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Date : 20120905

Dossier : IMM‑6481‑11

Référence : 2012 CF 1049

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 5 septembre 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

GYULA KANTO

GYULANE KANTO

GYULA KANTO

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision, en date du 29 août 2011, par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la Commission) a conclu que les trois demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 7 [LIPR].

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la présente demande doit être rejetée.

 

1. Faits

[3]               Gyula Kanto père, son épouse, Gyulane Kanto, et leur fils, Gyula Kanto fils, sont des citoyens roms de Hongrie. Ils sont arrivés au Canada le 15 septembre 2009 et, le même jour, ils ont présenté une demande d’asile dans laquelle ils alléguaient qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés du fait de leur race et de leur appartenance à un groupe social.

 

[4]               Les demandeurs soutiennent que les Roms font régulièrement l’objet de discrimination en Hongrie. Depuis les années 1980, les Roms seraient exposés à la persécution sous plusieurs formes. Les enfants roms subissent la ségrégation dans les écoles, et la lettre « C » est apposée à leur nom pour indiquer leur origine ethnique et, selon ce que relatent les demandeurs, ils seraient humiliés par les autres élèves et les enseignants. Les demandeurs font de plus valoir qu’en raison de leur origine ethnique, les Roms sont incapables d’obtenir un emploi convenable et en sont réduits à occuper des emplois subalternes que les personnes non roms n’envisageraient même pas. Ils prétendent qu’en 2006, la Garde hongroise, organisation néo‑nazie dotée d’un programme agressif anti-Roms, ainsi que d’autres groupes composés de skinheads ou de fascistes ont intensifié leurs attaques à l’endroit des Roms et que les policiers ignorent grandement la violence faite aux Roms. Voilà le contexte dans lequel les demandeurs allèguent avoir subi de la persécution.

 

[5]               Les demandeurs font valoir qu’ils ont été victimes de plusieurs incidents en raison de leur origine ethnique. Le premier de ces incidents se serait produit le 21 novembre 2006, lorsque Gyula Kanto fils a été attaqué par un groupe de cinq ou six skinheads en rentrant du travail. Il a réussi à s’échapper et à courir jusqu’à la maison, n’ayant subi que des blessures mineures. Il n’a pas signalé cet incident à la police.

 

[6]               Le 6 décembre 2006, après avoir quitté le travail, Gyula Kanto fils a été cerné et agressé par le même groupe de personnes que le mois précédent. Des collègues sont venus à sa rescousse. À deux pâtés de maisons de l’incident, il a rencontré un policier qui a refusé de lui venir en aide au motif que le demandeur avait vraisemblablement provoqué l’altercation. 

 

[7]               En 2006, Gyula Kanto père a participé aux élections roms en vue d’obtenir un poste au sein du gouvernement minoritaire. Cette participation a fait connaître encore plus son origine ethnique et son rôle d’activiste rom. Dans l’immeuble d’habitation des demandeurs, leur voisin du dessus était un raciste notoire membre de la Garde hongroise. Ce voisin leur criait des insultes racistes et leur envoyait des lettres de menaces. Il a même cassé leurs fenêtres. Les demandeurs se sont plaints à la police, mais celle‑ci a refusé d’intervenir. 

 

[8]               Le 8 juillet 2009, Gyula Kanto fils s’est retrouvé devant trois membres de la Garde hongroise. Il les a prévenus qu’il se plaindrait aux autorités. Un des hommes a toutefois tiré un insigne de police et a rétorqué que le demandeur pouvait déposer des accusations, mais que sa plainte ne ferait pas l’objet d’une enquête. Le demandeur a alors été frappé au visage avec une bouteille de bière vide. Il a eu besoin de points de suture après cet incident.

