Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20120813

Dossier: T-904-11

Référence : 2012 CF 985

Ottawa (Ontario), le 13 août 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

MALEK ABDALLAH

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l’immigration en application du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C-29 (la « Loi »), de l’article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7 et de l’alinéa 300c) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, à l’encontre d’une décision rendue le 1er avril 2011 par un juge de la citoyenneté qui a approuvé la demande de citoyenneté canadienne du défendeur.

 

 

FAITS

[2]               Le défendeur est citoyen du Liban. Il est devenu résident permanent du Canada le 12 octobre 2005 et il a demandé la citoyenneté canadienne le 11 décembre 2008.

 

[3]               Le 10 décembre 2009, le défendeur a été convoqué à une entrevue par un agent de la citoyenneté au cours de laquelle des preuves de résidence lui ont été demandées (Liste de vérification des exigences relatives au dossier, Dossier du demandeur, p 80). Le 12 août 2010, une lettre a été envoyée au défendeur lui indiquant qu’il n’avait pas encore fourni ses preuves de résidence (Dossier du demandeur, p 90). Son dossier a par la suite été acheminé au juge de la citoyenneté.

 

[4]               Le défendeur a été convoqué à une entrevue par le juge de la citoyenneté le 23 février 2011 (Avis de convocation, Dossier du demandeur, p 81). Cette même journée, une demande de fournir des preuves supplémentaires a été acheminée au défendeur (Dossier du demandeur, p 79). Le 10 mars 2011, le défendeur remplit un questionnaire sur la résidence (Questionnaire sur la résidence, Dossier du demandeur, aux pp 10-13).

 

[5]               La demande de citoyenneté du défendeur a finalement été accueillie par le juge de la citoyenneté le 1er avril 2011. Le ministre fait maintenant appel de cette décision.

 

DÉCISION CONTESTÉE

[6]               Les motifs manuscrits de la décision contestée se lisent comme suit (Avis au ministre de la décision du juge de la citoyenneté, Dossier du demandeur, p. 9) :

J’ai donné jusqu’au 21 mars au demandeur pour remplir un questionnaire de résidence avec preuve GHD.

 

Le demandeur a rempli un nouveau Rq et fourni des preuves de sa résidence au Canada, sur la prépondérance des probabilités : avis de cotisation, relevé d’opération bancaire, pièces de dossier académique, passeport où sorties et retour ont été vérifiés. Il remplit les conditions de 5(1) de la Loi. J’approuve sa demande de citoyenneté.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[7]               Le ministre soulève deux questions dans son appel. La première concerne la suffisance des motifs de la décision du juge de la citoyenneté et la seconde concerne le caractère raisonnable de la décision du juge de la citoyenneté à l’effet que le défendeur remplissait les conditions de résidence prévues par l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Compte tenu de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] ACS no 62, la suffisance des motifs n’est plus un motif distinct de contrôle judiciaire et constitue plutôt un facteur à prendre en considération dans l’évaluation de la raisonnabilité d’une décision. 

 

NORME DE CONTRÔLE

[8]               Le demandeur soutient que la décision d’un juge de la citoyenneté doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable. La Cour est d’accord avec cette prétention. Selon la jurisprudence de notre Cour, il est bien établi que la question de savoir si une personne respecte ou non les obligations prévues à la Loi est une question mixte de fait et de droit assujettie à la norme de la décision raisonnable : voir, entre autres, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Al-Showaiter, 2012 FC 12 au para 13, [2012] ACF no 7; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Saad, 2011 CF 1508 au para 9, [2011] ACF no 1801; El-Khader c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 328 aux para 8-10, [2011] ACF no 426; Raad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 256 aux para 20-22, [2011] ACF no 306; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Baron, 2011 CF 480 au para 9, [2011] ACF no 735; Balta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 FC 1509 au para 5, [2011] FCJ No 1830; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Abou-Zahra, 2010 CF 1073 aux para 15-16, [2012] ACF no 1326; Pourzand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 395 au para 19, [2008] ACF no 485.

 

[9]               Par conséquent, cette Cour n’interviendra que dans la mesure où la solution retenue par le juge de la citoyenneté n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] ACS no 9.

 

ANALYSE

Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en concluant que le défendeur remplissait les conditions de résidence prévues par l’alinéa 5(1)c) de la Loi ?

