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Date : 20120829

Dossier  T‑1963‑10

Référence : 2012 CF 1024

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

LA BURNS BOG CONSERVATION SOCIETY

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE MINISTRE DES TRANSPORTS ET DE L’INFRASTRUCTURE,

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT,

LE MINISTRE DES PÊCHES et

LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une requête en jugement sommaire formée par les défendeurs sous le régime de l’article 215 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, au motif que la déclaration des demandeurs est dénuée de fondement juridique.

LE CONTEXTE

[2]               La tourbière Burns (aussi désignée ci‑après « la tourbière »), située entre le bras sud du fleuve Fraser et la baie Boundary, est l’une des plus grandes tourbières bombées du monde. La Burns Bog Conservation Society est un organisme à but non lucratif enregistré en Colombie‑Britannique sous le régime de la Society Act, RSBC 1996, c 433, qui se voue à la préservation de la tourbière et à la sensibilisation du public à son importance écologique.

 

[3]               Les défendeurs sont des ministres fédéraux liés à la Stratégie de la porte d’entrée du Pacifique, programme d’infrastructures visant à améliorer l’accès maritime aux marchés riverains du Pacifique et de l’océan Indien.

 

[4]               La corporation de Delta (Delta), le district régional du Grand Vancouver (Vancouver ou le DRGV) et la province de la Colombie‑Britannique (ci‑après désignés collectivement « les propriétaires de la tourbière ») ont acheté six parcelles de la tourbière à des fins de conservation en 2004. Le 12 mars 2004, le ministre fédéral de l’Environnement s’est engagé à apporter une contribution de 28 millions de dollars pour l’achat de ces parcelles, par un acte ci‑après désigné « l’accord de contribution ». Cependant, l’État fédéral n’a acquis le titre de propriété d’aucune partie de la tourbière. Les propriétaires de celle‑ci s’engageaient par l’accord de contribution à élaborer dans les deux ans un plan de gestion selon lequel une superficie d’au moins 5 000 acres de ladite tourbière serait gérée comme terre protégée.

 

[5]               En mars 2004, les propriétaires de la tourbière ont souscrit relativement à celle‑ci un engagement de conservation (l’engagement) au bénéfice de la Couronne fédérale sous le régime de l’article 219 de la Land Titles Act [loi sur les titres fonciers] de la Colombie‑Britannique, RSBC 1996, c 250. Cet engagement porte que les propriétaires de la tourbière doivent s’abstenir de prendre toute mesure [TRADUCTION] « susceptible selon toutes prévisions raisonnables d’avoir pour effet [...] de détruire, de détériorer, [...] de toucher défavorablement ou de modifier » la tourbière. 

 

[6]               Le gouvernement fédéral et les propriétaires de la tourbière ont conclu l’accord de gestion de la tourbière Burns (Burns Bog Management Agreement, ci‑après « l’accord de gestion ») le 23 mars 2004. Cet accord exposait le processus par lequel les parties élaboreraient un plan de gestion à long terme pour la tourbière, conformément à l’accord de contribution. Les propriétaires de la tourbière, à l’issue de travaux concertés avec le gouvernement fédéral, ont achevé le 25 mai 2007 le plan de gestion de la zone de conservation écologique de la tourbière Burns (Burns Bog Ecological Conservancy Area Management Plan, ci‑après « le plan de gestion »), qui expose l’orientation stratégique adoptée et les mesures recommandées pour maintenir l’intégrité écologique de ladite tourbière.

 

La route périphérique de la rive sud du fleuve Fraser

[7]               La route périphérique de la rive sud du fleuve Fraser (la RPSF) est un élément du programme Gateway, initiative du gouvernement de la Colombie‑Britannique (la Province) visant à améliorer les infrastructures routières et de franchissement des cours d’eau dans l’ensemble de la région métropolitaine de Vancouver. La RPSF ne traversera pas la tourbière Burns même, mais un de ses tronçons la longera.

 

[8]               Le 3 septembre 2008, la Province et le gouvernement fédéral ont conclu une entente de financement de la RPSF, par laquelle ce dernier s’engageait à contribuer à hauteur de 363 millions de dollars à la construction de cette route. Cependant, malgré sa participation financière, le gouvernement fédéral n’a assumé aucun pouvoir ni obligation touchant la construction ou l’exploitation de la RPSF, qui reste sous la responsabilité entière de la Province.

 

[9]               La contribution financière du gouvernement fédéral, et le fait que la construction de la route exigeait la délivrance de permis en application de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F‑14 (la Loi sur les pêches) et de la Loi sur la protection des eaux navigables, LRC 1985, c N‑22, ont déclenché l’exécution d’une évaluation environnementale sous le régime de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, LC 1992, c 37. Cette évaluation, entreprise le 11 décembre 2006, relevait de la responsabilité de Transports Canada (TC) et du ministère des Pêches et des Océans (le MPO), qui ont bénéficié pour la mener des conseils d’experts d’Environnement Canada. Le 28 juillet 2008, TC et le MPO ont conclu que la RPSF n’aurait vraisemblablement pas d’incidences environnementales défavorables à condition que soient prises des mesures d’atténuation déterminées, dont l’établissement d’un plan de travail sur l’équilibre hydrologique et d’un autre sur la qualité de l’air.

 

L’engagement de conservation

[10]           L’engagement de conservation prévoit les restrictions suivantes à l’activité des propriétaires de la tourbière dans celle‑ci :

[TRADUCTION]

4.1       Sauf dans les cas expressément prévus à l’article 6 du présent accord, la Province, Delta et le DRGV s’abstiennent d’accomplir ou de permettre toute action qui aurait pour effet, ou serait susceptible selon toutes prévisions raisonnables d’avoir pour effet, de détruire, de détériorer, de réduire, de toucher défavorablement ou de modifier la tourbière ou les équipements par rapport à leur état tel qu’il est décrit dans le rapport.

 

 

[11]           L’engagement stipule aussi qu’il ne crée d’obligations que de nature contractuelle :

[TRADUCTION]

9.1       Les parties conviennent que le présent accord ne crée que des obligations contractuelles et des obligations découlant de sa nature d’engagement scellé. Sans préjudice de la portée générale de ce qui précède, les parties conviennent en outre que ledit accord ne crée ni ne suppose entre elles aucune obligation ni aucune responsabilité délictuelles ou fiduciales de quelque nature qu’elles soient, et qu’il n’a pour effet de créer d’obligation de diligence ni d’autre obligation pour aucune des parties envers qui que ce soit.

 

[12]           L’engagement contient en outre une clause d’exhaustivité, ainsi libellée :

[TRADUCTION]

16.       Aucune des parties au présent accord ne s’est liée à aucune autre par des assertions, garanties, assurances, promesses, ententes ou engagements (oraux ou écrits) qui ne seraient pas contenus audit accord ou à un autre consigné par écrit et souscrit par toutes ses parties. Le présent accord ne peut être modifié que par un acte écrit portant la signature de toutes les parties.

 

L’accord de gestion de la tourbière Burns

[13]           L’accord de gestion prévoit l’élaboration d’un plan de gestion à long terme pour la tourbière et contient entre autres les stipulations suivantes :

[TRADUCTION]

2.01     Sauf dans les cas expressément prévus à l’article 6 de l’engagement de conservation, la Province, Delta et le DRGV s’abstiennent d’accomplir ou de permettre toute action qui aurait pour effet, ou serait susceptible selon toutes prévisions raisonnables d’avoir pour effet, de détruire, de détériorer, de réduire, de toucher défavorablement ou de modifier le bien‑fonds, y compris toutes les valeurs ou qualités naturelles, scientifiques, environnementales, fauniques ou végétales y afférentes, par rapport à son état tel qu’il est décrit dans le rapport.

 

2.04     Le DRGV […] gère le bien‑fonds conformément à l’engagement de conservation jusqu’à l’achèvement du plan de gestion.

 

2.08     En cas de conflit, les clauses de l’engagement de conservation l’emportent sur le présent accord de gestion, le plan de gestion, l’accord d’exploitation des terres provinciales et l’accord d’exploitation des terres appartenant aux administrations locales.

 

La déclaration

[14]           La demanderesse a déposé le 24 novembre 2010 une déclaration dans laquelle elle cherchait à obliger les défendeurs à protéger la tourbière Burns. Elle soutient que la construction de la RPSF aura des incidences défavorables sur l’équilibre hydrologique de cette tourbière et que les défendeurs sont tenus envers le public canadien de protéger celle‑ci en vertu d’une obligation légale de nature fiduciaire, fiduciale ou autre. Elle affirme également que les défendeurs sont tenus de protéger la tourbière Burns aux termes de la Loi sur les pêches, de la Loi sur la Convention concernant les oiseaux migrateurs, LC 1994, c 22 (la LCOM), de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, LC 1999, c 33 (la LCPE), et de la Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29 (la LEP).

