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Date : 20120830

Dossier : T‑975‑11

Référence : 2012 CF 1036

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 août 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

LOUIS TAYPOTAT

 

demandeur

 

et

 

SHELDON TAYPOTAT, MICHAEL BOB,
JANICE MCKAY, IRIS TAYPOTAT ET
VERA WASACASE EN TANT QUE CHEF ET
REPRÉSENTANTS DU CONSEIL DE LA
PREMIÈRE NATION DE
KAHKEWISTAHAW

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire et d’ordonnance de quo warranto introduite par Louis Taypotat (le demandeur) en vertu du paragraphe 18(1) et de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Le demandeur se dit préoccupé par les événements qui ont entouré l’élection du chef et du conseil de la Première nation de Kahkewistahaw (la Première nation) le 13 mai 2011 (l’élection). Les défendeurs sont le chef et les conseillers de la Première nation élus lors de ce scrutin.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. La Kahkewistahaw Election Act (la loi électorale ou la loi) a été validement promulguée, et le processus électoral était équitable et conforme à la loi.

 

1. Les faits

[3]               Le demandeur a rempli les fonctions de chef de la Première nation pendant un total de vingt‑sept ans, de 1973 à 1989, de 1992 à 1993 puis de 1997 à 2007. Lors du dernier scrutin qui a eu lieu le 15 mai 2009, il a perdu l’élection pour le poste de chef par quatre votes au profit de Sheldon Taypotat, son neveu et l’un des défendeurs. C’était la dernière élection organisée dans la Première nation en vertu des règles électorales de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5 (la Loi sur les Indiens).

 

[4]               Le demandeur a étudié en pensionnat jusqu’à l’âge de quatorze ans, et un test de formation générale a révélé que son niveau de scolarité correspondait à la dixième année. Il a reçu un diplôme honorifique du Saskatchewan Indian Institute of Technology.

 

[5]               Alors qu’il était chef de la Première nation, le demandeur a instauré un processus de transition pour que les élections tenues au titre de la Loi sur les Indiens obéissent désormais à un code électoral coutumier. Le changement s’est effectué conformément à la Politique sur la conversion à un système électoral communautaire (la Politique) du ministère des Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (le ministère). Le demandeur affirme avoir été motivé par un désir de diminuer le nombre d’élections et d’assurer une certaine stabilité dans la communauté en prolongeant de deux à trois ans la durée des mandats.

 

[6]               Le premier avant‑projet de la loi électorale proposé a été rédigé en 1998; il incluait une disposition exigeant que les candidats aient un [traduction] « niveau de scolarité postsecondaire ou une formation/expérience équivalente » pour être éligibles au poste de chef ou de conseiller. Le terme « expérience » a été supprimé des ébauches ultérieures de la loi, dont les dispositions pertinentes sont ici reproduites :

[traduction
Exigences en matière d’éligibilité

 

9.03 Les candidats doivent :

 

[...]

 

c) avoir un niveau de scolarité minimum de douzième année, ou un niveau équivalent ou supérieur;

 

[...]

 

Déclaration du candidat

 

10.01 Pour être reconnu comme candidat à une élection, l’intéressé doit déclarer son intention de se présenter en cette qualité au plus tard à 16 h, heure locale, le dixième (10e) jour précédant la réunion de mise en candidature, pour fournir au fonctionnaire électoral tous les documents relatifs à la déclaration suivants :

 

[...]

 

d) la copie d’un certificat attestant qu’il a un niveau de scolarité minimum de douzième année, ou un niveau de scolarité équivalent ou supérieur;

 

[...]

 

Examen des documents relatifs à la déclaration

 

10.04 Avant la réunion de mise en candidature, le fonctionnaire électoral examine chacun des documents relatifs à la déclaration du candidat soumis par les intéressés pour s’assurer qu’ils sont bien éligibles. Si l’intéressé est éligible, le fonctionnaire électoral certifie ce fait sur le formulaire de déclaration d’intention du candidat. Le fonctionnaire électoral avise chaque intéressé qui ne remplit pas les exigences d’éligibilité. La décision du fonctionnaire électoral portant qu’un intéressé n’est pas apte à se présenter à une élection est définitive, contraignante et sans appel.

 

[7]               Le comité des membres, établi en vertu du Kahkewistahaw First Nation Membership Code (code d’affiliation de la Première nation de Kahkewistahaw), s’est vu confier la mission de rédiger une ébauche de la loi électorale et d’encourager un processus référendaire afin de connaître l’opinion des membres de la Première nation au sujet de la loi proposée. Les défendeurs soutiennent que le comité des membres chargé d’élaborer la loi électorale s’est réuni au moins vingt‑cinq fois, qu’il a préparé au moins dix‑sept ébauches et consulté le conseil de bande et des membres de la Première nation tout au long du processus. Le demandeur fait valoir que la loi électorale a été débattue à plusieurs reprises lors de réunions des Aînés de Kahkewistahaw, et que ceux‑ci ont rejeté la loi en 2007 et ne l’ont jamais acceptée depuis. Les défendeurs contestent cette affirmation et ajoutent que, de toute manière, la ratification des Aînés n’était pas une condition nécessaire pour que la loi électorale soit validement promulguée.

 

[8]               Le demandeur soutient que la loi électorale ne prévoyait pas que les Aînés auraient un rôle à jouer quant à la détermination de l’éligibilité d’un candidat, contrairement à la coutume de la bande durant les élections procédant de la Loi sur les Indiens.