 

[9]               Le 25 juillet 2009, alors qu’il voyageait dans le métro, un jeune homme a attrapé Gyula Kanto père par derrière, lui a fait faire demi‑tour et lui a donné un coup de poing au visage. Aucun passager ne lui est venu en aide. Il s’est plaint à un policier qui a souri et déclaré que personne n’est attaqué sans provocation préalable. Il s’agit de l’incident déterminant qui a influencé la décision des demandeurs de fuir la Hongrie. À un certain moment en août 2009, Gyula Kanto père, alors qu’il rentrait chez lui, a croisé une manifestation et un groupe de skinheads a commencé à l’agresser verbalement, lui disant de disparaître. Le demandeur n’a subi aucune blessure physique par suite de cet incident, qu’il n’a pas signalé à la police.

 

[10]           Le 26 août 2009, un groupe de policiers a cerné et agressé verbalement Gyula Kanto fils à un guichet automatique bancaire. Les policiers ont parlé d’une récente attaque violente sur des Roms par un groupe de skinheads, faisant comprendre qu’ils approuvaient l’agression. Le demandeur a entendu un des policiers dire ce qui suit : [traduction] « Au moins, il y a un Rom de moins dans le pays. »

 

[11]           L’instruction de la demande d’asile a eu lieu en trois séances, soit le 25 mars, le 27 mai et le 29 juillet 2011. À la première séance, le commissaire a demandé à Gyula Kanto père de confirmer qu’on avait traduit pour lui l’intégralité du Formulaire de renseignements personnels (FRP). Le demandeur a expliqué que le conseil lui avait fait signer le FRP avant de remplir la partie de l’exposé circonstancié de ce formulaire. En outre, son exposé circonstancié ne lui avait jamais été relu en hongrois. Le commissaire a alors quitté la pièce pour donner au demandeur et à son conseil l’occasion de démêler cette question. Cependant, le système d’enregistrement audio de la Commission a continué de fonctionner par inadvertance et la conversation confidentielle qui a suivi a été enregistrée.

 

[12]           À la reprise de l’audience, le conseil des demandeurs a avisé la Commission qu’il se retirait du dossier en raison d’une détérioration de la relation avocat-client. À ce moment‑là, la Commission a informé les demandeurs qu’ils avaient le fardeau de prouver les allégations d’incompétence formulées à l’encontre de leur avocat. L’audience a alors été ajournée.

 

[13]           Le 27 mai 2011, le nouveau conseil des demandeurs, M. Michael Korman, a présenté une requête urgente devant la Commission dans laquelle il sollicitait ce qui suit : a) la récusation du commissaire; b) la destruction de l’enregistrement audio ou son caviardage relativement à la conversation assujettie au secret professionnel; c) une nouvelle audience. Le conseil a présenté trois arguments principaux : 1) les droits des demandeurs avaient été violés au point de compromettre l’intégrité de l’administration; 2) le commissaire avait déplacé de façon inappropriée le fardeau de la preuve en demandant aux demandeurs de prouver les allégations formulées à l’encontre de leur ancien conseil; 3) il existait une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire, ce qui justifiait sa récusation. La requête du conseil a été rejetée le même jour.

 

[14]           L’audience a repris le 29 juillet 2011 et, un mois plus tard, la Commission a rendu sa décision : elle a rejeté la demande d’asile des demandeurs. 

 

2. La décision contestée

[15]           Après avoir examiné le témoignage des demandeurs, la Commission a conclu qu’ils n’étaient pas crédibles. De plus, la Commission a conclu que la protection de l’État en Hongrie était adéquate.

 

[16]           En ce qui concerne la question de la crédibilité, la Commission a estimé que le témoignage des demandeurs était à la fois contradictoire et incohérent. 

 

[17]           Premièrement, les demandeurs ne pouvaient fournir de rapports médicaux pour corroborer leurs allégations quant aux blessures physiques. Gyula Kanto père n’a pas sollicité de soins pour ses blessures. Gyula Kanto fils a tout d’abord déclaré qu’il n’avait pas de rapport médical à l’égard de l’incident de juillet 2009. En réponse à d’autres questions qui lui ont été posées, il a ensuite avoué posséder une copie du rapport, qu’il n’avait pas présentée à la Commission malgré le fait que la question no 31 du FRP demande instamment aux demandeurs d’asile de joindre les copies de tout rapport médical. Comme les demandeurs avaient eu l’avantage d’être représentés par deux conseils chevronnés, la Commission a tiré une conclusion défavorable de l’omission de Gyula Kanto fils de présenter le rapport médical et a conclu qu’il n’avait pas été agressé physiquement en juillet 2009.