 

[15]           La demanderesse fait en outre valoir que les accords relatifs à la tourbière Burns créent pour les défendeurs l’obligation de protéger cette dernière et demande à la Cour une injonction interrompant la construction de la RPSF ou une ordonnance enjoignant de réexaminer ce projet aux fins de protéger ladite tourbière. Elle sollicite enfin deux conclusions par lesquelles la Cour déclarerait, d’une part, que les accords relatifs à la tourbière Burns ont un effet contraignant sur les défendeurs et, d’autre part, que cette tourbière est assujettie à une fiducie d’intérêt public. 

 

La défense

[16]           Les défendeurs ont déposé leur défense le 21 juin 2011. Ils soutiennent que la déclaration devrait être radiée au motif que la demanderesse n’y a pas exposé les faits nécessaires pour démontrer sa qualité à intenter l’action. Ils ajoutent qu’ils n’ont envers la demanderesse aucun devoir de protection de la tourbière Burns, et ils nient l’existence à cet égard d’une obligation fiduciaire ou fiduciale de type environnemental, d’intérêt public ou de quelque autre nature que ce soit. S’il existe une obligation de cet ordre, aucun des défendeurs n’y a manqué, et tous se sont acquittés de leurs responsabilités. Les défendeurs ont rempli tout devoir de protection de la tourbière Burns qu’on pourrait leur attribuer en effectuant l’évaluation environnementale et en prenant les mesures d’atténuation qu’elle recommandait.

 

[17]           À titre subsidiaire, les défendeurs font valoir que l’essence de l’action de la demanderesse est une contestation des décisions par lesquelles Transports Canada et le ministère des Pêches et des Océans ont approuvé l’examen environnemental préalable du projet de la RPSF. La voie par laquelle il fallait contester ces décisions était l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire sous le régime de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. L’action de la demanderesse est tout simplement une attaque indirecte desdites décisions.

 

[18]           Les défendeurs font aussi observer qu’ils ne sont pas propriétaires de la tourbière Burns. Ils nient l’existence d’un devoir général de protection de cette dernière. Il n’y a pas non plus selon eux d’obligation légale de protection de la tourbière. L’engagement de conservation crée seulement des obligations contractuelles entre Delta, Vancouver et la Province. L’accord de gestion n’est opposable qu’entre les parties à celui‑ci et ne peut créer d’obligation de protection de la tourbière. Le plan de gestion ne crée non plus pour les défendeurs aucune obligation de cette nature.

 

[19]           La demanderesse soutient que les défendeurs ont violé les accords relatifs à la tourbière Burns, mais la RPSF, ne passant pas par celle‑ci, échappe au champ d’application de ces accords.

 

[20]           L’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1984, c C‑50, interdit à la Cour de prononcer l’injonction demandée par la demanderesse.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[21]           Les défendeurs soulèvent les questions suivantes dans la présente requête :

a.                   La déclaration soulève‑t‑elle une véritable question litigieuse?

b.                  La Cour devrait‑elle rendre un jugement sommaire?

 

LES DISPOSITIONS APPLICABLES

[22]           Les dispositions suivantes des Règles sont applicables à la présente requête :

213. (1) Une partie peut présenter une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire à l’égard de toutes ou d’une partie des questions que soulèvent les actes de procédure. Le cas échéant, elle la présente après le dépôt de la défense du défendeur et avant que les heure, date et lieu de l’instruction soient fixés.

 

[…]

 

215. (1) Si, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement  sommaire en conséquence.

 

213. (1) A party may bring a motion for summary judgment or summary trial on all or some of the issues raised in the pleadings at any time after the defendant has filed a defence but before the time and place for trial have been fixed.

 

 

 

 

 

[…]

 

215. (1) If on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

 

[23]           Sont également applicables à la présente requête les dispositions suivantes de la Land Titles Act de la Colombie‑Britannique, RSBC 1996, c 250 (la Land Titles Act de la C‑B) :

[TRADUCTION

219      (1) L’engagement de la nature visée au paragraphe (2) qui est souscrit au bénéfice de la Couronne [...] peut être enregistré à l’égard du titre sur le bien‑fonds qui en fait l’objet, et il est opposable à son auteur et aux ayants cause de celui‑ci, même s’il n’est pas incorporé à un bien‑fonds que possède le bénéficiaire dudit engagement.

 

(2)        L’engagement enregistrable en vertu du paragraphe (1) peut être de nature négative ou positive et peut comprendre une ou plusieurs des stipulations suivantes :

 

a) des stipulations relatives :

 

(i)      à l’utilisation du bien‑fonds,

 

(ii)     à l’utilisation d’un bâtiment sis sur le bien‑fonds ou dont la construction y est prévue;

 

b) des stipulations portant que le bien‑fonds :

 

(i)      doit être bâti en conformité avec l’engagement,

 

(ii)     ne doit pas être bâti, si ce n’est en conformité avec l’engagement,

 

(iii)    ne doit pas être bâti;

 

[…]

 

(9) L’engagement enregistrable en vertu du présent article peut être, selon le cas :

 

a) modifié par le titulaire de la charge et le propriétaire du bien‑fonds qui est en grevé,

 

b) résilié par le titulaire de la charge,

 

au moyen d’un accord ou autre acte écrit dont la souscription est attestée ou prouvée conformément à la présente loi.

 

 

LES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Les défendeurs

[24]           Les défendeurs soutiennent que l’action de la demanderesse est vouée à l’échec, au motif que le devoir ou l’obligation invoqué est dénué de fondement en droit comme en equity.

 

Le critère applicable aux requêtes en jugement sommaire

[25]           La question que doit se poser la Cour quand elle est saisie d’une requête en jugement sommaire n’est pas de savoir si le demandeur a des chances de l’emporter à l’instruction, mais plutôt si sa cause est tellement douteuse qu’elle ne mériterait pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’une éventuelle instruction. Voir TPG Technology Consulting Ltd. c Canada, 2011 CF 1054, paragraphe 20.

 

La charge de preuve dans les requêtes en jugement sommaire

[26]           Le demandeur supporte la charge de présentation d’établir que sa déclaration soulève une véritable question litigieuse. Le défendeur doit quant à lui s’acquitter de la charge ultime d’établir les faits nécessaires pour justifier un jugement sommaire. Voir la décision TPG Technology, précitée, paragraphe 21.

 

La Cour devrait prononcer un jugement sommaire

[27]           Il n’y a pas de contestation de faits à trancher pour établir que l’action de la demanderesse n’a aucune chance d’être accueillie. Les défendeurs n’ont pas de devoir de protection de la tourbière Burns, que ce soit envers la demanderesse ou envers le grand public. La déclaration énumère quatre sources possibles d’un tel devoir, mais aucune d’elles ne crée en fait le devoir dont la demanderesse voudrait faire admettre l’existence.

 

Les accords relatifs à la tourbière Burns

[28]           Premièrement, aucun des accords conclus entre le gouvernement fédéral et les propriétaires de la tourbière n’oblige les défendeurs à prendre de mesures pour préserver l’intégrité écologique de celle‑ci.

 

L’engagement de conservation

[29]           Les restrictions que stipule l’engagement de conservation s’appliquent aux propriétaires de la tourbière et non aux défendeurs. Aucun de ces derniers ne s’est engagé à protéger la tourbière ni à empêcher les activités qui pourraient y causer des dommages. La seule obligation que les défendeurs ont assumée est celle de collaborer avec les propriétaires de la tourbière à l’établissement du plan de gestion.

 

[30]           La Couronne fédérale est le bénéficiaire de l’engagement de conservation et est habilitée à le faire valoir contre les propriétaires de la tourbière. Cependant, cet engagement n’oblige pas les défendeurs à prendre de mesures pour en réparer les violations. En fait, il permet expressément au gouvernement fédéral de renoncer à son droit d’invoquer des violations de l’accord.

 

[31]           De plus, l’engagement de conservation ne s’applique qu’aux biens‑fonds qu’il grève. Or, la RPSF sera construite entièrement à l’extérieur de la tourbière, et cet engagement ne peut donc s’appliquer à sa construction. En outre, le paragraphe 219(1) de la Land Titles Act de la C‑B dispose qu’un engagement n’est opposable qu’à son auteur ou aux ayants cause de celui‑ci au titre du bien‑fonds à l’égard duquel il est enregistré. Il s’ensuit que l’engagement de conservation ne peut s’appliquer qu’au bien‑fonds à l’égard duquel il est enregistré : il se rattache au titre de la tourbière, et les autres terres échappent à son champ d’application.