 

[9]               Entre le 5 et le 18 mars 2008, la proposition de loi électorale a été distribuée aux membres de la Première nation et, le 21 juillet suivant, le conseil de bande a approuvé l’avis de vote de ratification de la loi. Le 6 septembre 2008, le premier vote de ratification a eu lieu, mais sans succès, en raison de la faible participation électorale. Sur les 984 électeurs admissibles, seuls 164 ont voté : 120 ont approuvé la loi électorale et 44 l’ont rejetée.

 

[10]           Le 26 mars 2009, un deuxième vote de ratification a été organisé à l’intention des membres de la Première nation (le deuxième vote). Pour les 1007 électeurs admissibles, 231 bulletins ont été déposés : 190 étaient favorables à l’adoption de la loi électorale, 41 étaient contre, et un bulletin a été rejeté. Le 15 mai 2009, le demandeur a perdu l’élection pour le poste de chef.

 

[11]           La Politique permet l’adoption d’un code électoral coutumier par une majorité des électeurs de la Première nation ou, si « la communauté approuve le système de toute autre manière ayant fait l’objet d’une entente entre la Première nation et le ministère » (dossier du demandeur, volume II, page 453). Après en avoir fait la demande, le nouveau chef a obtenu l’autorisation du ministère de prolonger le vote relatif à l’adoption de la loi électorale. Le 22 janvier 2010, une extension de vote (l’extension du vote) a permis aux électeurs admissibles qui n’avaient pas participé au deuxième vote de ratification de voter. Sur les 776 électeurs admissibles, 252 se sont prononcés en faveur de l’adoption de la loi, 31 contre, et sept votes ont été rejetés, annulés ou remplis incorrectement. Si l’on combine ces résultats à ceux du deuxième vote, le nombre total d’électeurs admissibles s’élevait à 1007, sur lesquels 483 ont voté : 409 en faveur de l’adoption de la loi et 72 contre. Il manquait 22 votes pour obtenir une majorité d’électeurs admissibles.

 

[12]           La loi électorale a été soumise au ministère le 26 février 2010 et, le 18 février 2011, la Première nation a été retirée de l’application des dispositions électorales de la Loi sur les Indiens pour être désormais assujettie à la loi électorale coutumière.

 

[13]           L’élection suivante devait avoir lieu le 13 mai 2011. Le 23 février 2011, Corina Rider (la fonctionnaire électorale) a été engagée par la Première nation comme directrice de scrutin en vue de l’élection. Le 2 avril suivant, elle a reçu une liste des candidats potentiels, au nombre desquels figurait le demandeur, et a passé en revue les documents pour s’assurer qu’ils étaient conformes à l’article 10.04 de la loi électorale.

 

[14]           Le terme « équivalent » figurant à l’article 9.03 de la loi électorale n’est défini nulle part. La fonctionnaire électorale a évoqué le diplôme honorifique de Louis Taypotat avec le président du Saskatchewan Indian Institute of Technology, et noté qu’il lui avait été remis en reconnaissance de ce qu’il avait fait pour la communauté. Elle a également reçu un avis juridique écrit sur la question le 8 avril 2011.

 

[15]           Le 12 avril 2011, la fonctionnaire électorale a informé le demandeur qu’il ne pouvait être reconnu comme candidat qualifié parce qu’il ne satisfaisait pas à l’alinéa 10.01d) de la loi électorale. Elle ne lui a pas donné la possibilité d’être entendu à ce sujet avant de rendre sa décision. L’avocat du demandeur a avisé la fonctionnaire électorale que son client entamerait des procédures judiciaires si son inéligibilité était confirmée.

 

[16]           Le 13 avril 2011, la fonctionnaire électorale a tenu une réunion de mise en candidature durant laquelle le demandeur a été désigné pour briguer le poste de chef; la fonctionnaire électorale a toutefois rejeté sa candidature pour cause d’inéligibilité. Comme Sheldon Taypotat était le seul autre candidat ayant les qualifications requises aux termes de la loi électorale, il n’y a pas eu de vote, et il a été élu au poste de chef par acclamation.

 

[17]           Une pétition déclarant que l’exigence de la loi concernant les études ne reflétait pas la coutume électorale de la bande a été lancée. D’après le demandeur, cette pétition a commencé à circuler avant les élections, mais les défendeurs signalent qu’elle n’est pas datée. Elle a été signée par 340 membres de la Première nation, même s’ils n’étaient pas tous des électeurs admissibles au moment du deuxième vote ou de l’extension du vote.

 

[18]           Le 10 juin 2011, le demandeur a déposé la présente demande de contrôle judiciaire dans laquelle il sollicitait les mesures de réparation suivantes : 1) une déclaration portant que les alinéas 9.03c) et 10.03d) de la loi électorale sont invalides; 2) une déclaration sous la forme d’un bref de quo warranto portant que les défendeurs n’ont pas le droit d’exercer leur mandat; 3) une déclaration ordonnant la tenue immédiate d’une nouvelle élection conformément à la coutume de la Première nation; 4) les dépens.

 

2.  Les questions en litige

[19]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève quatre questions :

a) Le demandeur a‑t‑il épuisé tous les autres recours avant d’introduire la présente demande?

b) La loi électorale faisait‑elle l’objet d’un large consensus au sein de la Première nation?

c) Le demandeur a‑t‑il été traité équitablement?

d) Les dispositions contestées sont‑elles discriminatoires et contraires à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 [la Charte].