 

[18]           Deuxièmement, après le témoignage de Gyula Kanto fils concernant les incidents de novembre 2006, on lui a demandé s’il souhaitait décrire d’autres incidents, et il a immédiatement commencé à décrire les événements d’août 2009. En réponse à d’autres questions concernant l’agression de novembre 2006, Gyula Kanto fils a expliqué que l’interaction avec le policier, décrite comme s’étant produite en juillet 2009 dans les documents de la demande, avait réellement eu lieu en décembre 2006, à la suite d’un autre incident. Le commissaire a rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle la confusion de dates était une erreur de bonne foi, concluant qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que Gyula Kanto fils décrive les épreuves de novembre et de décembre 2006 de façon consécutive puisqu’elles auraient mis en cause les mêmes personnes. Par conséquent, la Commission a conclu que Gyula Kanto fils n’avait été agressé ni en novembre ni en décembre 2006.

 

[19]           En ce qui concerne la protection de l’État, la Commission a reconnu que la Hongrie possédait des antécédents en matière de discrimination à l’égard des Roms. La Hongrie est cependant une démocratie et, par conséquent, il existe une forte présomption en faveur d’une protection adéquate de l’État. De plus, la Commission a conclu que, selon la preuve documentaire, la Hongrie a pris des mesures actives pour corriger les pratiques discriminatoires à l’encontre des Roms. La Commission a alors énuméré une série de mesures législatives prises par le gouvernement hongrois pour protéger les droits des minorités ethniques. Voici quelques exemples : le gouvernement a obligé les policiers en service et les candidats policiers à suivre des formations sur les droits de la personne, les libertés fondamentales et la tolérance; en 1993, le gouvernement a adopté un outil complet et progressif visant à protéger les droits des minorités appelé Droits des minorités nationales et ethniques; en juin 2007, le Parlement a adopté une résolution présentant les tâches à accomplir en vue d’éradiquer la discrimination, le Plan stratégique de la décennie du programme d’inclusion des Roms (2007‑2015).

 

[20]           La Commission a conclu que la police n’avait fourni aucune aide lors d’un incident de discrimination relaté par Gyula Kanto père, mais elle a estimé que les autres incidents décrits par Gyula Kanto père et Gyula Kanto fils n’étaient pas crédibles ou n’avaient pas été signalés aux autorités, soi‑disant parce que les demandeurs ne faisaient pas confiance à la police. Au bout du compte, la Commission a estimé que l’omission des autorités locales d’assurer une protection n’établit pas une tendance plus générale de l’incapacité ou du refus de l’État d’offrir une protection. En conséquence, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni une preuve claire et convaincante que l’État de la Hongrie ne pouvait pas leur fournir une protection suffisante.

 

3. Les questions en litige

[21]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

a) Y a‑t‑il eu manquement aux principes de justice naturelle?

b) La Commission a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte de la question de la discrimination cumulative?  

c) La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la protection offerte par l’État était adéquate?

 

4. Analyse

[22]           Les parties s’entendent sur la norme de contrôle applicable. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], les cours de justice peuvent se référer à la jurisprudence actuelle pour déterminer le degré de déférence approprié à l’égard d’un type particulier de question. La première question est une question d’équité procédurale qui, selon les tribunaux, doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte (S.C.F.P. c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 RCS 539, aux paragraphes 100 et 102; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43; Dios c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1322, 337 FTR 120, au paragraphe 24). En conséquence, la Cour ne fera pas preuve de déférence à l’égard de cette question et peut substituer son opinion à celle de la Commission.

