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Date : 20120815

Dossie : IMM-9647-11

Référence : 2012 CF 990

Ottawa (Ontario), le 15 août 2012

En présence de madame la juge Gagné 

 

ENTRE :

 

MARIE GISÈLE BADOBREY

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de l’Agence des services frontaliers du Canada [agence] présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [Loi] par Marie Gisèle Badobrey [demanderesse]. L’agence a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] de la demanderesse.

 

FAITS

[2]               La demanderesse est née en Côte d’Ivoire en 1987 et est arrivée au Canada en 1997 sous un statut diplomatique, son père étant un employé de l’ambassade de la Côte d’Ivoire au Canada. Elle a donc complété ses études au Canada.

 

[3]               Le 30 juin 2008, la demanderesse a été arrêtée pour entrave à la justice et voie de fait sur un agent de la paix. Suite à une vérification auprès de l’agence, on a découvert que la demanderesse n’avait plus de statut au Canada, son statut diplomatique ayant pris fin le 30 décembre 2005 lorsque le mandat de son père est venu à terme. Le 3 juillet 2008, la demanderesse a été remise en liberté sous conditions.

 

[4]               Le 22 juillet 2008, elle a formulé une demande d’asile et une interdiction de séjour a été délivrée le même jour contre elle. Le 28 septembre 2010, sa demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [tribunal], au motif qu’elle bénéficiait d’une possibilité de refuge interne [PRI] à Gagnoa, où réside sa grand-mère, et qu’elle ne faisait face à aucun risque personnalisé. En effet, la demanderesse disait craindre de retourner en Côte d’Ivoire en raison d’agressions sexuelles commises sur elle par son demi-frère avant 1997 et de 2002 à 2005, et de la situation d’insécurité suite aux élections contestées de 2009 en Côte d’Ivoire. Cette décision n’a jamais été attaquée.

 

[5]               En octobre 2010, la demanderesse a cessé de respecter les conditions de sa remise en liberté et un mandat d’arrestation a été émis contre elle le 17 décembre 2010. Elle a été arrêtée le 15 janvier 2011 et a été détenue par l’agence. La demanderesse a été remise en liberté le 26 janvier 2011. Sa demande d’ERAR a été émise le 4 février 2011 et ses représentations supplémentaires ont été reçues par l’agence le 18 février.

 

[6]               La demande d’ERAR de la demanderesse est fondée sur sa crainte d’abus sexuel de la part de son demi-frère si elle devait retourner en Côte d’Ivoire. Elle prétend aussi que son père pourrait être une cible pour le gouvernement et ajoute que n’ayant pas habité la Côte d’Ivoire depuis 14 ans, elle ignore où elle pourrait sinstaller (ses parents ne sont pas retournés en Côte d’Ivoire après le mandat diplomatique de son père au Canada).

 

[7]               Dans son mémoire, la demanderesse plaide qu’elle serait à risque si elle devait retourner en Côte d’Ivoire, étant une femme seule de « culture  canadienne » et ayant perdu son appartenance à son pays d’origine.

 

[8]               Le 19 août 2011, l’agence a rejeté sa demande d’ERAR, concluant que la demanderesse ne risque pas d’être torturée ou persécutée, de subir des traitements ou peines cruels et inusités, ni de voir sa vie menacée advenant un renvoi en Côte d’Ivoire. La demanderesse n’a eu connaissance de cette décision que le 7 décembre 2011 et a formulé la présente demande de contrôle judiciaire le 22 décembre 2011.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[9]               L’agence analyse la preuve documentaire fournie par la demanderesse, laquelle fait état de la violence entourant les élections qui ont eu lieu en 2009 en Côte d’Ivoire. Ces documents incluent des recommandations du gouvernement canadien aux voyageurs qui désirent se rendre en Côte d’Ivoire et un article sur les manifestations suite aux restrictions imposées par le gouvernement à l’égard de l’exportation de cacao.