 

L’accord de gestion

[32]           L’accord de gestion était conçu pour régler les modalités de la gestion de la tourbière pendant que les propriétaires de cette dernière et le Canada élaboreraient un plan de gestion sur la longue durée. Cet accord ne contient aucune stipulation qui aurait pour effet d’obliger les défendeurs à prendre des mesures de protection de la tourbière.

 

Le plan de gestion

[33]           Le plan de gestion expose les stratégies et mesures nécessaires pour maintenir l’intégrité écologique de la tourbière. Il n’oblige pas les défendeurs à protéger cette intégrité. Quoi qu’il en soit, c’est un document de politique et non un contrat.

 

Les obligations fiduciaires

[34]           Deuxièmement, la demanderesse invoque l’existence d’une fiducie d’intérêt public ou environnementale au soutien de sa thèse selon laquelle les défendeurs auraient le devoir de protéger la tourbière Burns. Or, celle‑ci n’est assujettie à aucune fiducie, de sorte qu’un tel devoir ne peut être ainsi fondé.

 

Les principes généraux des fiducies

[35]           La fiducie est une relation fiduciale qui oblige le propriétaire en common law d’un bien à en faire un usage propre à donner effet aux droits en equity d’une autre personne. L’existence d’une fiducie expresse est subordonnée à trois certitudes :

 

a.                   la certitude quant à l’intention : le fiduciaire doit avoir l’obligation explicite de détenir un bien au bénéficie d’une autre personne; il ne suffit pas d’une obligation morale pour donner naissance à une relation fiduciaire;

b.                  la certitude quant à la matière : le bien visé par l’obligation fiduciaire doit, dès la création de la fiducie alléguée, être clairement identifié ou pouvoir l’être de manière décisive;

c.                   la certitude quant aux objets : il ne peut y avoir aucun doute sur le point de savoir si une personne déterminée est un bénéficiaire de la fiducie.

 

Voir Scrimes c Nickle, [1980] AJ No 514 (QL). Aucune des trois certitudes n’est présente en l’espèce, de sorte qu’il ne peut y avoir de fiducie.

 

[36]           Une fiducie ne peut prendre naissance avant que le bien fiduciaire ne soit dévolu au fidudiciaire. Or, la déclaration ne définit pas de bien fiduciaire précis. La demanderesse se contente d’affirmer que les défendeurs entretiennent [TRADUCTION] « une relation fiduciaire, et/ou fiduciale, et/ou juridique à l’égard de la protection de l’équilibre écologique de la tourbière Burns ». Cependant, les défendeurs ne peuvent être fiduciaires de la tourbière puisqu’ils n’en sont pas propriétaires.

 

Une fiducie d’intérêt public, en equity ou environnementale

[37]           La demanderesse soutient que les défendeurs sont liés par une fiducie d’intérêt public ou environnementale qui découlerait des accords relatifs à la tourbière Burns, de la loi ou de la doctrine de la fiducie environnementale. Or, rien de tout cela ne fonde valablement l’obligation pour les défendeurs de protéger la tourbière Burns.

 

Les accords relatifs à la tourbière Burns

L’engagement de conservation ne peut créer de fiducie puisqu’il ne confère pas aux défendeurs de titre de propriété sur la tourbière. De plus, il exclut expressément toute obligation fiduciale entre les parties ou envers qui que ce soit d’autre. Le paragraphe 70 de Zeitler c Zeitler Estate, 2008 BCSC 775, enseigne que, dans les cas où il existe une relation contractuelle, le tribunal ne doit pas déformer les faits pour pouvoir conclure à l’existence d’une fiducie en l’absence d’intention d’en constituer une. Interpréter l’engagement de conservation comme imposant un devoir fiduciaire aux défendeurs reviendrait à en déformer les termes.

 

[38]           Le paragraphe 219(9) de la Land Titles Act de la Colombie‑Britannique permet aux défendeurs de se libérer unilatéralement de leurs obligations aux termes de l’engagement de conservation. Cette possibilité est incompatible avec l’existence d’une relation fiduciaire. De plus, la décision Green c Ontario, [1973] 2 OR 396, établit, aux pages 407 et 408, que l’obligation fiduciaire comprend l’obligation de détenir un bien fiduciaire. Or, le droit qu’ont les défendeurs de se libérer unilatéralement de l’engagement montre qu’ils ne sont pas soumis à l’obligation de détenir cet engagement, lequel est le seul bien que pourrait en l’occurrence viser une obligation fiduciaire. Comme les défendeurs n’ont pas l’obligation de détenir le prétendu bien fiduciaire, ils ne peuvent être soumis à une obligation fiduciaire à son égard. En outre, ni l’accord de gestion ni le plan de gestion ne suppriment le droit conféré aux défendeurs de résilier unilatéralement l’engagement de conservation.

 

L’absence de fiducie d’intérêt public

[39]           Les défendeurs ne peuvent être soumis à des obligations découlant d’une fiducie d’intérêt public pour la bonne raison qu’il n’existe pas de fiducies de cette nature en droit canadien. La demanderesse affirme que de telles fiducies sont créées par l’effet du droit canadien de l’environnement, mais aucun tribunal canadien n’a reconnu l’existence d’une fiducie d’intérêt public qui obligerait la Couronne à protéger l’environnement. Il est vrai que la Cour suprême du Canada a envisagé la possibilité de l’existence d’une fiducie d’intérêt public dans l’arrêt Colombie‑Britannique c Canadian Forest Products Ltd, 2004 CSC 38 [l’arrêt Canfor], mais elle a conclu ne pouvoir trancher la question au motif que celle‑ci n’avait pas été examinée par les juridictions inférieures.

 

[40]           Il existe aux États‑Unis d’Amérique une doctrine de la fiducie d’intérêt public, selon laquelle des terres domaniales peuvent être détenues en fiducie au bénéfice du public. Dans l’affaire tranchée par l’arrêt Canfor, précité, la Colombie‑Britannique demandait l’évaluation des dommages‑intérêts délictuels à payer au titre de ressources publiques. Dans la présente espèce, les défendeurs ne sont pas propriétaires de la tourbière Burns; ils ne pourraient donc être soumis à une obligation fiduciaire même si le droit canadien prévoyait la possibilité de fiducies d’intérêt public. Aucune règle de droit ne permet d’attribuer aux défendeurs d’obligation fiduciaire à l’égard de biens appartenant aux propriétaires de la tourbière.

 

Le devoir fiducial

[41]           La troisième source que la demanderesse suppose à l’obligation qu’auraient les défendeurs de protéger la tourbière Burns est un devoir fiducial envers cette dernière, envers elle‑même et envers la population canadienne. Cependant, la Cour suprême du Canada a statué au paragraphe 48 de l’arrêt Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, que le Couronne n’a pas de devoir fiducial envers l’ensemble de la population. Les défendeurs ne peuvent non plus être soumis à une obligation fiduciale envers la tourbière même, puisqu’une telle obligation ne peut exister qu’envers des personnes ou des groupes de personnes. Enfin, la demanderesse n’a pas établi que sa propre relation avec les défendeurs entre dans l’une quelconque des catégories reconnues de relations fiduciales. On peut lire au paragraphe 37 de l’arrêt Elder Advocates que « les caractéristiques précises des responsabilités et des fonctions du gouvernement signifient que le gouvernement aura des obligations fiduciaires seulement dans des circonstances restreintes et particulières ».

 

[42]           Pour établir le bien‑fondé de sa thèse de l’obligation fiduciale, la demanderesse doit prouver l’existence d’une relation fiduciale ad hoc entre elle‑même et les défendeurs. Pour ce faire, elle doit démontrer :

a.                   que les défendeurs se sont engagés à agir au mieux de ses intérêts;

b.                  qu’elle est vulnérable par rapport aux défendeurs, au sens où ceux‑ci auraient sur elle un pouvoir discrétionnaire;

c.                   que le pouvoir des défendeurs peut avoir un effet sur ses intérêts juridiques ou sur ses intérêts pratiques essentiels.

Voir l’arrêt Elder Advocates, précité, paragraphes 30 à 34.

 

[43]           Les défendeurs ne se sont pas engagés à agir au mieux des intérêts de la demanderesse. Ils citent à ce propos les observations formulées par la Cour suprême du Canada au paragraphe 44 de l’arrêt Elder Advocates, précité :

Obliger un fiduciaire à faire passer les intérêts du bénéficiaire avant les siens est donc essentiel à la relation. Imposer un tel fardeau à l’État va naturellement à l’encontre de son obligation d’agir au mieux des intérêts de la société dans son ensemble et de répartir les ressources limitées entre les groupes opposés dont les demandes d’aide sont tout aussi valables : Sagharian (Litigation Guardian of) c. Ontario (Minister of Education), 2008 ONCA 411, 172 C.R.R. (2d) 105, par. 47‑49. Cela ne se produira que dans de rares circonstances. Vu la responsabilité générale de l’État d’agir dans l’intérêt public, son obligation de loyauté envers une personne ou un groupe en particulier ne sera démontrée que dans de rares cas : voir Harris c. Canada, 2001 CFPI 1408, [2002] 2 C.F. 484, par. 178.

