ce qui concerne les deux éléments de l’intention raisonnée et de l’obligation d’équité et de cohérence, pour conclure dans les termes suivants : « La communication sélective des lettres considérées n’a aucunement pour effet la production devant la Cour d’éléments susceptibles de l’induire en erreur » (paragraphe 41).

 

98.       La Cour d’appel fédérale a appliqué la même démarche dans l’arrêt Stevens c. Canada, précité, dont je reproduis ici le paragraphe 51 :

 

En ce qui concerne la communication de parties des documents, un point de vue semblable a été adopté en Colombie‑Britannique. Dans l’affaire Lowry c. Can. Mountain Holidays Ltd., le juge Finch a insisté sur le fait qu’il faut tenir compte de toutes les circonstances et que la conduite de la partie et la présence d’une intention de tromper le tribunal ou un autre plaideur sont d’une importance capitale. J’estime que cette démarche s’impose ici [...]

 

99.       Il est déjà établi que la renonciation considérée dans la présente espèce était involontaire. On n’a pas essayé de produire devant la Cour d’information propre à l’induire en erreur. En outre, le Canada n’invoque pas de présuppositions juridiques dans la présente action : il n’essaie pas de justifier ses actes par le fait qu’il se serait appuyé sur des avis juridiques. Pour autant que la pertinence d’avis juridiques soit ici mise en discussion, elle l’est par les demandeurs. Le critère de l’intention raisonnée aussi bien que celui de l’équité et de la cohérence mènent ici à la conclusion que le privilège n’a pas été perdu du fait d’une « renonciation tacite ».

 

[191]       Ma propre conclusion est que, eu égard aux faits de l’espèce, les demandeurs n’ont pas établi la renonciation tacite.

 

Les autres moyens des demandeurs

 

[192]       Les demandeurs ont invoqué un certain nombre de moyens au soutien de leur prétention que, même si le privilège était déclaré d’application dans la présente espèce, et même si la renonciation – expresse ou tacite – n’y était pas tenue pour prouvée, ledit privilège serait vicié à plusieurs motifs.

 

La préclusion

 

[193]       La preuve ne me paraît pas établir que le Canada ait fait des assertions ou pris des engagements qui étaieraient la thèse de la préclusion.

 

[194]       Les demandeurs font valoir que le Canada s’est engagé à de nombreuses occasions à leur communiquer les avis juridiques qu’il recevrait.

 

[195]       Selon mon examen du dossier, le Canada a fourni aux demandeurs une aide financière et stratégique, y compris sous forme d’information, à certains moments de leur différend avec le Manitoba et Manitoba Hydro. Cependant, pour les motifs exposés plus haut, je ne pense pas qu’il leur ait jamais affirmé que, s’agissant d’évaluer son propre risque de responsabilité à l’égard du projet hydroélectrique et de ses retombées, il leur communiquerait les documents et avis juridiques privilégiés qu’il établirait ou recevrait sur cette question.

[196]       À mon avis, les demandeurs n’ont pas prouvé que les conditions essentielles dont dépend la préclusion étaient remplies dans la présente espèce, et je ne vois aucune raison de m’écarter des conclusions du protonotaire sur ce point.

 

La fraude d’equity

 

[197]       Les demandeurs soutiennent que la fraude d’equity (ou fraude par interprétation) vicie le privilège dans la présente espèce.

 

[198]       Comme les demandeurs le rappellent, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Dickson, a défini en ces termes la fraude d’equity dans Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335 (CSC) :

[...] une conduite qui, compte tenu de la relation spéciale qui existe entre les parties concernées, est fort peu scrupuleuse de la part de l’une envers l’autre.

 

 

[199]       Le juge Dickson propose ensuite les explications suivantes au même paragraphe (115) :

Je partage l’avis du juge de première instance selon lequel la conduite de la direction des Affaires indiennes à l’égard de la bande équivaut à une fraude d’equity. Même si les fonctionnaires de la Direction n’ont pas agi de façon malhonnête ou blâmable en cachant à la bande les conditions du bail, j’estime néanmoins que leur conduite a été peu scrupuleuse, compte tenu du rapport fiduciaire qui existe entre la Direction et la bande.

 

 

[200]       On voit donc que ce n’est pas le caractère transgressif de la conduite considérée qui est pertinent ou déterminant, mais plutôt le manque plus ou moins accentué de scrupules dans le contexte de la relation unissant les parties.