 

[10]           L’agence considère chacun des documents déposés par la demanderesse et conclut que cette preuve n’établit pas que la demanderesse risque la persécution si elle devait retourner en Côte d’Ivoire, ni qu’elle encoure quelque risque personnalisé que ce soit, au sens des articles 96 et 97 de la Loi. L’agence conclut que la demanderesse ferait face aux mêmes risques auxquels doivent faire face les autres citoyens de la Côte d’Ivoire dans le contexte politique actuel de ce pays et qu’elle ne fait face qu’à une simple possibilité de risque : « la situation du pays ne présente pas de risque à une personne dont le profil est semblable à celui de la [demanderesse], et il existe peu de preuves qu’il existe un risque pour les personnes qui appuyaient l’ancien régime » (traduction des motifs de l’agence, page 6).

 

[11]           De plus, les allégations d’abus sexuel sont les mêmes qui ont été considérées par le tribunal dans le cadre de la demande d’asile de la demanderesse. N’ayant pas présenté de nouvelles preuves au soutien de ses allégations, la demanderesse dispose donc toujours d’une PRI à Gagnoa : la demanderesse n’a pas établi qu’elle serait à risque d’y être persécutée ou qu’il serait déraisonnable pour elle d’y déménager.

 

[12]           Le fardeau de preuve reposait sur la demanderesse et vu l’absence d’une nouvelle preuve de persécution ou de risques au sens des articles 96 et 97 de la Loi, l’agence rejette la demande ERAR de la demanderesse.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[13]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

1)      Est-ce que la décision de l’agence est déraisonnable, notamment, est-ce que l’agence a omis de tenir compte de la situation spécifique de la demanderesse et de la preuve au dossier?

 

2)      Est-ce que l’agence a manqué aux principes de justice naturelle, dans le contexte où il s’est écoulé plusieurs mois entre sa décision et le moment où elle a été communiquée à la demanderesse?

 

[14]           La norme de contrôle applicable à la première question soulevée est celle de la décision raisonnable (Hurtado c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2008 CF 634 au para 7, [2008] ACF 807 [Hurtado]; Pareja c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2008 CF 1333 au para 12, [2008] ACF 1705 [Pareja]). Cette question a trait à l’appréciation de la preuve par l’agence, elle relève de son expertise et exige un degré élevé de déférence de la part de cette Cour (Hurtado, ci-dessus, au para 8; Pareja, ci-dessus, aux para 12 et 19). En appliquant la norme de la raisonnabilité, la Cour doit déterminer si la décision et les conclusions du tribunal sont justifiées, transparentes et intelligibles, « appartenant aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]).

 

[15]           Toutefois, la norme de contrôle applicable à la deuxième question en litige traitant des principes de justice naturelle est celle de la décision correcte (Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 SCR 339 au para 43).

 

ANALYSE

1)      Est-ce que la décision de l’agence est déraisonnable, notamment, est-ce que l’agente a omis de tenir compte de la situation spécifique de la demanderesse et de la preuve au dossier?

 

Position de la demanderesse

[16]           La demanderesse prétend que la décision de l’agence est déraisonnable et allègue que l’agence a omis de tenir compte des faits particuliers à son dossier. Si elle devait retourner en Côte d’Ivoire, dit-elle, elle serait à risque d’abus sexuel. Elle est une femme seule, de « culture canadienne » et a perdu toute appartenance et rattachement à la Côte d’Ivoire. Elle ajoute qu’elle ne pourrait pas travailler dans le domaine dans lequel elle a étudié au Canada si elle devait retourner en Côte d’Ivoire et n’aurait donc aucun moyen de subsistance. La conclusion de l’agence quant à l’absence d’un risque personnalisé est donc erronée quant à elle.

 

[17]           Elle ajoute finalement que la décision de l’agence est déraisonnable puisqu’elle a erré en concluant qu’il existe une possibilité de refuge interne (PRI) pour la demanderesse.