 

 

[44]           L’engagement de conservation porte expressément qu’il ne crée pas de devoirs envers des tiers, ce qui infirme l’hypothèse d’une promesse d’agir au mieux des intérêts de la demanderesse. L’incapacité de la demanderesse à prouver l’existence d’une promesse d’agir au mieux de ses intérêts suffit à réfuter la prétention par laquelle elle attribue à l’État fédéral l’obligation fiduciale de protéger la tourbière.

 

[45]           La demanderesse échoue également à établir l’existence d’une obligation fiduciale selon les deuxième et troisième volets du critère énoncé dans l’arrêt Elder Advocates. Le gouvernement peut valablement établir des distinctions entre des groupes de personnes. Il n’existe de devoir fiducial que lorsque le présumé fiducial a délibérément subordonné les intérêts des autres à ceux du bénéficiaire. Or, les membres de la demanderesse ne se distinguent du reste de la population canadienne que par leur adhésion volontaire à cette association.

 

[46]           Enfin, la demanderesse n’a dans la tourbière Burns aucun intérêt pratique ou juridique qui se différencierait de ceux de n’importe quel autre membre du public. L’arrêt Elder Advocates pose la nécessité d’un intérêt de droit privé précis sur lequel le bénéficiaire supposé exerçait déjà un droit distinct et absolu. L’intérêt de la demanderesse dans la préservation de la tourbière Burns est identique à celui de tous les Canadiens, de sorte qu’il ne peut exister de relation fiduciale entre elle et les défendeurs.

 

Les obligations d’origine législative

[47]           Aucune des lois invoquées par la demanderesse – que ce soit la Loi sur les pêches, la LCOM, la LCPE ou la LEP – ne peut fonder l’attribution aux défendeurs du devoir de protéger la tourbière Burns. La demanderesse n’a pu citer aucune disposition de ces lois qui établirait une relation fiduciale, fiduciaire ou juridique entre les défendeurs et elle‑même ou la tourbière Burns. La Cour suprême du Canada dit à ce propos au paragraphe 45 de l’arrêt Elder Advocates, précité :

S’il est allégué que l’engagement découle d’une loi, le libellé de la loi doit manifestement l’appuyer : K.L.B. c. Colombie‑Britannique, 2003 CSC 51, [2003] 2 R.C.S. 403, par. 40; Authorson c. Canada (Attorney General) (2000), 53 O.R. (3d) 221 (C.S.J.), par. 28, conf. (2002), 58 O.R. (3d) 417 (C.A.), par. 73, inf. pour d’autres motifs, 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40. Il ne suffit pas simplement de conférer à une autorité publique un pouvoir discrétionnaire ayant une incidence sur les intérêts d’une personne.

 

 

Conclusion

[48]           La demanderesse ne peut établir l’existence d’aucun fondement pour l’attribution aux défendeurs d’une obligation légale – qu’elle soit fiduciale, fiduciaire, contractuelle ou autre – de protection de la tourbière Burns, de sorte que son action est vouée à l’échec. Comme la déclaration ne soulève aucune véritable question litigieuse, la Cour devrait prononcer un jugement sommaire contre la demanderesse et adjuger les dépens aux défendeurs.

 

La demanderesse

[49]           La présente affaire ne se prête pas à un jugement sommaire parce qu’elle soulève des questions complexes qui exigent une instruction complète sur le fond. Pour statuer sur cette affaire, la Cour devra interpréter plusieurs lois et l’engagement de conservation. Les questions soulevées concernent la politique environnementale et la politique générale, et elles commandent la prise en considération du bien public. Bien que les défendeurs souhaitent soustraire la présente affaire à une instruction approfondie, c’est une telle instruction qu’exige l’intérêt public.

 

[50]           La Cour devrait permettre l’instruction sur le fond de la présente affaire pour cette autre raison qu’elle y trouverait l’occasion de développer le droit de l’environnement. L’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 confère à l’État fédéral la compétence sur l’environnement, et ce, afin d’assurer en cette matière une réglementation uniforme à l’échelle du pays. La Cour fédérale est le tribunal approprié pour l’examen des questions soulevées par la demanderesse. Étant donné l’importance du rôle du gouvernement fédéral dans la protection de l’environnement, la Cour ne devrait statuer sur la présente affaire qu’à l’issue d’une instruction complète. La compétence de la Cour en droit de l’environnement est analogue à sa compétence en droit maritime, en ce qu’elle est nécessaire pour assurer l’uniformité des règles à l’échelle du Canada. L’existence de la doctrine de la fiducie environnementale en droit canadien rend nécessaire l’instruction complète de l’affaire sur le fond.

 

[51]           La Cour devrait accorder une instruction complète à la demanderesse en raison de l’importance que revêt au Canada la question de la protection de l’environnement. Bien que les défendeurs aient fait valoir l’absence de fondement législatif de la fiducie en question, la demanderesse soutient que le droit n’est pas fixé sur ce point. En outre, les faits de la présente espèce étant uniques, toute décision à leur égard exige une instruction complète.

 

[52]           Les défendeurs ne citent ni jurisprudence ni doctrine à l’appui de leur argument que le seul recours de la demanderesse serait l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire. La Cour devrait envisager toutes les voies de droit possibles.

 

La demanderesse a qualité pour agir

[53]           La jurisprudence récente de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale concernant la LEP montre que la demanderesse a qualité pour intenter la présente action. La demanderesse a un lien de longue date avec la tourbière Burns et elle est partie intéressée.

 

Les questions litigieuses

                        Le droit n’est pas fixé

[54]           Le jugement sommaire convient aux affaires qui ne soulèvent pas de véritable question litigieuse. Cependant, la présente instance soulève une question de cette nature, soit celle de savoir si la Cour devrait étendre l’application de la common law aux fiducies environnementales. Il est possible que l’existence d’une telle fiducie découle des faits de la présente espèce, de sorte qu’une audience en bonne et due forme s’impose. Il convient d’écarter la procédure sommaire en cette matière jusqu’à ce que le droit y afférent soit pleinement développé.

 

[55]           Le jugement sommaire est à éviter dans la présente espèce pour cette autre raison que les faits pertinents sont contestés par les parties. En outre, une enquête préalable complète se révèle nécessaire pour établir l’historique de l’engagement de conservation et vérifier si le projet de la RPSF a été conçu en vue de la protection de la tourbière Burns. Les défendeurs n’ont produit aucun élément tendant à prouver que l’équilibre hydrologique de cette tourbière soit protégé ni à préciser les incidences que la RPSF aura sur celle‑ci.

 

Le devoir de protéger la tourbière

[56]           Les défendeurs nient avoir, sur quelque fondement que ce soit, le devoir de protéger la tourbière Burns. Cependant, cette prétention ne peut s’appuyer sur aucune règle de droit. On peut invoquer des obligations contractuelles, fiduciaires, fiduciales et légales au soutien de l’argument qu’ils ont bien un tel devoir. D’abord, les défendeurs sont tenus de protéger la tourbière au titre de l’engagement de conservation, de l’accord de gestion et du plan de gestion. Ensuite, s’il est vrai qu’ils ne sont pas propriétaires de la tourbière, leur participation financière à la construction de la RPSF leur crée une obligation fiduciaire d’intérêt public. De plus, ils ont contracté des obligations fiduciales à l’égard de la tourbière. Enfin, la Loi sur les pêches, la LCOM, la LCPE et la LEP leur imposent aussi l’obligation de la protéger. La Cour devra également examiner en quoi ce devoir de protection découle pour les défendeurs de l’engagement de conservation.

 

[57]           Les défendeurs sont également tenus au devoir de protéger l’environnement, devoir qui l’emporte sur tout intérêt propriétal et auquel on peut reconnaître plusieurs fondements. Il faut une instruction complète pour délimiter la portée de ce devoir de protection dont la demanderesse affirme l’existence et pour examiner le point de savoir si l’intérêt public peut fonder ce devoir.

 

[58]           Les faits de la présente espèce sont exceptionnels. Des instances municipales, provinciales et fédérales ont passé un contrat unique en son genre, qui confère à la tourbière Burns un statut assimilable à celui de parc. Cependant, le gouvernement, en laissant drainer la tourbière, en a permis la détérioration par son inaction. L’effet de cette inaction du gouvernement est une question qui doit être examinée dans le cadre d’une instruction complète.

 

[59]           La demanderesse a une cause d’action valable. L’existence d’une relation fiduciaire ou de gérance entre les défendeurs et la tourbière Burns est une question qui exige une instruction complète sur le fond.