 

[201]       Les demandeurs soutiennent que la conduite du Canada dans la présente espèce équivaut à une fraude d’equity. Cette conduite leur paraît dénoter, compte tenu de la relation spéciale qui l’unit aux Premières Nations, un manque de scrupules de sa part.

 

[202]       Mon examen de la preuve me mène à la conclusion qu’aucun élément de la présente espèce ne permet d’établir la fraude d’equity, de sorte que je ne vois aucune raison de m’écarter de la décision du protonotaire sur ce point.

 

[203]       J’ai déjà analysé les arguments fondés sur la « relation spéciale » et le « manque de scrupules ». La Cour ne pense pas que le Canada soit allé aussi loin dans ses promesses d’aide que les demandeurs le prétendent, ni qu’une obligation fiduciaire soit en jeu s’agissant de documents établis dans un contexte privilégié et portant sur le propre risque de responsabilité du Canada. La preuve établit aussi sans ambiguïté que le Canada ne s’est jamais reconnu de responsabilité légale. D’où la présente action. L’histoire des instances considérées montre que les demandeurs et le Canada ont passé des années à discuter le point de savoir si celui‑ci avait une responsabilité légale envers ceux‑là relativement au projet hydroélectrique et à ses effets. Les demandeurs ne sont pas satisfaits du résultat de ces discussions et voudraient maintenant faire admettre que le Canada n’a pas respecté les engagements pris il y a des années selon lesquels il ne serait pas nécessaire de recourir aux tribunaux. Cependant, la nature et la portée de tous engagements de cette nature qui auraient été pris sont vivement débattues par les parties. Il n’a été produit devant moi aucune preuve de fraude d’equity qui me permettrait, à la présente étape du litige, de conclure que le Canada ait fait preuve à l’endroit des demandeurs d’un manque de scrupules qui aurait pour effet de vicier les privilèges normalement applicables dans une action en justice.

 

La bonne administration de la justice

 

[204]       Les demandeurs avancent que, au bout du compte, si la Cour ne trouve aucun autre motif de lever le privilège, il reste de droit constant qu’on peut le faire lorsque l’exige la bonne administration de la justice. La Cour suprême du Canada formulait à ce propos l’observation suivante au paragraphe 44 de l’arrêt Blank c Canada 2006 CSC 39 :

Quoi qu’il en soit, le privilège relatif au litige ne saurait protéger contre la divulgation d’éléments de preuve démontrant un abus de procédure ou une conduite répréhensible similaire de la part de la partie qui le revendique. Il ne s’agit pas d’un puits sans fond duquel la preuve que l’on s’est mal conduit ne pourra jamais être extraite pour être exposée au grand jour.

 

 

[205]       De même, à la page 7 de l’arrêt Pax Management Ltd., et al. c CIBC (1987) 14 BCLR (2d) 257, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a posé en principe qu’il est permis de lever le privilège du secret professionnel de l’avocat à l’égard d’un document contenant des informations dont on peut raisonnablement prévoir qu’elles éclaireront la question de savoir si le client a commis ou non un acte frauduleux :

[TRADUCTION] La levée du privilège, dans ce cas, n’est pas fondée sur la renonciation – expresse ou tacite – du client, mais simplement sur le principe d’ordre public que les avantages qu’il y aurait à maintenir le privilège doivent céder le pas à ceux que comporte, lorsque la question de la fraude se pose véritablement, la révélation complète de tous les faits permettant de trancher cette question, y compris des faits exposés ou révélés dans les documents que le privilège du secret professionnel de l’avocat protège normalement contre la communication.

 

 

[206]       Les demandeurs font valoir que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de lever le privilège, lorsqu’elle conclut qu’une prétention de fraude est honnêtement mise en avant et suffisamment crédible, afin de pouvoir disposer de toutes les pièces pertinentes.

 

[207]       Ils soutiennent en conséquence qu’il serait juste et approprié d’obliger le Canada à communiquer les documents à l’égard desquels il pourrait sinon invoquer le privilège, afin que sa conduite soit mise au jour et ne soit pas cachée au juge des faits.

 

[208]       Vu le dossier dont je dispose, j’estime que les demandeurs n’ont pas établi qu’il conviendrait de lever le privilège [TRADUCTION] « dans l’intérêt de la justice », et je ne vois aucune raison de m’écarter des conclusions du protonotaire sur cette question. Les demandeurs n’ont pas prouvé qu’une fraude ou une conduite peu scrupuleuse de la part du Canada commanderait à son égard la levée des privilèges qui sont normalement applicables dans une action en justice et dont ils jouissent eux-mêmes également.