 

Position du défendeur

[18]           Le défendeur soutient que le fardeau de la preuve reposait sur la demanderesse : elle devait établir qu’elle était une refugiée ou une personne à protéger au sens de la Loi. Une demande d’ERAR a pour but d’évaluer toute nouvelle preuve qui n’était pas disponible lors de l’audience devant le tribunal (articles 112 et 113 de la Loi). Or, la demanderesse s’appuie sur les mêmes faits que dans sa demande d’asile et n’amène aucune nouvelle preuve à l’égard des risques allégués, ni à l’égard de l’existence d’une PRI. La demanderesse s’en remet plutôt à des documents sur la situation générale qui prévaut en Côte d’Ivoire, sans faire de liens avec sa situation personnelle.

 

[19]           Le défendeur ajoute que l’agence a tenu compte de la situation personnelle de la demanderesse et a conclut qu’elle n’avait pas un profil particulièrement à risque de persécution en Côte d’Ivoire. L’agence traite des abus sexuels a l’égard des femmes ivoiriennes dont la preuve documentaire fait état, mais considère qu’elle fait état d’une situation généralisée au pays.

 

[20]           Quant à l’existence d’une PRI, le défendeur soulève que la demanderesse n’a apporté aucune preuve nouvelle et que cette question a été réglée par le tribunal. Une demande d’ERAR ne permet pas de revoir la décision du tribunal. La demanderesse n’a pas démontré en quoi il serait déraisonnable pour elle de s’installer dans la ville de Gagnoa, où vit sa grand-mère. 

 

[21]           La prétention de la demanderesse à l’effet qu’elle serait à risque en raison de sa culture canadienne et de son absence de la Côte d’Ivoire pendant 14 ans n’est pas appuyée par la preuve au dossier. La crainte subjective de la demanderesse en soi ne justifie pas, selon le défendeur, l’intervention de cette Cour.

 

Analyse

[22]           Ayant pris connaissance de l’ensemble de la preuve au dossier et des arguments des deux parties, la Cour arrive à la conclusion que la décision de l’agence rejetant la demande d’ERAR de la demanderesse est raisonnable. L’agence a tenu compte des faits particuliers de cette affaire, notamment des allégations de risque de la demanderesse et de la preuve documentaire qu’elle lui a soumise. La demanderesse devait démontrer, à la lumière d’une preuve nouvelle et de faits nouveaux, qu’elle se qualifiait maintenant comme réfugiée ou comme personne à protéger au sens de la Loi (Bayavuge c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2007 CF 65 au para 43, [2007] ACF 111; Pareja, ci-dessus, au para 23), ce qu’elle n’a pas fait.

 

[23]           Il est bien établi qu’une demande d’ERAR a pour but de considérer les nouvelles circonstances et les changements intervenus depuis le rejet de la demande d’asile de la demanderesse : une demande d’ERAR ne constitue pas un réexamen de la décision du tribunal (Raza c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2007 CAF 385 au para 12, [2007] ACF 1632 [Raza]). Plutôt, tel qu’expliqué par madame la Juge Sharlow dans Raza, ci-dessus, au para 13 : « l’agent d'ERAR doit prendre acte de la décision [du tribunal] de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance. »

 

[24]           La demande d’ERAR de la demanderesse reposait largement sur les mêmes faits allégués dans sa demande d’asile qui a été rejetée par le tribunal en septembre 2010. Cette décision n’a jamais été contestée. Il était donc raisonnable pour l’agence de conclure en l’absence de risque de persécution : aucun élément de preuve au dossier démontrait que la demanderesse faisait face à un risque personnalisé advenant son retour en Côte d’Ivoire. Il était aussi raisonnable pour l’agence de conclure que la demanderesse avait une PRI à Gagnoa : cette conclusion du tribunal n’a jamais été contestée et la demanderesse n’a amené aucun élément de preuve démontrant que la situation avait changé à Gagnoa, faisant en sorte qu’il serait devenu déraisonnable ou risqué pour elle de s’y relocaliser.