 

Conclusion

[60]           La Cour devrait rejeter la requête des défendeurs et renvoyer l’affaire au responsable de la gestion de l’instance. Les questions en litige dans la présente instance peuvent être entièrement réglées avec l’aide d’avocats expérimentés. La Cour devrait en outre adjuger à la demanderesse les dépens de la présente requête.

 

ANALYSE

[61]           Les règles et les principes applicables au jugement sommaire sont acquis aux débats.

 

[62]           Les requêtes en jugement sommaire sont régies par les articles 213 à 215 des Règles. Celles‑ci permettent l’introduction d’une requête en jugement sommaire à l’égard de toutes les questions ou d’une partie des questions que soulèvent les actes de procédure. Si la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse, elle doit rendre un jugement sommaire en conséquence.

 

[63]           La Cour suprême du Canada a récemment rappelé, au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Procureur général) c Lameman, 2008 CSC 14, toute l’importance du jugement sommaire pour notre système de justice :

La règle du jugement sommaire sert une fin importante dans le système de justice civile. Elle permet d’empêcher les demandes et les défenses qui n’ont aucune chance de succès de se rendre jusqu’à l’étape du procès. L’instruction de prétentions manifestement non fondées a un prix très élevé, en temps et en argent, pour les parties au litige comme pour le système judiciaire. Il est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et avantageux pour les parties, que les demandes qui n’ont aucune chance de succès soient écartées tôt dans le processus. Inversement, la justice exige que les prétentions qui soulèvent de véritables questions litigieuses susceptibles d’être accueillies soient instruites.

 

 

[64]           Le juge David Near a confirmé aux paragraphes 20 et 21 de la décision TPG Technology, précitée, le principe bien établi selon lequel la question que la Cour doit se poser quand elle est saisie d’une requête en jugement sommaire n’est pas celle de savoir si l’échec de la demande à l’instruction est absolument certain, mais plutôt si la demande est tellement douteuse qu’elle ne mériterait pas d’être examinée par le juge des faits dans le cadre d’une éventuelle instruction. Dans une requête en jugement sommaire, l’intimé supporte la charge de présentation de prouver qu’il existe une véritable question litigieuse, mais le requérant doit quant à lui s’acquitter de la charge ultime d’établir les faits nécessaires pour obtenir un jugement sommaire. Quand il ne se pose pas de question de crédibilité, la Cour doit examiner et déterminer les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit si elle le peut à partir de l’ensemble de la preuve produite.

 

[65]           À mon avis, la présente affaire se prête à un jugement sommaire. Elle ne comporte pas de faits contestés sur lesquels il faudrait se prononcer afin d’établir que l’action de la demanderesse n’a aucune chance d’être accueillie et qu’elle ne devrait pas être instruite sur le fond.

 

La question centrale

[66]           Comme les défendeurs l’ont fait remarquer avec raison, la question dont je suis saisi dans la présente requête n’est pas celle de savoir si la construction de la RPSF par la Province risque d’avoir des incidences sur l’équilibre écologique de la tourbière Burns. Il s’agit plutôt ici d’établir si constitue une véritable question litigieuse le point de savoir si les défendeurs sont tenus envers la demanderesse, touchant la tourbière Burns, à un quelconque devoir qui obligerait l’un quelconque d’entre eux à intervenir pour faire en sorte que la construction de la RPSF ne porte pas atteinte à l’intégrité écologique de cette tourbière.

 

[67]           Pour démontrer que le point de savoir si le Canada est tenu à un tel devoir ou à une telle obligation constitue une véritable question litigieuse, la demanderesse s’appuie surtout sur de simples affirmations, sans offrir grand‑chose à la Cour en fait de preuve et de précédent, doctrine ou loi.

 

[68]           Il est de droit constant que les deux parties à une requête en jugement sommaire doivent produire les éléments de preuve dont ils peuvent raisonnablement disposer et qui sont susceptibles d’aider le tribunal à établir si l’affaire soulève une véritable question litigieuse. L’intimé ne peut s’en remettre à ses actes de procédure et doit prouver des faits déterminés pour démontrer l’existence d’une telle question. Voir Kanematsu GmbH c Acadia Shipbrokers Ltd., [2000] ACF no 978 (CA).

 

[69]           Dans la présente requête, la demanderesse a produit et invoque un affidavit souscrit par sa présidente, Mme Eliza Olson. Mme Olson donne des explications utiles sur l’histoire et la raison d’être de la demanderesse. Elle expose en outre les préoccupations de cette dernière :

[TRADUCTION]

La demanderesse souhaite informer la Cour qu’elle est en activité depuis 20 ans et qu’elle n’a pas pris à la légère la décision d’intenter la présente action; cependant, étant donné l’importance de la question en litige et le rôle de gérance que nous avons voulu assumer, nous avons introduit ladite action afin de protéger la tourbière Burns pour les générations futures. Nous avons la conviction que le projet de construction de la route périphérique de la rive sud du fleuve Fraser (RPSF) aura des incidences sur la tourbière Burns, portera atteinte à son équilibre hydrologique et à celui des terres voisines et entraînera en conséquence des effets nuisibles sur la longue durée et des dommages irréparables. Seront ainsi touchés, entre autres :

 

a.                   l’équilibre hydrologique des terres voisines de la tourbière et l’équilibre hydrologique global,

b.                  l’habitat de la grue du Canada,

c.                   l’habitat de diverses espèces de poissons,

d.                  l’habitat d’espèces de petits mammifères et d’espèces en péril, notamment le campagnol à dos roux.

La demanderesse tient à préciser d’entrée de jeu qu’elle ne souhaite pas faire obstacle à la construction de la RPSF, mais plutôt obtenir le réexamen et/ou la modification de ce projet, de telle sorte que la zone élevée de la tourbière produise un drainage suffisant et que ladite tourbière ne subisse pas un assèchement qui provoquerait des dommages écologiques et environnementaux.

 

 

[70]           S’il est vrai que Mme Olson aide la Cour à comprendre les préoccupations relatives à l’avenir de la tourbière Burns qui sont à l’origine de la présente action, elle ne propose aucun élément de preuve pertinent quant à la question dont je suis saisi dans la présente requête, soit celle de savoir si les défendeurs sont tenus, en vertu d’une quelconque obligation contractuelle, fiduciaire, fiduciale ou légale, de protéger l’intégrité écologique de cette tourbière.

 

[71]           M. Straith, qui représente la demanderesse, a aidé la Cour à se faire une idée plus précise des préoccupations générales de sa cliente. Pour l’essentiel, il explique que les défendeurs ont manqué à leur obligation de sauvegarder l’équilibre hydrologique de la tourbière en violation de l’engagement de conservation, surtout en contribuant au financement de la RPSF et en permettant aux décisions ministérielles d’affaiblir les mécanismes de protection prévus dans cet engagement. Il ajoute que le Canada a [TRADUCTION] « changé de programme » et manqué à son engagement et à son devoir de protéger la tourbière pour tous les Canadiens. La situation est très complexe, poursuit‑il, et la demanderesse prévoit de produire à l’instruction des éléments de preuve qui montreront en quoi les choses en changé depuis la signature de l’engagement de conservation et la mise en branle du projet de construction de la RPSF.

 

[72]           La seule preuve dont je dispose à cet égard est contenue dans l’affidavit de Mme Olson, selon qui la demanderesse croit que la RPSF portera atteinte à l’équilibre hydrologique de la tourbière et aura des incidences défavorables à long terme. On ne m’a présenté aucune preuve digne de ce nom au soutien de ces convictions, qui, en tout état de cause, ne m’aident pas à comprendre la nature de la responsabilité légale des défendeurs à l’égard de la tourbière, ni comment ceux‑ci auraient permis à la situation de se détériorer depuis la signature de l’engagement de conservation.

 

[73]           Il est de droit constant que les parties à une requête en jugement sommaire ne peuvent s’en remettre simplement à leurs actes de procédure et doivent produire des éléments de preuve précis à l’appui de leurs prétentions; voir White c Canada, [1998] ACF no 981 (1re inst.). Les affirmations figurant dans une déclaration qui ne sont pas étayées par des preuves ne seront pas considérées comme des faits prouvés; voir Kirkbi AG c Ritvik Holdings Inc., [1998] ACF no 912. La réponse à une requête en jugement sommaire ne peut se fonder sur des conjectures touchant la preuve qui pourrait être produite à une étape ultérieure de l’instance. En fait, la Cour a le droit de supposer que les parties à une telle requête ont avancé leurs moyens les plus convaincants et que, si l’affaire parvenait au stade de l’instruction, elles n’y déposeraient pas d’autres éléments de preuve. Il ne suffit pas à l’intimé d’affirmer qu’il produira, ou pourrait produire, des éléments plus probants à l’instruction. Voir Rude Native Inc. c Tyrone T. Resto Lounge, 2010 CF 1278.