 

3. Analyse

a) Le demandeur a‑t‑il épuisé tous les autres recours avant d’introduire la présente demande?

[20]           Les défendeurs font valoir que le demandeur n’a pas épuisé tous les recours en appel dont il pouvait se prévaloir avant de se présenter devant la Cour fédérale. Les articles 18 et 23 de la loi électorale prévoient un mécanisme d’appel des résultats d’une élection s’il y a eu infraction à la loi, tandis que l’alinéa 25.01c) permet de modifier la loi par une pétition signée par cent électeurs. Les défendeurs soutiennent que si la présente demande de contrôle est instruite, la Cour outrepassera sa compétence en matière de supervision du système.

 

[21]           Il est bien établi que les cours de justice n’exerceront pas leur pouvoir discrétionnaire en cas d’actions ou de demandes dans lesquelles la partie lésée dispose d’autres recours appropriés dont elle ne s’est pas prévalue ou qu’elle n’a pas épuisés. Le précédent faisant autorité sur ce qui constitue un « autre recours approprié » est l’arrêt Harelkin c Université de Regina, [1979] 2 RCS 561, de la Cour suprême. Dans un passage souvent cité, la Cour suprême a formulé le critère en ces termes (à la page 588) :

Pour évaluer si le droit d’appel de l’appelant au comité du sénat constituait un autre recours approprié et même un meilleur recours que de s’adresser aux cours par voie de brefs de prérogative, il aurait fallu tenir compte de plusieurs facteurs dont la procédure d’appel, la composition du comité du sénat, ses pouvoirs et la façon dont ils seraient probablement exercés par un organisme qui ne constitue pas une véritable cour d’appel et qui n’est pas tenu d’agir comme s’il en était une, ni n’est susceptible de le faire. D’autres facteurs comprennent le fardeau d’une conclusion antérieure, la célérité et les frais.

 

 

[22]           En l’occurrence, les articles 18 et 23 de la loi électorale ne prévoient manifestement aucun autre recours approprié. L’article 18.02 de la loi énonce les motifs d’appels :

[traduction
18.02 Seuls sont recevables les motifs d’appel suivants :

 

a) la personne déclarée élue n’était pas apte à être candidate;

 

b) les procédures suivies et susceptibles d’avoir influé sur les résultats de l’élection contrevenaient à la présente loi;

 

c) il y a eu une manœuvre corruptrice en rapport avec l’élection.

 

 

[23]           Le demandeur conteste le processus ayant abouti à l’adoption de la loi électorale et remet donc en question sa validité ainsi que son interprétation par la fonctionnaire électorale (en particulier en ce qui touche l’alinéa 9.03c)). Ces arguments vont bien au‑delà des motifs d’appel figurant à l’article 18.02 de la loi, puisque le demandeur n’invoque pas de violation de la loi. Par conséquent, la procédure d’appel prévue par la loi électorale ne lui serait d’aucune utilité et ne saurait être considérée comme un autre recours approprié.

 

b) La loi électorale faisait‑elle l’objet d’un large consensus au sein de la Première nation?

[24]           Les principes juridiques applicables à la question de savoir si la loi électorale a été validement adoptée ne sont pas contestés par les parties. Les avocats du demandeur et des défendeurs s’appuient d’ailleurs à cet égard sur la même jurisprudence. Je ne résumerai donc ces principes que brièvement.

 

[25]           La Loi sur les Indiens ne contient aucune directive sur la manière de reconnaître les coutumes de bande. La jurisprudence a comblé ce silence, et il est à présent bien établi que pour prouver l’existence d’une coutume de bande ayant trait à l’élection du chef et du conseil, il faut démontrer que celle‑ci repose sur un « large consensus » au sein des membres de la Première nation. Ce principe a été énoncé dans Bigstone c Big Eagle, [1992] ACF no 16, 52 FTR 109 (CA), où le juge Strayer a déclaré (à la page 8) :

Sauf si elle est définie par ailleurs dans le cas d’une bande donnée, la « coutume » doit inclure, à mon sens, des pratiques touchant le choix d’un conseil qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande, qui font donc l’objet d’un large consensus. [...] Pour ce qui est de la validité de la constitution, la question véritable semble donc se rattacher à sa légitimité politique, et non juridique : la constitution résulte‑t‑elle de l’accord de la majorité de ceux qui, d’après la preuve produite, paraissent être des membres de la bande?

 

 

[26]           Ce précédent a été systématiquement suivi par la Cour. Après avoir attentivement passé en revue la jurisprudence sur le sujet, le juge Martineau a élargi le critère en ces termes :

Pour qu’une règle devienne une coutume, la pratique se rapportant à une question ou situation donnée qui est visée par cette règle doit être fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un « large consensus » quant à son applicabilité. Cette description exclurait les comportements sporadiques visant à corriger des difficultés d’application exceptionnelles à un moment donné ainsi que d’autres pratiques qui sont manifestement considérées au sein de la communauté comme des pratiques suivies à titre d’essai. S’il existe, ce « large consensus » prouvera la volonté de la communauté à un moment donné de ne pas considérer le code électoral adopté comme un document exhaustif et exclusif. Ce consensus aura pour effet d’exclure de l’équation un nombre infime de membres d’une bande qui se sont constamment opposés à l’adoption d’une règle régissant les élections à titre de règle coutumière.

 

Mohawk de Kanesatake c Conseil mohawk de Kanesatake, 2003 CFPI 115, [2003] 4 CF 1133, au paragraphe 36.