 

[25]           L’analyse du risque et de l’existence d’une PRI sont du ressort de l’agence (Pareja, ci-dessus, au para 19). Dans le contexte où elle a clairement considéré toute la preuve au dossier et a fait mention des circonstances particulières de la demanderesse, il n’appartient pas à cette Cour d’intervenir. En ce sens, les conclusions de l’agence sont transparentes, intelligibles et justifiées, « appartenant aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47).

 

2)   Est-ce que l’agente a manqué aux principes de justice naturelle, dans le contexte où il s’est écoulé plusieurs mois entre sa décision et le moment où elle a été communiquée à la demanderesse?

 

Position de la demanderesse

[26]           La demanderesse prétend que l’agence a manqué aux principes de justice naturelle en raison du délai entre sa décision et le moment où elle a été communiquée à la demanderesse. Bien que la décision soit datée du 19 août 2011, la demanderesse n’a été informée du rejet de sa demande d’ERAR qu’en décembre 2011. La décision de l’agence, prétend-elle, ne tient pas compte des faits survenus entre les mois d’août et de décembre 2011. La demanderesse n’a donc pas bénéficié d’une décision qui tenait compte de sa situation à jour.

 

Position du défendeur

[27]           Le défendeur soutient qu’il n’y a eu aucun manquement aux principes de justice naturelle de la part de l’agence. Bien qu’il y ait eût un certain délai entre la décision de l’agence et sa communication à la demanderesse, la demanderesse n’a pas démontré en quoi la situation en Côte d’Ivoire ou sa situation personnelle aurait changé dans l’intervalle. La demanderesse n’allègue aucun préjudice réel découlant du délai et ne fournit aucune preuve à l’effet que ce délai était déraisonnable. Elle a  pu bénéficier de quatre mois additionnels au Canada et aurait pu mettre à jour sa demande d’ERAR ou en faire une nouvelle si elle le jugeait nécessaire.

 

Analyse

[28]           Pour établir un manquement aux principes de justice naturelle, la demanderesse devait démontrer en quoi le délai était déraisonnable et en quoi il lui aurait causé un préjudice réel (Gelaw c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2010 CF 1120 au para 16, [2010] ACF 1398; Qazi c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2005 CF 1667 au para 16, [2005] ACF 2069 [Qazi]). Au contraire, la demanderesse n’explique pas en quoi sa situation ou la situation en Côte d’Ivoire aurait changé au cours de cette période. Je suis d’accord avec le défendeur que la demanderesse aurait pu bénéficier de ce temps pour mettre à jour sa demande ou formuler une nouvelle demande d’ERAR en cas de changements (voir Qazi, ci-dessus au para 15), ce qu’elle n’a pas fait. Aujourd’hui, elle n’allègue aucun préjudice réel qu’elle aurait subi du fait des délais encourus, de sorte que cette Cour ne peut conclure qu’elle a été privée de l’équité procédurale à laquelle elle avait droit.

 

CONCLUSION

[29]           Je suis donc d’avis que la demanderesse n’a pas démontré une erreur révisable commise par lagence qui justifierait l’intervention de cette Cour, pas plus qu’elle n’a identifié d’entraves aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale de la part de l’agence qui auraient entaché autrement la légalité de la décision contestée. De plus, la décision de l’agence appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, ci-desssus, au para 47). Il n’y a pas lieu pour cette Cour d’intervenir.

 

[30]           Les parties conviennent que la présente affaire ne soulève aucune question à certifier. La Cour est également de cet avis.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.      que la demande de contrôle judiciaire est rejetée; et

2.      que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9647-11

 

INTITULÉ :                                      MARIE GISÈLE BADOBREY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 25 juillet 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                   LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 15 août 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Guy Nephtali

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Geneviève Bourbonnais

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Guy Nephtali

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Complexe Guy Favreau

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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