 

[74]           Dans la présente requête, je ne dispose d’aucun élément de preuve précis sur les préoccupations de fond de la demanderesse, ni sur son affirmation selon laquelle les défendeurs auraient autorisé un changement de programme et manqué aux obligations découlant pour eux de l’engagement de conservation. Je ne dispose non plus d’absolument aucun élément tendant à prouver que les défendeurs auraient assumé sous une forme ou une autre l’obligation juridique de prendre des mesures pour empêcher la Province de construire la RPSF d’une manière susceptible de mettre en péril l’intégrité écologique de la tourbière. La demanderesse s’est contentée d’affirmer l’existence d’obligations juridiques dans l’abstrait, sans essayer de montrer à la Cour comment de telles obligations pourraient découler ou se déduire des faits de l’espèce. La demanderesse déclare que l’environnement est une question importante pour les Canadiens et que la tourbière Burns a besoin d’être protégée, mais elle n’étaye pas son argumentation d’un fondement factuel qui montrerait quels sont les dangers que court la tourbière ou comment les défendeurs, étant donné les faits de l’espèce, sont liés par les obligations juridiques qu’elle leur attribue.

 

[75]           Il y a une raison évidente à cette absence de preuves. La question des obligations du Canada est presque entièrement un point de droit. Nous disposons de tous les accords et principes pertinents qu’il nous faut pour répondre à la question de savoir si la présente action soulève une véritable question litigieuse. Il n’y a pas de problèmes de crédibilité ni de faits contestés. Cette question est bien de celles que la Cour est tout à fait capable d’examiner et de trancher sommairement.

 

[76]           Vu le dossier dont je dispose, les accords applicables, ainsi que les principes et les sources faisant autorité invoqués par les deux camps, j’estime que les défendeurs ont établi le bien‑fondé de leur requête en jugement sommaire. En règle générale, j’accepte le raisonnement suivi et les sources invoqués par ces derniers sur chaque point, et je les fais miens aux fins des présents motifs.

 

L’engagement de conservation

[77]           Le Canada n’est tenu à aucun devoir envers la demanderesse, ni la tourbière Burns, ni l’ensemble de la population, pour ce qui concerne la protection de l’intégrité écologique de ladite tourbière, et ce, pour les raisons suivantes :

a.                   Ni l’engagement de conservation, ni l’accord de gestion, ni le plan de gestion ne créent pour le Canada d’obligations positives touchant la protection de la tourbière.

b.                  Le Canada n’est tenu à aucune obligation fiduciaire relativement à la tourbière, au motif qu’il n’en est pas propriétaire. Qui plus est, il n’est possible de fonder ni en droit ni en equity l’attribution dans la présente espèce d’un devoir découlant d’une « fiducie d’intérêt public ».

c.                   Le Canada n’a assumé aucune obligation fiduciale à l’égard de la tourbière.

d.                  Aucune des lois citées par la demanderesse ne crée pour le Canada d’obligations relatives à la protection de la tourbière.

 

[78]           Le demandeur à une action fondée en contrat telle que la présente doit préciser l’obligation précise à laquelle le défendeur était tenu et alléguer un manquement précis à cette obligation. Or, je conviens avec les défendeurs que l’examen de chacun des textes en question – l’engagement de conservation, l’accord de gestion et le plan de gestion – démontre qu’aucun d’eux ne crée pour le Canada d’obligations touchant la protection de l’intégrité écologique de la tourbière Burns.

 

[79]           Le Canada est le bénéficiaire de l’engagement de conservation et peut décider d’en exiger l’exécution dans le cas où l’un des propriétaires de la tourbière y manquerait. Cependant, cet engagement n’impose au Canada aucune obligation relativement à ladite tourbière.

 

[80]           De plus, l’engagement de conservation ne s’applique qu’à la tourbière et ne limite pas l’utilisation des terres extérieures à cette dernière. Par conséquent, il ne découle de cet engagement aucune obligation de faire en sorte que la Province construise la RPSF d’une manière compatible avec la préservation de la tourbière.

 

[81]           Les restrictions que prévoit l’engagement de conservation à l’utilisation du bien‑fonds ne s’appliquent pas au Canada, puisqu’il n’est pas l’un des propriétaires de la tourbière.

 

[82]           En outre, le Canada n’a pas promis, dans le cadre de l’engagement de conservation, de prendre de mesures pour protéger la tourbière ni d’empêcher les activités susceptibles d’y causer des dommages.

 

[83]           Le Canada est le bénéficiaire de l’engagement de conservation sous le régime de l’article 219 de la Land Titles Act. Si cet engagement lui permet de prendre des mesures pour assurer son exécution ou obtenir réparation en cas de violation par l’un des propriétaires de la tourbière, il ne l’y oblige pas; il stipule au contraire que le Canada peut renoncer à son droit d’invoquer des violations de l’accord, quelle que soit leur nature.

 

L’accord de gestion

[84]           De même, je conviens avec les défendeurs que l’accord de gestion n’a pour effet d’imposer aucun devoir au Canada touchant la protection de la tourbière.

 

[85]           L’engagement de conservation prévoit que les parties élaboreront de concert un plan de gestion pour régir la gestion à long terme de la tourbière. Elles ont conclu l’accord de gestion pour régler leurs rapports en attendant l’achèvement de ce plan.

 

[86]           Les parties à l’accord de gestion sont le Canada, Delta, Vancouver et la Province. Elles y prennent acte, entre autres, de la contribution du Canada à l’achat de la tourbière et du fait que les propriétaires de celle‑ci ont signé un engagement limitant l’utilisation des terres des administrations locales et des terres de la Province.

 

[87]           Il est évident que l’accord de gestion était conçu comme une mesure de transition, pour régler la gestion de la tourbière pendant que les parties élaboreraient de concert le plan de gestion à long terme.

 

[88]           L’accord de gestion ne contient aucune stipulation par laquelle le Canada se serait engagé à prendre des mesures de protection de la tourbière. Le seul engagement souscrit par le Canada dans cet accord est de participer aux activités du groupe mixte chargé de dresser le plan de gestion.

 

[89]           L’accord de gestion n’étaye pas la prétention de la demanderesse selon laquelle le Canada aurait une quelconque obligation de protéger l’intégrité écologique de la tourbière Burns.

 

Le plan de gestion

[90]           Le plan de gestion dont l’engagement de conservation et l’accord de gestion prévoyaient l’élaboration a été achevé en mai 2007. Il expose l’orientation stratégique à suivre et les mesures à prendre pour maintenir l’intégrité écologique de la tourbière.

 

[91]           Comme les défendeurs le font observer, le plan de gestion n’est pas un contrat, mais un document de politique produit par une équipe réunissant des représentants de Vancouver, de la Province, de Delta et du Canada.

 

[92]           Le plan de gestion définit les priorités de gestion de la tourbière et expose les mesures recommandées en conséquence pour ce qui concerne l’équilibre hydrologique, la partie surbaissée, la faune, la flore et leurs habitats, les intérêts fonciers, l’accès aux terres de ladite tourbière et leurs liens avec les terres contiguës ainsi que la sensibilisation du public.

 

[93]           Je pense comme les défendeurs que le plan de gestion ne crée pour le Canada aucune obligation quant à la protection de l’intégrité écologique de la tourbière. Je conviens également avec eux que ce plan n’étaye pas la prétention de la demanderesse selon laquelle le Canada serait tenu à un quelconque devoir de protection de cette intégrité.

 

L’absence de devoir fiduciaire

[94]           Selon la demanderesse, le Canada est tenu à diverses obligations fiduciaires relativement à la tourbière, mais elle n’éclaire guère la Cour sur la manière dont de telles obligations découleraient ou pourraient se déduire des faits de la présente espèce. Plus précisément, la demanderesse soutient que le Canada est lié par une [TRADUCTION] « relation environnementale, et/ou fiduciale, et/ou fiduciaire légale » et qu’une [TRADUCTION] « fiducie d’intérêt public, et/ou en equity, ou environnementale » a été [TRADUCTION] « créée par effet du droit canadien de l’environnement ». Mais les défendeurs et la Cour en sont réduits à des conjectures sur la manière dont ces obligations auraient pu naître dans la présente espèce. Les défendeurs ont rappelé à la Cour les principes fondamentaux applicables et ont à mon sens clairement démontré que la présente espèce ne révèle aucun fondement pour de telles obligations.