 

 

[27]           Les cours de justice ont expliqué de plusieurs façons à quoi tient un large consensus. Dans certaines circonstances, celui‑ci peut découler de l’effet cumulatif d’un certain nombre d’événements, ou d’un événement unique tel que l’adoption d’un code particulier : Première nation de Nekaneet c Oakes, 2009 CF 134, [2009] ACF no 83, au paragraphe 39; McLeod Lake Indian Band c Chingee, [1998] ACF no 1185, 153 FTR 257 (CF 1re inst.). Il est également admis que la teneur de la coutume d’une bande peut varier dans le temps, ou d’une bande à l’autre, au gré de la volonté de ses membres : McLeod Lake Indian Band c Chingee, [1998] ACF no 1185, 153 FTR 257 (CF 1re inst.), au paragraphe 19; Six Nations Traditional Hereditary Chiefs c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1991] ACF no 141, 43 FTR 132 (CF 1re inst.); Mohawk de Kanesatake, précité, au paragraphe 25.

 

[28]           L’existence d’une coutume de bande doit être établie par ceux qui l’invoquent. En d’autres termes, c’est aux défendeurs qu’il incombe de prouver que la loi électorale représente la coutume de la bande, en ce sens qu’elle repose sur un large consensus au sein de ses membres : McArthur c Saskatchewan (Registrar, Department of Indian Affairs and Northern Development), [1992] SJ no 189, 91 DLR (4th) 666 (CBR Sask); décision Mohawk de Kanesatake, précitée, au paragraphe 21.

 

[29]           Un certain nombre de décisions indiquent qu’il n’est pas nécessaire qu’une majorité de membres de la Première nation votent en faveur de l’adoption d’un code électoral coutumier et qu’il n’existe aucune obligation juridique d’établir le consensus majoritaire d’une manière particulière. Inversement, il ne suffit pas qu’un changement soit appuyé par une simple majorité d’électeurs pour modifier une coutume établie. Comme le déclarait le juge Reed dans la décision McLeod Lake Indian Band, précitée, au paragraphe 18 :

La question à laquelle il reste à répondre est de savoir si un « large consensus » est synonyme d’une « décision prise à la majorité des voix des membres de la bande présents à une assemblée générale convoquée avec préavis ». J’estime que cela peut être le cas ou non, selon un certain nombre de facteurs. Si, par exemple, l’assemblée générale était tenue à un endroit ou à un moment faisant en sorte qu’il est difficile pour plusieurs membres d’y assister et qu’il n’y avait aucune possibilité de voter par procuration, elle pourrait ne pas satisfaire au critère du large consensus. Si l’avis de convocation ne fournissait pas suffisamment de détails sur ce qui serait proposé à cette assemblée ou qu’il n’était pas donné suffisamment à l’avance pour permettre aux gens d’avoir réellement la possibilité d’y assister, l’assemblée ne satisferait alors pas à ce critère.

 

 

[30]           En bref, l’existence d’une coutume au sein d’une bande et la question de savoir si elle a été modifiée avec l’accord substantiel de ses membres dépendront toujours des circonstances. Quelques exemples tirés de la jurisprudence suffiront à l’illustrer.

 

[31]           Dans la décision Première nation du Lac des Mille Lacs c Champan, [1998] ACF no 752, 149 FTR 227, la Cour a estimé qu’un code électoral adopté à l’issue d’un vote auquel avaient pris part 86 des 300 électeurs admissibles, avec 73 voix en faveur, constituait un large consensus. Dans le cas particulier de cette Première nation, l’adresse d’environ 130 électeurs seulement était connue, et seuls 45 d’entre eux participaient d’habitude au processus électoral. Dans ce contexte d’abstention générale, il était significatif que 86 électeurs aient voté.

 

[32]           Dans la décision Awashish c Première nation des Atikamekw d’Opitciwan, 2007 CF 765, [2007] ACF no 1021, un nouveau code électoral avait été adopté lors d’une réunion politique des membres de la bande après de vastes consultations. Le nouveau code a été appliqué peu après durant les élections de la bande, sans contestation. Ce n’est qu’après le scrutin que certains membres de la bande se sont plaints : le code a été suspendu et une nouvelle élection a été organisée suivant les anciennes procédures électorales fondées sur la coutume. Les défendeurs faisaient valoir que le nouveau code électoral n’avait jamais été valide, car il n’avait pas reçu l’appui de la majorité des voix par référendum, et donc ne reposait pas sur un large consensus au sein de la bande. La Cour a statué qu’il n’était pas nécessaire que le conseil tienne un référendum pour s’assurer d’avoir l’appui de la majorité du public avant d’adopter le code électoral (même si cela aurait pu être préférable), puisque celui‑ci avait été approuvé en assemblée publique après d’importantes consultations et que la communauté avait consenti à ce qu’il soit appliqué lors des élections de 2005.

 

[33]           Enfin, la décision de la Cour Première nation de Nekaneet, précitée (confirmée par la Cour d’appel dans [2010] CAF 169) s’avère également instructive. L’élection des demandeurs au conseil de bande de Nekaneet était fondée sur une coutume ratifiée par vote référendaire par les électeurs admissibles de Nekaneet. La Constitution de Nekaneet et la Loi sur la gouvernance de Nekaneet, qui formaient ensemble la coutume de la bande approuvée par référendum, devaient remplacer les coutumes jusqu’alors en vigueur à Nekaneet et ne pouvaient être modifiées ou abrogées que par un référendum ultérieur tenu conformément à la Constitution de Nekaneet. L’élection des défendeurs au conseil de bande de Nekaneet avait eu lieu le même jour, conformément à la Deuxième coutume de la bande, ratifiée par un vote à main levée lors d’une assemblée des membres de la bande de Nekaneet convoquée à cette fin.