 

[209]       La Cour suprême du Canada a récemment déclaré, dans l’arrêt National Post, précité, que « [l]e privilège générique déroge nécessairement à la recherche judiciaire de la vérité et ne dépend pas des faits de l’espèce ». C’est là une conséquence également applicable aux demandeurs lorsqu’ils invoquent le privilège. L’argument essentiel que les demandeurs font valoir devant moi est qu’il s’est créé entre eux et le Canada, à propos du projet hydroélectrique, une relation « sui generis » en vertu de laquelle il est illégitime et peu scrupuleux de la part du Canada de contester la présente action. À mon sens, cependant, la preuve produite par les demandeurs devant le protonotaire, et devant moi dans le présent appel, n’établit pas le bien-fondé de leur point de vue sur ce que sont les obligations du Canada en l’espèce. Ils savent bien que ce dernier n’a jamais expressément endossé de responsabilité ni déclaré renoncer au privilège. C’est pourquoi ils ont dû produire une quantité démesurée de pièces et d’écritures pour essayer de convaincre la Cour que, malgré l’absence de preuves concernant ces questions centrales, elle devrait envisager et trouver d’autres manières de leur donner ce qu’ils veulent à la présente étape de la procédure. Or, à mon avis, il ne leur est pas permis d’invoquer ce qu’il leur reste à prouver sur ces points cruciaux pour obtenir la levée des privilèges dont bénéficient normalement les deux camps dans une action en justice. Les demandeurs ont dû postuler l’existence d’une situation « sui generis » parce qu’ils savent ne pouvoir faire entrer la présente espèce dans le cadre établi où le Canada pourrait être réputé avoir renoncé au privilège.

 

[210]       Je ne puis trouver dans le dossier dont je dispose aucun élément tendant à établir la préclusion, la fraude d’equity ou la mauvaise foi. Tous ces arguments ramènent à la question de savoir ce que le Canada a promis aux demandeurs en fait d’aide, et quels engagements il a pris touchant les communications, avis juridiques et autres informations privilégiées qui forment le contenu des documents en litige dans le présent appel. Comme je le disais plus haut, je me vois tout simplement incapable de conclure que le Canada a consenti à la non-application des privilèges habituels et qu’il s’est engagé à communiquer aux demandeurs des documents et renseignements normalement protégés alors que la question de sa propre responsabilité légale était en discussion.

 

[211]       Je ne statue pas ici sur le fond de l’action, pas plus que je ne dispose d’un dossier complet qui me permettrait d’établir ce que signifie [TRADUCTION] « l’intérêt de la justice » dans le contexte de la présente espèce. Tout ce que je puis faire est d’examiner le bien-fondé des plaintes des demandeurs en fonction du dossier produit devant moi dans le présent appel et de la jurisprudence relative au privilège.

 

CONCLUSION

                                           

[212]       Dans l’ensemble, je ne vois aucune raison de remettre en question l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par le protonotaire Lafrenière. À titre subsidiaire, j’ai aussi effectué dans le cadre du présent appel un examen de novo du dossier, qui m’a mené aux mêmes conclusions que lui, encore que ma démarche et mon raisonnement diffèrent des siens à certains égards.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

a.                   Par les motifs exposés, les appels formés dans les instances T‑3134‑91, T‑299‑92 et T‑300‑92 sont rejetés. Un exemplaire de la présente ordonnance motivée sera versé à chacun des dossiers de ces instances.

 

b.                  Les parties sont libres de s’adresser à la Cour concernant la question des dépens. Le cas échéant, elles devront le faire, du moins au départ, par voie d’écritures.

 

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑3134‑91

 

INTITULÉ :                                      ALPHEUS BRASS et al.

 

                                                            et

 

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                           

                                                            et

 

                                                            LE GOUVERNEMENT DU MANITOBA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Winnipeg (Manitoba)

 

DATES DE L’AUDIENCE :          Du 6 au 8 février 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 24 juillet 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mark Underhill                                                                       POUR LES DEMANDEURS

                                                                                                (T‑3134‑91)

 

Harley I. Schachter                                                                 POUR LES DEMANDEURS

                                                                                                (T‑299‑92 et T‑300‑92)

 

Cary Clark                                                                               POUR LA DÉFENDERESSE

Marlaine Anderson‑Lindsay

Jean Daniel Boulet

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Underhill Boies Parker                                                            POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Winnipeg (Manitoba)                                                                         

 

Duboff Edwards Haight & Schacter                                      POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

Myles J. Kirvan                                                                       POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

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