 

[95]           Rappelons d’abord que la fiducie est une catégorie de relation fiduciale où le fiduciaire détient le titre de propriété du bien visé et gère celui‑ci pour le compte d’un autre, qui en a la jouissance exclusive. Comme les défendeurs l’ont fait observer, l’existence d’une fiducie est subordonnée à trois conditions essentielles, qu’on appelle communément les « trois certitudes » :

[TRADUCTION] (...) premièrement, le présumé constituant doit exprimer son intention de manière impérative; deuxièmement, la matière ou le bien fiduciaire doit être déterminé avec certitude; et troisièmement, les objets de la fiducie doivent aussi être certains. Cela signifie que le présumé constituant, qu’il donne le bien aux conditions d’une fiducie ou le transmette en fiducie pour une contrepartie, doit exprimer sans ambiguïté son intention de voir l’acquéreur le détenir en fiducie. Il n’y a pas fiducie lorsque l’acquéreur acquiert absolument le bien, n’étant tenu qu’à l’obligation morale d’en faire un usage déterminé. S’il y a expression impérative d’intention, il faut en deuxième lieu établir que le constituant a désigné ou décrit le bien visé en termes si clairs qu’il peut être identifié avec certitude. Troisièmement, les objets de la fiducie doivent être définis avec une clarté égale. Il ne doit y avoir aucune incertitude sur le point de savoir si une personne déterminée est en fait un bénéficiaire de la fiducie. Si l’une ou l’autre de ces trois certitudes est absente, la prétendue fiducie n’atteint pas le seuil de l’existence, c’est‑à‑dire qu’elle est entachée de nullité.

 

Voir la décision Scrimes, précitée, paragraphe 16.

 

 

[96]           Pour établir l’existence d’une fiducie, il faut aussi prouver que le bien fiduciaire est dévolu au fiduciaire. Comme il est indiqué au paragraphe 17 de la décision Scrimes, précitée, il ne peut exister de fiducie sans [TRADUCTION] « un intérêt en equity fondé sur une obligation de conscience que l’on peut faire valoir contre le propriétaire en common law » du bien fiduciaire.

 

[97]           Il s’ensuit que la demanderesse doit prouver que le Canada a acquis un bien fiduciaire donné avec l’intention de le détenir en fiducie en vue de l’objet précisé.

 

[98]           La demanderesse ne définit pas avec précision le bien fiduciaire dans sa déclaration, mais se contente d’y affirmer que le Canada est lié à la tourbière par une [TRADUCTION] « relation fiduciaire ». Elle semble donc soutenir que le Canda détient la tourbière en fiducie.

 

[99]           Or, le Canada n’est pas propriétaire de la tourbière. C’est une condition essentielle de l’existence d’une fiducie que le bien fiduciaire appartienne au fiduciaire. Il n’y a pas de fiducie tant que le bien fiduciaire n’est pas dévolu au fiduciaire. Par conséquent, je pense comme les défendeurs que le Canada n’est pas fiduciaire de la tourbière et n’est tenu à son égard à aucune obligation fiduciaire, que ce soit envers ladite tourbière même, la demanderesse ou la population canadienne.

 

[100]       En dépit du fait que le Canada n’est pas propriétaire de la tourbière, la demanderesse soutient qu’une [TRADUCTION] « fiducie d’intérêt public, et/ou en equity, ou environnementale » a été créée par effet d’un accord, de la loi et/ou de la doctrine de la fiducie environnementale. Je conviens avec les défendeurs que ces allégations n’ont aucune chance d’être accueillies.

 

[101]       L’examen des clauses de l’engagement de conservation montre que celui‑ci ne crée pas de relation fiduciaire entre le Canada et la tourbière.

 

[102]       L’engagement de conservation est un contrat entre le Canada et les propriétaires de la tourbière, qui définit la portée de l’intérêt du gouvernement fédéral dans cette dernière. Or, on peut constater qu’il ne confère au Canada ni titre de propriété ni contrôle sur ladite tourbière.

 

[103]       En outre, l’engagement de conservation indique expressément qu’il [TRADUCTION] « ne crée ni ne suppose entre [les parties] aucune obligation ni aucune responsabilité délictuelles ou fiduciales de quelque nature qu’elles soient, et qu’il n’a pour effet de créer d’obligation de diligence ni d’autre obligation pour aucune des parties envers qui que ce soit ».

 

[104]       Rappelons à ce propos l’observation suivante formulée au paragraphe 70 de la décision Zeitler, précitée :

[TRADUCTION] Lorsqu’on a établi qu’une relation contractuelle lie les parties, l’interprétation des faits ou des documents ne doit pas les déformer ou insister indûment sur tel ou tel de leurs aspects pour pouvoir conclure à l’existence d’une fiducie, là où une interprétation raisonnable et impartiale révélerait qu’il n’a été envisagé ni créé rien de tel.

 

Voir aussi la décision Scrimes, précitée, paragraphe 19.

 

[105]       Étant donné la clause de dénégation expresse d’obligations fiduciales que contient l’engagement de conservation, je pense comme les défendeurs que ce serait en [TRADUCTION] « déformer » les termes que de conclure qu’il créait une quelconque forme de devoir fiduciaire pour le Canada. Cet aspect de l’action est voué à l’échec.

 

L’absence de fiducie publique

[106]       La demanderesse invoque aussi l’existence d’une [TRADUCTION] « fiducie d’intérêt public [...] créée par effet du droit canadien de l’environnement », et soutient que les défendeurs ont avec la tourbière une [TRADUCTION] « relation fondée sur une fiducie d’intérêt public et/ou en equity ». Elle fait valoir que, en vertu de cette [TRADUCTION] « fiducie d’intérêt public », le Canada est tenu de prendre des mesures positives pour protéger un bien‑fonds appartenant à d’autres. Cela me paraît être le principal argument de la demanderesse.

 

[107]       Mon examen de la jurisprudence confirme l’affirmation des défendeurs selon laquelle aucun tribunal canadien n’a reconnu jusqu’à maintenant l’existence pour la Couronne d’un devoir fiduciaire d’intérêt public qui l’obligerait à prendre des mesures positives pour protéger l’environnement en général ou un bien déterminé.

 

[108]       Dans l’arrêt Canfor, précité, le juge Binnie a examiné la possibilité qu’il y ait place dans le droit canadien pour une doctrine de la fiducie d’intérêt public, semblable à celle qu’on trouve dans le droit américain. Cependant, après avoir examiné le droit américain afférent à ces questions, il a conclu que l’affaire à l’examen ne se prêtait pas à l’étude de celles‑ci, au motif qu’elles n’avaient pas été débattues à fond devant les tribunaux d’instance inférieure.

 

[109]       La doctrine américaine de la fiducie d’intérêt public reconnaît la possibilité qu’un État puisse détenir certaines terres en fiducie pour le public. Cette doctrine a été invoquée pour permettre à l’État d’intenter des poursuites pour la dégradation de ressources publiques et pour limiter l’utilisation par l’État même de certaines terres domaniales.

 

[110]       L’élément principal des décisions américaines examinées par le juge Binnie semble être qu’il s’y agissait d’obligations d’État relatives à des ressources publiques.

 

[111]       Dans l’arrêt Canfor, la Province était propriétaire des terres en question et demandait une évaluation des dommages‑intérêts à payer pour la dégradation de ces ressources publiques. Comme les défendeurs le font remarquer, c’est là une situation très différente de la présente espèce, où la tourbière n’appartient pas au Canada. Il est difficile d’imaginer comment le Canada pourrait être tenu à un devoir fiduciaire d’intérêt public à l’égard de terres dont il n’est pas propriétaire. La demanderesse fait valoir une notion large, vague et non définie qui, en fin de compte, revient à dire que le Canada est tenu à un devoir général, fondé sur une fiducie publique, de protéger l’environnement de la manière qu’elle affirme être juste dans la présente espèce. Cette prétention est dénuée de fondement juridique, tout comme, à mon sens, elle est contraire aux principes établis et à l’obligation du Canada de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’ensemble des citoyens.

 

[112]       Les défendeurs me paraissent avoir raison de souligner que la non‑possession de la tourbière par le Canada crée une situation de fait complètement différente de celle proposée à l’examen de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canfor. La demanderesse ne soutient pas que le Canada soit tenu de protéger des terres domaniales fédérales, mais elle essaie plutôt de lui faire attribuer le devoir fiduciaire de prendre des mesures pour protéger des terres qui appartiennent à la Province, à Vancouver et à Delta. Je conviens avec les défendeurs que l’attribution d’un tel devoir au Canada dans la présente espèce ne pourrait se fonder ni en droit ni en equity. Cet aspect de l’action est aussi voué à l’échec.

 

L’absence de devoir fiducial

[113]       La demanderesse affirme en outre que le Canada a envers elle, le public canadien et la tourbière même une obligation fiduciale.

 

[114]       Je pense comme les défendeurs que cette prétention est vouée à l’échec. La Couronne n’a pas d’obligation fiduciale envers l’ensemble de la population.