 

[34]           La bande de Nekaneet comptait environ 418 membres, dont 267 électeurs admissibles à la date pertinente. Des 267 électeurs admissibles à Nekaneet, 136 ont voté lors du référendum. Sur ces 136 électeurs ayant déposé un bulletin de vote, 113 se sont prononcés en faveur de la Constitution de Nekaneet et 21 ont voté contre; 114 ont plébiscité la Loi sur la gouvernance de Nekaneet, et 21 s’y sont opposés.

 

[35]           La Cour a reconnu que rien n’exigeait que le système électoral coutumier de la bande soit ratifié au moyen d’un processus en particulier, et noté qu’un peu plus de la moitié des membres avaient participé au vote de ratification et que 83 % des électeurs admissibles ayant voté s’étaient prononcés en faveur du système coutumier. Comme les défendeurs et leurs partisans ont refusé de prendre part au processus référendaire, la Cour a estimé que le taux de participation était remarquablement élevé et que les résultats témoignaient d’un appui certain au nouveau régime en tant que coutume de la Première nation de Nekaneet (paragraphe 61).

 

[36]           C’est à la lumière de ces principes juridiques que je dois maintenant décider si les défendeurs ont satisfait à tous les critères requis pour établir un large consensus des membres de la Première nation en faveur de la loi électorale.

 

[37]           Comme il a fallu organiser un scrutin en deux parties et l’étendre sur une longue période après un échec initial, le demandeur avance qu’un large consensus sur l’adoption de la loi électorale n’a pas été démontré. Il fait également valoir que plusieurs membres de la Première nation ont boycotté l’élection parce que ceux qui proposaient la loi électorale ne tenaient pas compte des plaintes formulées au sujet de l’exigence liée aux études. Cette abstention est d’après lui un signe de désaccord puisque l’opposition n’était pas passive.

 

[38]           Après examen attentif de la preuve au dossier, je ne puis souscrire à ces arguments. Les affidavits et pièces déposés par les défendeurs montrent qu’un processus de grande envergure a été engagé pour préparer la loi électorale, consulter les membres de la Première nation, expliquer la loi, solliciter les commentaires des membres et mettre en œuvre leur volonté en ce qui a trait aux dispositions de la loi relatives au niveau de scolarité. La Première nation a participé au processus continu de développement et de ratification de la loi électorale qui a duré treize ans et dont une grande partie s’est déroulée sous la direction de Louis Taypotat. Une vaste campagne d’information et de ratification a été lancée, et les membres de la Première nation ont eu tout le loisir de poser des questions, de recevoir des réponses et de comprendre la loi électorale. Ce processus a été mené publiquement et ouvertement, et les votes de ratification ont eu lieu au scrutin secret.

 

[39]           La Première nation a organisé des votes référendaires, même si techniquement rien ne l’y obligeait. Lors du deuxième vote et de l’extension du vote, 48 % des électeurs admissibles ont voté et la loi électorale a été adoptée à une forte majorité (84 %). Un peu moins de la majorité des membres de la Première nation a voté, et seuls 72 membres se sont prononcés contre la loi électorale lors du second scrutin et de l’extension de scrutin. Avec un pourcentage aussi élevé d’électeurs favorables à la loi électorale, même 22 voix additionnelles (le nombre de votes manquants pour un taux de participation de 50 % + 1) contre la loi électorale n’auraient pas affecté l’issue de ces scrutins. De plus, le ministère lui‑même a reconnu qu’il fallait envisager la notion de « large consensus » de manière flexible, sa Politique stipulant qu’un code électoral sera considéré comme ratifié par la communauté si une majorité d’électeurs l’approuvent par un vote secret ou si « la communauté approuve le système de toute autre manière ayant fait l’objet d’une entente entre la Première nation et le ministère ». En l’espèce, un représentant du ministère a encouragé la Première nation à demander au ministre une ordonnance la retirant de l’application des dispositions électorales de la Loi sur les Indiens eu égard aux résultats combinés du deuxième vote et de l’extension du vote. Ces facteurs appuient amplement la conclusion voulant que la loi électorale et ses dispositions concernant le niveau de scolarité aient fait l’objet d’un large consensus parmi les membres de la Première nation.

 

[40]           Le demandeur conteste la décision de la Première nation d’organiser, sur les conseils du ministère, le deuxième vote en deux parties, soit le deuxième vote et l’extension du vote. Cependant, les cours de justice ont reconnu que des mesures novatrices sont parfois nécessaires pour démontrer l’existence d’un large consensus, surtout lorsqu’une Première nation cherche à établir une « coutume » contemporaine après un certain nombre d’années. L’intégrité du processus référendaire a été maintenue, la Première nation ayant donné la garantie que seuls les membres qui n’avaient pas exercé leur droit de vote lors du deuxième vote pourraient le faire durant l’extension du vote. À l’évidence, ce n’est pas là un motif pour déclarer la loi électorale invalide.