[10]           Aux fins de déterminer le nombre d’années où le défendeur a effectivement résidé au Canada après l’obtention de son statut de résident permanent, le juge de la citoyenneté devait considérer la période du 12 octobre 2005 au 11 décembre 2008. Le défendeur allègue avoir passé soixante-deux (62) jours à l’extérieur du Canada (entre le 27 mai 2006 et le 26 juillet 2006) et 1095 jours au Canada (Dossier du demandeur, aux pp 5 et 12).

 

[11]           L’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté prévoit précisément qu’un résident permanent doit avoir résidé au Canada pendant 1095 jours au cours des quatre années précédant sa demande :

PARTIE I

 

LE DROIT À LA CITOYENNETÉ

 

Attribution de la citoyenneté

 

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

[…]

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

 

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

 

 

 

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

 

 

 

 

[…]

PART I

 

THE RIGHT TO CITIZENSHIP

 

Grant of Citizenship

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

 

 

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

 

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

 

[12]           Malgré cette exigence de nature essentiellement objective et numérique, la jurisprudence de cette Cour a reconnu trois (3) approches possibles auxquelles peut avoir recours le juge de la citoyenneté. S’appuyant sur le fait que la Loi ne définit pas la notion de « résidence », les juges de cette Cour ont accepté le choix de l’une ou l’autre de ces méthodes, telles que résumées dans l’arrêt Mizani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 698 aux para 10-13, [2007] ACF no 947 : a) la présence réelle et physique au Canada pendant un total de trois (3) ans, selon un décompte strict des jours requis (Pourghasemi (Re), [1993] ACF no 232 [Pourghasemi (Re)]; b) la résidence au Canada malgré une absence temporaire du pays, tout en gardant de solides attaches avec le Canada (Papadogiorgakis (Re), [1978] FCJ 31, [1978] 2 FC 208) ; c) la résidence définie comme l’endroit où l’on vit régulièrement, normalement ou habituellement ou l’endroit où l’on a centralisé son mode d’existence (Koo (Re), [1993] 1 CF 286 [Koo (Re)]). Cette Cour a reconnu que ces différentes approches étaient raisonnables et que le « juge de la citoyenneté peut adhérer à l’une ou l’autre des écoles contradictoires de la Cour » (Lam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 410 au para 14). 

 

[13]           Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Takla, 2009 CF 1120, 359 FTR 248, le juge Mainville – alors qu’il était juge de la Cour fédérale – a tenté d’uniformisé la jurisprudence en privilégiant une seule méthode d’analyse, soit celle qui avait été développée dans l’affaire Koo (Re), ci-dessus. Plus récemment, le juge Rennie a conclu dans l’arrêt Martinez-Caro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 640 au para 53, [2011] ACF no 881 que « l’interprétation faite dans Pourghasemi Re est celle qui est conforme au sens, à l’objet et à l’esprit véritables de l’alinéa 5(1)c) de la Loi ».

 

[14]           Nonobstant ces décisions, plusieurs juges de cette Cour sont convenus qu’en l’absence d’une intervention législative, les juges de la citoyenneté peuvent continuer d’adhérer à l’une des trois (3) approches traditionnellement reconnues (Saad, ci-dessus ; Baron, ci-dessus ; El-Khader, ci-dessus ; Ghaedi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 85, [2011] ACF no 94 ; Balta, ci-dessus). C’est la position qu’a semblé continuer à défendre le procureur du demandeur, et que cette Cour retiendra donc pour les fins du présent litige. En tout état de cause, et pour les motifs qui suivent, cette question est en bonne partie académique compte tenu de la preuve au dossier.

 

[15]           En l’espèce, le défendeur n’a apporté aucune preuve permettant d’établir sa présence réelle et physique au Canada pour une période de 1095 jours durant les quatre (4) ans précédant sa demande de citoyenneté. En effet, les éléments de preuve auxquels réfère le juge de la citoyenneté pour fonder sa décision sont incomplets et vagues. En effet, le juge de la citoyenneté a omis de mentionner les ambiguïtés et incongruités suivantes dans les documents présentés par le défendeur :

a.       Les « avis de cotisations » fournis par le défendeur sont en réalité des relevés pour le crédit de la TPS/TVH et un avis de détermination de crédit pour la TVQ. Au surplus, ils ont été envoyés à une adresse différente de celle indiquée dans la demande de citoyenneté du défendeur (Dossier du demandeur, pp 41-46). Ces documents font tout au plus état de revenus en 2005 et en 2007 et ne couvrent pas la période de 2006 et 2008 ; de plus, ils ne confirment aucune activité réelle au Canada.