 

[115]       Par ailleurs, la demanderesse n’a aucune chance de faire accueillir sa prétention voulant que le Canada ait une obligation fiduciale envers la tourbière même. En effet, il ne peut y avoir d’obligations fiduciales qu’envers des personnes ou des groupes de personnes, pas des lieux géographiques.

 

[116]       Pour obtenir gain de cause sur ce point, la demanderesse doit donc établir que le Canada est tenu à une obligation fiduciale envers elle‑même.

 

[117]       Les défendeurs ont raison de faire observer que la relation liant la Couronne et la demanderesse n’entre dans aucune des catégories reconnues de relations fiduciales (soit les relations entre fiduciaire et bénéficiaire, entre liquidateur et bénéficiaire, entre avocat et client, entre mandataire et mandant, entre administrateur et société, entre tuteur et pupille ou entre parent et enfant). Par conséquent, pour voir accueillir sa prétention fondée sur un devoir fiducial, la demanderesse doit établir l’existence d’une relation fiduciale ad hoc.

 

[118]       La Cour suprême du Canada a récemment souligné dans l’arrêt Elder Advocates, précité, que « les caractéristiques précises des responsabilités et des fonctions du gouvernement signifient que le gouvernement aura des obligations fiduciaires seulement dans des circonstances restreintes et particulières ».

 

[119]       L’établissement d’un devoir fiduciaire ad hoc dépend des conditions suivantes :

a.                   La preuve doit montrer que le présumé fiducial s’est engagé à agir au mieux des intérêts d’un bénéficiaire.

b.                  Le présumé fiducial doit être tenu à ce devoir envers une personne déterminée ou un groupe de personnes déterminé qui sont vulnérables par rapport à lui, au sens où il exerce sur eux un pouvoir discrétionnaire.

c.                   Le demandeur doit démontrer que le présumé pouvoir fiduciaire peut avoir un effet sur les intérêts juridiques du bénéficiaire ou sur ses intérêts pratiques essentiels.

 

[120]       Je conviens avec les défendeurs que la demanderesse ne remplit aucune de ces conditions.

 

[121]       Premièrement, le Canada ne s’est pas engagé à agir au mieux des intérêts de la demanderesse. Il est d’ailleurs rare que l’on puisse conclure que la Couronne a pris un tel engagement :

Obliger un fiduciaire à faire passer les intérêts du bénéficiaire avant les siens est donc essentiel à la relation. Imposer un tel fardeau à l’État va naturellement à l’encontre de son obligation d’agir au mieux des intérêts de la société dans son ensemble et de répartir les ressources limitées entre les groupes opposés dont les demandes d’aide sont tout aussi valables [...]

 

Voir l’arrêt Elder Advocates, précité, paragraphe 44.

 

 

[122]       S’il est vrai qu’un engagement de la nature susdite peut être aussi bien tacite qu’exprès, « une obligation générale envers le public ou des secteurs du public ne peut remplir les conditions d’un engagement », et « [i]l ne suffit pas simplement de conférer à une autorité publique un pouvoir discrétionnaire ayant une incidence sur les intérêts d’une personne ». Voir l’arrêt Elder Advocates, précité, paragraphes 45 et 48.

 

[123]       Dans la présente espèce, le Canada ne s’est pas engagé à faire passer les intérêts de la demanderesse avant ceux de tous les autres. En fait, l’engagement de conservation porte expressément qu’il ne crée aucun devoir envers aucun tiers. L’absence d’une promesse de loyauté sans partage envers la demanderesse suffit en soi à justifier le rejet de sa prétention fondée sur une obligation fiduciale.

 

[124]       Cependant, je pense comme les défendeurs que la demanderesse ne remplit pas non plus la deuxième ni la troisième condition du critère énoncé dans l’arrêt Elder Advocates. L’État a le droit d’établir des distinctions entre différents groupes. Pour établir l’existence d’un devoir fiducial, la demanderesse « doit démontrer que le fiduciaire a renoncé délibérément aux intérêts de toutes les autres parties en sa faveur ou en faveur de son groupe ». Voir l’arrêt Elder Advocates, précité, paragraphe 49. Or, rien d’autre que l’adhésion volontaire à une organisation ne distingue les membres de l’association demanderesse de tout autre membre du public canadien. L’association demanderesse a un intérêt dans la préservation de la tourbière, mais il est loisible au gouvernement du Canada de choisir entre des intérêts concurrents.

 

[125]       Enfin, la demanderesse n’a pas d’intérêt juridique ni d’intérêt pratique essentiel dans la tourbière. Elle doit établir plus qu’une « incidence d’un caractère général sur le bien‑être, les biens ou la sécurité d’une personne ». L’intérêt touché doit être un intérêt de droit privé précis sur lequel la personne exerçait déjà un droit distinct et absolu. Voir l’arrêt Elder Advocates, précité, paragraphe 51. Or, la demanderesse n’a pas de droit de cette nature sur la tourbière : elle a, à la préservation de l’environnement de la Colombie‑Britannique, le même intérêt que tous.

 

L’absence de devoir d’origine législative

[126]       La demanderesse formule l’allégation générale que la Loi sur les pêches, la LCOM, la LCPE et la LEP créent pour le Canada [TRADUCTION] « une relation fiduciaire, et/ou fiduciale, et/ou juridique avec la tourbière Burns ». À mon sens, aucune de ces lois n’impose aux défendeurs le devoir de protéger celle‑ci. La Loi sur les pêches est une loi concernant la réglementation fédérale des pêches au Canada. La LCOM met en œuvre la Convention pour la protection des oiseaux migrateurs au Canada et aux États‑Unis. La LCPE se donne pour objet de prévenir la pollution et de protéger l’environnement et la santé humaine en vue de contribuer au développement durable. La LEP, enfin, est une loi concernant la protection des espèces sauvages en péril au Canada. Aucune disposition de ces lois ne porte ni n’implique que le Canada ait une quelconque relation fiduciale, fiduciaire ou juridique avec la tourbière.

 

[127]       Une loi ne crée pas de devoir fiducial à moins de disposer expressément qu’elle le fait :

S’il est allégué que l’engagement [créant une obligation fiduciale] découle d’une loi, le libellé de la loi doit manifestement l’appuyer [...] Il ne suffit pas simplement de conférer à une autorité publique un pouvoir discrétionnaire ayant une incidence sur les intérêts d’une personne.

 

Voir l’arrêt Elder Advocates, précité, paragraphe 45.

 

 

[128]       Je me trouve de nouveau d’accord avec les défendeurs, cette fois pour dire que la prétention basée sur un devoir légal ne peut qu’être rejetée, au motif qu’on ne saurait constater sur aucun fondement l’existence d’une obligation prévue par la loi.

 

Conclusions

[129]       La demanderesse a choisi de répondre à la présente requête et de la contester non pas en essayant de réfuter les moyens de fait et de droit des défendeurs, mais en invoquant l’importance de l’environnement et en affirmant que le Canada devrait prendre en charge la gérance de la tourbière, de manière à dissiper les inquiétudes que lui inspire la RPSF. La seule preuve dont je dispose à propos de ces inquiétudes est constituée par l’affidavit de Mme Olson, qui m’informe que la demanderesse ne souhaite pas faire obstacle à la construction de la RPSF, mais veut plutôt voir réexaminer et/ou modifier le projet, de telle sorte que la zone élevée de la tourbière produise un drainage suffisant et que ladite tourbière ne subisse pas un assèchement qui provoquerait des dommages écologiques et environnementaux.

 

[130]       Il se peut très bien que ce soient là des objectifs tout à fait valables, et je peux parfaitement comprendre les inquiétudes qu’inspire à la demanderesse l’avenir de la tourbière comme les contrariétés qu’elle éprouve à essayer de trouver le cadre juridique qui conviendrait à l’expression de ces inquiétudes. Mais je ne dispose d’aucun élément qui attesterait le bien‑fondé de celles‑ci ni, chose plus importante, qui donnerait à penser que les défendeurs ont l’obligation légale – ou le droit juridiquement reconnu – d’intervenir au nom de la demanderesse pour exiger de la Province qu’elle réexamine et/ou modifie le projet de construction de la RPSF, selon des modalités qui, de surcroît, n’ont pas même été proposées devant moi.


JUGEMENT

 

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

 

1.                  La requête en jugement sommaire des défendeurs est accueillie, et l’action de la demanderesse est rejetée avec dépens aux défendeurs.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1963‑10

 

INTITULÉ :                                                  LA BURNS BOG CONSERVATION SOCIETY

 

                                                                        et

 

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE MINISTRE DES TRANSPORTS ET DE L’INFRASTRUCTURE, LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT, LE MINISTRE DES PÊCHES ET LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 12 juillet 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 29 août 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

James L. Straith

POUR LA DEMANDERESSE

 

Sheri Vigneau

Lindsay Morphy

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

James L. Straith

Straith Law Corporation

Ocean House (Pacific)

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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