 

[41]           Quant à la proposition voulant que le faible taux de participation signale une dissension plutôt qu’un assentiment, le demandeur n’a fourni aucune preuve à cet effet. Il semblerait plutôt que les taux de participation au deuxième vote ou à l’extension du vote trahissent simplement l’apathie des électeurs. Les taux historiques le confirment et indiquent que le nombre de personnes qui se sont prononcées sur l’adoption de la loi électorale était en fait supérieur à la normale. En 2001, 2007 et 2009, respectivement, 44 %, 40 % et 43 % des électeurs admissibles de la Première nation se sont présentés aux urnes pour élire leur chef. Bien que le nombre total d’électeurs admissibles en 1999, 2003 et 2005 ne soit pas connu, le nombre de membres de la Première nation qui ont voté pour désigner un chef ces années‑là témoigne d’un taux de participation aux élections de la Première nation relativement stable, à l’instar de nombreuses élections municipales à travers le pays.

 

[42]           Le demandeur prétend également qu’un certain nombre de violations des lignes directrices concernant les votes de ratification dans la communauté (dossier du demandeur, volume I, page 171) ont été commises, en particulier lors de l’extension du vote du 22 janvier 2010. Il n’a pas été démontré que ces irrégularités mineures avaient affecté les résultats du deuxième vote ou de l’extension du vote. Comme l’indiquait la Cour dans la décision Première nation de Nekaneet, précitée, il n’est pas toujours nécessaire d’interpréter strictement les dispositions d’un code électoral et, en règle générale, une élection ne sera pas jugée invalide par suite d’irrégularités, à moins que celles‑ci n’aient sensiblement affecté les résultats. Rien ne prouve que les violations alléguées aient franchi ce seuil.

 

[43]           Finalement, le demandeur fait valoir que la pétition signée par 340 membres de la Première nation révèle que les exigences de la loi électorale touchant le niveau de scolarité n’ont pas donné lieu à un consensus. Comme dans la décision Nekaneet, précitée, le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve qui permettrait à la Cour d’estimer la portée ou la légitimité de la pétition comme indicateur de consensus. De plus, seuls 72 membres paraissent s’être opposés validement à la loi électorale dans la pétition. D’après l’affidavit souscrit par Vera Wasacase, conseillère de la Première nation et présidente du comité des membres, il semblerait que sur les 340 signataires de la pétition, 12 avaient moins de dix‑huit ans en date du 13 mai 2011 (la date de l’élection), 28 autres étaient âgées de moins de dix‑huit ans au moment du deuxième vote et de l’extension du vote, ou n’appartenaient pas à la Première nation, et 105 d’entre elles n’ont même pas pris la peine de participer à ces deux scrutins. Ce qui laisse donc 195 membres de la Première nation, âgés de dix‑huit ans à cette époque ou au moment de l’élection, ayant signé la pétition et voté lors du deuxième vote et de l’extension du vote. Comme un total de 72 membres de la Première nation ont voté « non » au second scrutin et à l’extension de scrutin, cela signifie que 123 membres ont dû voter « oui » à ces occasions et signer ensuite la pétition. Dans ces circonstances, il est difficile d’accorder beaucoup de poids à cette pétition.

 

[44]           Compte tenu de ce qui précède, j’estime que l’adoption de la loi électorale faisait l’objet d’un large consensus au sein des membres de la Première nation.

 

c) Le demandeur a‑t‑il été traité équitablement?

[45]           Le demandeur conteste la décision de la fonctionnaire électorale de le déclarer inéligible en vertu de l’alinéa 9.03c), au motif qu’elle n’a pas considéré la base sur laquelle les diplômes honorifiques lui ont été accordés et qu’elle a négligé le fait qu’ils étaient une forme de reconnaissance de ses accomplissements. Comme le diplôme du demandeur est décerné par une institution d’enseignement à des individus méritants et dotés des qualités qu’elle souhaite cultiver chez ses étudiants, l’avocat soutient qu’il équivaut à des études formelles. De plus, le demandeur estime qu’il était injuste de l’avoir privé de la possibilité d’être entendu par la fonctionnaire électorale sur la question de son éligibilité.

 

[46]           La norme de contrôle applicable à la question de fond soulevée par le demandeur est celle de la raisonnabilité. La fonctionnaire électorale tirait son autorité de la loi électorale et a interprété sa « loi constitutive » pour décider si le certificat honorifique équivalait au niveau de scolarité de la 12e année. Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, la majorité de la Cour suprême a indiqué que la norme de la décision correcte s’applique non seulement lorsque la nature de la question d’interprétation législative revêt « une importance capitale pour le système juridique, mais [encore lorsqu’elle est] étrangère au domaine d’expertise du décideur » (paragraphe 46). Au paragraphe 30, la majorité de la Cour a résumé la jurisprudence récente et noté que la norme de contrôle appropriée est normalement celle de la raisonnabilité lorsque les décideurs interprètent leur loi constitutive. L’inclusion d’une clause privative rigoureuse dans la loi électorale est aussi un indice éloquent qu’il faut faire preuve de déférence envers le décideur.

 

[47]           Quant au prétendu manquement à l’équité procédurale invoqué par M. Taypotat, il est bien établi en droit que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte : Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 RCS 539, aux paragraphes 100 à 104; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2005] 3 RCF 392, au paragraphe 111. Par conséquent, si un tel manquement a effectivement eu lieu, la Cour interviendra.