b.      Les relevés de carte de crédit Mosaik Master Card ne permettent pas de démontrer la résidence réelle du défendeur au Canada puisqu’ils ne se rapportent qu’aux mois de mars à octobre 2006 seulement (Dossier du demandeur, pp 50-55). Il est d’ailleurs intéressant de noter que le défendeur a déclaré avoir été au Liban pendant deux mois au cours de cette période (Dossier du demandeur, p 12). Une fois de plus, ces relevés ont été envoyés à une adresse différente de celle qui figure dans la demande de citoyenneté du défendeur;

c.       Le juge de la citoyenneté a commis une erreur en tenant compte de la « pièce de dossier académique » du défendeur. Le défendeur affirme n’avoir jamais effectué des études à l’Université de Montréal, mais avoir été convoqué à un test de connaissance du français (Dossier du demandeur, pp. 13, 47-48) ;

d.      Le passeport du défendeur n’établit pas une présence physique au Canada. Il démontre plutôt que le défendeur a quitté le Liban le 12 octobre 2005, est arrivé au Liban le 27 mai 2006 et a quitté le Liban le 26 juillet 2006 (Dossier du demandeur, p 36). De plus, le passeport ne peut prouver la présence du défendeur au Canada entre le 24 octobre 2008 et le 11 décembre 2008 puisqu’il a expiré le 23 octobre 2008.

 

[16]           Compte tenu de cette preuve pour le moins déficiente, on se serait attendu à ce que le juge de la citoyenneté fournisse des motifs convaincants pour justifier sa décision. Or, non seulement fournit-il peu d’explications au soutien de sa conclusion, mais il n’indique même pas le test qu’il a retenu pour y parvenir. Il s’agit là d’une lacune importante, qui ne peut qu’ajouter au caractère déraisonnable de la décision rendue par le juge de la citoyenneté : voir, dans le même sens, Baron, ci-dessus au para 17 ; Saad, ci-dessus au para 21 ; Abou-Zahra, ci-dessus au para 20. À ce chapitre, je fais miens les propos tenus récemment par mon collègue le juge Near dans l’arrêt Al-Showaiter, au para 30 : 

30.  Given the ongoing discussion concerning citizenship cases, it would be of great assistance to the Court if citizenship judges state clearly in one or two sentences which test they are using and explain their reasons for arriving at a particular conclusion. The detail required in these reasons will vary given the test employed and the surrounding context. However, even where it can be inferred that the physical presence in Canada test (which generally, in my view, is the test most in line with the legislation) is being used, citizenship judges must state that this is the case. Citizenship judges should also proceed to explain in more or less detail depending on the facts of the case why they either accepted or rejected the evidence placed before them.

 

[17]           Qui plus est, il appert des notes rédigées par le juge de la citoyenneté lors de l’entrevue avec le défendeur le 23 février 2011 qu’il n’était pas satisfait de l’information que lui avait fournie ce dernier et qu’il voyait même des contradictions entre ses déclarations et son passeport quant à ses absences du pays. Or, le juge de la citoyenneté ne précise pas quelles preuves lui ont été subséquemment soumises et en quoi elles répondent à ses interrogations.

 

[18]      Pour ces motifs, la Cour est d’avis que la décision du juge de la citoyenneté ne possède pas les attributs de la raisonnabilité. Non seulement les motifs sur lesquels il s’appuie sont-ils peu intelligibles et dénués de fondement, mais au surplus la conclusion ne fait pas partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La demande de citoyenneté du défendeur est renvoyée à un nouveau juge de la citoyenneté pour qu’il rende une nouvelle décision qui tienne compte des présents motifs.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que

1.         L’appel du ministre est accueilli.

 

2.         La décision du juge de la citoyenneté Gilles H. Duguay rendue le 1er avril 2011 est annulée.

 

3.         L’affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-904-11

 

INTITULÉ :                                      MCI c Malek Abdallah

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 8 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 13 août 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marguarita Tzavelakos

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Hakima Ait Amer Meziane

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Étude légale de Me Meziane

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.