 

[48]           Je conviens avec les défendeurs que le sens ordinaire des dispositions de la loi électorale concernant le niveau de scolarité, et en particulier l’emploi du mot « équivalent », indique qu’elles visent à faire en sorte que les candidats ont atteint un niveau de 12e année, ou un niveau correspondant, ou encore un niveau supérieur. M. Taypotat ne détient à l’évidence aucun diplôme attestant qu’il a terminé la 12e année, quoiqu’il ait pu démontrer qu’il avait un niveau de 10e année après un test de formation générale. Quant au diplôme honorifique que M. Taypotat a présenté à la fonctionnaire électorale, il semblerait qu’il lui a été décerné pour récompenser son engagement et son expérience en affaires et dans la prestation de services gouvernementaux dans sa communauté. Cela est assurément très louable, mais n’équivaut clairement pas à des études formelles. L’historique législatif de la loi donne d’ailleurs à penser qu’un tel diplôme n’est pas conforme à son esprit. Comme nous l’avons déjà mentionné, la Première nation a d’abord établi que l’« expérience » pouvait tenir lieu d’études formelles, mais elle a ensuite supprimé l’« expérience » comme critère d’éligibilité au poste de chef de la Première nation. Ce changement tend à indiquer que l’« expérience » seule, pas plus que sa reconnaissance, ne satisfait pas aux exigences des dispositions concernant le niveau de scolarité.

 

[49]           Même si la Cour reconnaît que M. Taypotat est mis dans une situation difficile et qu’il était incontestablement plus difficile pour quelqu’un qui étudiait en pensionnat d’atteindre un niveau de 12e année, cela ne rend pas la décision de la fonctionnaire électorale déraisonnable. Il lui était certainement loisible de décider que M. Taypotat n’était pas apte à être candidat, sur la foi de sa propre interprétation des alinéas 9.03c) et 10.01d) de la loi électorale et de l’avis juridique qui lui avait été donné.

 

[50]           Quant à l’argument du demandeur selon lequel la fonctionnaire électorale devait lui permettre d’être entendu sur la question de son éligibilité, il se mêle confusément à son analyse concernant la norme de contrôle et s’avère peu convaincant. Son argument semble se résumer en substance à ceci : on aurait dû lui permettre de défendre sa cause parce que la décision de la fonctionnaire électorale a eu des conséquences dramatiques.

 

[51]           Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour suprême a établi qu’il n’est pas toujours nécessaire de tenir une audience pour garantir l’audition et l’examen équitables des questions en jeu. La Cour a ajouté que le devoir d’équité est flexible et variable et qu’il dépend du contexte de la loi particulière et des droits engagés. La portée de la décision pour la personne touchée est sans aucun doute un facteur à considérer. Cependant, les autres facteurs définis par la Cour ne sont pas favorables au demandeur. Premièrement, le processus en place et la nature de l’organe décisionnel (c’est‑à‑dire la fonctionnaire électorale) ne ressemblent pas à un mécanisme décisionnel judiciaire. Deuxièmement, aucune procédure d’appel n’est prévue quoiqu’un contrôle judiciaire soit toujours possible. Troisièmement, le demandeur ne pouvait légitimement s’attendre à bénéficier d’une audience. Quatrièmement, la loi électorale ne prescrit aucune procédure particulière et s’en remet à la fonctionnaire électorale, qui a une expertise en cette matière. Compte tenu de ces facteurs, je ne vois pas comment le devoir d’agir équitablement peut être interprété comme comportant l’obligation de tenir une audience avant que la fonctionnaire électorale ne puisse se prononcer sur l’éligibilité d’un candidat.

 

[52]           De plus, personne n’a empêché le demandeur de présenter ses arguments, et il a eu deux occasions de soumettre à la fonctionnaire électorale tous les documents pertinents au regard des critères d’éligibilité. Il pouvait produire ces renseignements avec les autres documents relatifs à la déclaration qu’il a déposés conformément à l’article 10.01 de la loi électorale, ou inclure des observations additionnelles sur la question dans la lettre de son avocat datée du 12 avril 2011. Le demandeur ou son avocat aurait dû savoir qu’en vertu de l’article 10.04 de la loi électorale, la décision de la fonctionnaire électorale était sans appel. Par conséquent, il aurait dû lui soumettre tous les renseignements pertinents au moment opportun, alors qu’il en avait la possibilité.

 

[53]           Compte tenu de ce qui précède, j’estime que la fonctionnaire électorale n’a pas commis d’erreur en décidant que le demandeur était inéligible et qu’il ne pouvait pas présenter sa candidature au poste de chef. Je conclus aussi qu’elle n’a pas enfreint le devoir d’équité en parvenant à cette décision.

 

d) Les dispositions contestées sont‑elles discriminatoires et contraires à l’article 15 de la Charte?

[54]           L’avocat du demandeur allègue que les alinéas 9.03c) et 10.01d) de la loi électorale sont discriminatoires et contraires à l’article 15 de la Charte parce qu’ils imposent un traitement différentiel basé sur au moins un des motifs analogues énumérés. Même si les raisons pour lesquelles un fonctionnaire électoral peut refuser d’agréer un candidat en vue d’une élection ne reposent pas explicitement sur un des motifs énumérés dans la Charte, l’argument veut que le niveau de scolarité soit analogue à la race et à l’âge. Exiger un niveau de scolarité de 12e année reviendrait d’ailleurs à perpétuer un désavantage et un stéréotype, puisque la scolarité dans les collectivités autochtones est moins formelle, et que cela disqualifierait de manière disproportionnée les membres plus âgés de la bande ainsi que les survivants des pensionnats.

 

[55]           Il est admis en droit que tous les traitements distincts ou différentiels ne contreviennent pas nécessairement au droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Law Society British Columbia c Andrews, [1989] 1 RCS 143, seules les distinctions dont l’objectif ou les effets sont discriminatoires portent atteinte à cette garantie constitutionnelle. C’est ce qu’exprime très clairement le juge McIntyre dans l’extrait suivant (au paragraphe 37) :

J’affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

 

[56]           Les différents motifs de discrimination expressément énumérés au paragraphe 15(1) sont les plus répandus et les plus manifestes. Toutefois, ils ne sont pas les seuls fondements possibles de la discrimination. S’exprimant sur le sujet, la juge Wilson a expliqué dans des motifs rédigés au nom de la majorité (à la page 152) qu’un motif peut être qualifié d’analogue à ceux énoncés au paragraphe 15(1) si les personnes caractérisées par la particularité en question sont, notamment, « dépourvu[es] de pouvoir politique », « susceptibles de voir leurs intérêts négligés et leur droit d’être considéré[es] et respecté[es] également violé » et courent « [l]e risque [de devenir] un groupe défavorisé » en raison de cette particularité.

 

[57]           Dans l’arrêt Law c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 RCS 497, [1999] ACS no 12, la Cour suprême a ajouté que quatre facteurs contextuels peuvent être examinés pour établir si la législation est discriminatoire. L’un de ces facteurs, probablement le plus décisif selon la Cour, est la préexistence d’un avantage, d’une vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés subis par la personne ou par le groupe. Comme l’expliquait la Cour au paragraphe 64 :

L’une des considérations que la Cour a souvent évoquée eu égard à la question du désavantage préexistant est le rôle que jouent les stéréotypes. Un stéréotype peut se définir comme une conception erronée à partir de laquelle une personne ou, la plupart du temps un groupe, est injustement dépeint comme possédant des caractéristiques indésirables, ou des caractéristiques que le groupe, ou au moins certains de ses membres, ne possède pas. À mon avis, la raison probablement la plus courante de conclure qu’une disposition législative donnée viole le par. 15(1) est qu’elle traduit et renforce des idées reçues quant au mérite, aux capacités et à la valeur d’une personne ou d’un groupe particulier dans la société canadienne, aggravant la stigmatisation de la personne et des membres du groupe ou résultant en un traitement injuste à leur égard. Cette façon de voir est compatible avec l’importance que notre Cour accorde depuis l’arrêt Andrews, précité, au rôle du par. 15(1) dans la lutte contre les stéréotypes préjudiciables dans la société.

 

[58]           Avec ces considérations à l’esprit, peut‑on soutenir que le niveau de scolarité est analogue à l’un des motifs énoncés au paragraphe 15(1)? Le demandeur n’a soumis aucun élément de preuve à cet effet. À première vue, le niveau de scolarité n’échappe pas à notre contrôle. En fait, la juge Wilson l’a pratiquement éliminé comme motif analogue en écrivant au paragraphe 49 de l’arrêt Andrews, précité :

Une règle qui exclut toute une catégorie de personnes de certains types d’emplois pour le seul motif qu’elles n’ont pas la citoyenneté et sans égard à leurs diplômes et à leurs compétences professionnelles ou sans égard aux autres qualités ou mérites d’individus faisant partie du groupe, porte atteinte aux droits à l’égalité de l’art. 15.

 

[59]           Par conséquent, comme les dispositions concernant le niveau de scolarité établissent manifestement une distinction entre les membres de la Première nation sur la base de leur mérite et de leurs aptitudes, il est improbable qu’elles constituent une discrimination, puisqu’elles concernent les attributs personnels plutôt que des caractéristiques reposant sur l’association avec un groupe. Des possibilités de perfectionnement éducatif existent, et le demandeur peut s’en prévaloir pour modifier le facteur qui le rend inéligible au poste de chef. Le demandeur a obtenu un résultat à un test de formation générale équivalant à un niveau de 10e année, et aucune observation n’a été présentée pour expliquer pourquoi il ne pourrait pas approfondir ses études. Bien sûr, cela est plus difficile avec l’âge, mais on est loin des caractéristiques immuables qu’on trouve énumérées au paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[60]           Encore une fois, les alinéas 9.03c) et 10.01d) ne prévoient pas de critère lié à la race et à l’âge, et n’établissent aucune discrimination, directe ou indirecte, basée sur ces traits. En l’absence de preuve à l’effet contraire, l’exigence relative au niveau de scolarité ne peut être considérée comme équivalant à ces caractéristiques ou un moyen de perpétuer un stéréotype ou un désavantage visant un groupe particulier de personnes.

 

[61]           Par conséquent, il n’est pas nécessaire de se demander si les dispositions contestées de la loi électorale sont justifiées au regard de l’article premier de la Charte. Les dispositions de la loi électorale relatives au niveau de scolarité n’établissent pas une discrimination sur la base de la race ou de l’âge, et ce critère n’est pas un motif analogue à la race ou à l’âge. Aucun droit garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte n’a par conséquent été violé.

 

4. Conclusion

[62]           Pour tous les motifs susmentionnés, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée et les dépens doivent être adjugés aux défendeurs.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée; les dépens sont adjugés aux défendeurs.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑975‑11

 

INTITULÉ :                                                  LOUIS TAYPOTAT c
SHELDON TAYPOTAT ET AUTRES

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 15 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 30 août 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mervin Phillips

 

POUR LE DEMANDEUR

 

James Jodouin

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Phillips & Company

Regina (Saskatchewan)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bainbridge Jodouin Cheecham

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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