 

[23]           Les deuxième et troisième questions soulèvent des questions concernant l’évaluation du risque de persécution et l’existence d’une protection adéquate de l’État. Il s’agit de questions mixtes de fait et de droit qui relèvent clairement du champ d’expertise de la Commission (Khatun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 159, [2012] ACF no 169, au paragraphe 47; Sarmis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 110, 245 FTR 312, au paragraphe 11). À ce titre, elles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Ainsi, la Cour cherchera à savoir si la décision est justifiée et si le processus décisionnel est transparent et intelligible. La Cour n’interviendra que si la décision de la Commission n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

a) Y a‑t‑il eu manquement aux principes de justice naturelle?

[24]           Les demandeurs allèguent l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire qui, à son tour, porte atteinte aux principes de justice naturelle. Cette allégation est fondée sur deux arguments :

1)   Le commissaire a refusé de supprimer ou de caviarder l’enregistrement audio original contenant l’entretien assujetti au secret professionnel des demandeurs avec leur ancien conseil. Malgré ce refus, le commissaire a refusé de se récuser et d’ordonner la tenue d’une nouvelle audience.

2)   Le commissaire a déplacé de façon inappropriée sur les demandeurs le fardeau de prouver les allégations d’incompétence à l’encontre de leur ancien conseil.

 

[25]           Le critère juridique pour établir l’existence d’une crainte raisonnable de partialité est bien établi. Dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369, 9 NR 115, à la page 394, le juge de Grandpré a déclaré ce qui suit :

[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[Non souligné dans l’original.]

 

[26]           C’est en fonction de cette norme que l’allégation de crainte raisonnable de partialité formulée par les demandeurs doit être examinée.

 

[27]           La première allégation selon laquelle le commissaire a refusé de supprimer ou de caviarder l’enregistrement original est sans fondement. Au cours de la deuxième séance de l’audience, le commissaire a déclaré sans équivoque qu’il ne s’opposait pas à la destruction de l’enregistrement complet de la conversation assujettie au secret professionnel (dossier du tribunal, page 958, ligne 40). En effet, la seule indication dans la transcription de cette conversation est la note suivante : [traduction] « enregistrement laissé en marche et la totalité de la conversation entre le demandeur d’asile et son conseil a été enregistrée » (dossier du tribunal, page 951, ligne 10). Aucun autre détail de la conversation n’est transcrit.

 

[28]           De plus, j’accepte l’observation du défendeur voulant que l’enregistrement de la conversation ne crée pas en soi de l’iniquité. À la deuxième séance, le commissaire a déclaré qu’il n’avait pas écouté l’enregistrement et a expliqué que les transcriptions n’étaient pas préparées au profit des commissaires. Les transcriptions sont produites à la demande d’une partie. Même lorsque de telles transcriptions sont préparées, aucune copie n’est remise aux commissaires, y compris le président de l’audience (dossier du tribunal, transcription à la page 958, lignes 15 à 25). Il ressort également des observations des parties que la conversation qui a eu lieu entre les demandeurs et leur ancien conseil s’est déroulée en hongrois. Rien dans la preuve n’indique que le commissaire comprend le hongrois ou qu’il existe des motifs de croire qu’il a pu avoir accès à une traduction anglaise de la conversation faisant l’objet du secret professionnel. 

 

[29]           Compte tenu de ces considérations, les demandeurs n’ont pas fourni une preuve de la violation du privilège des communications entre avocat et clients. Une personne bien renseignée ne conclurait pas que le commissaire a eu accès à une communication visée par le secret professionnel qui influencerait sa capacité de trancher l’affaire d’une façon équitable et impartiale. Par conséquent, les demandeurs n’ont fourni aucun fondement susceptible d’étayer une conclusion de crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire.

 

[30]           De plus, il convient de souligner que les demandeurs n’ont pas réitéré devant la Cour leur allégation d’incompétence à l’encontre de leur ancien conseil. Ils ont toutefois invoqué un deuxième fondement à l’appui de leur allégation de partialité à l’encontre du commissaire, à savoir que le fardeau de prouver l’incompétence de leur ancien conseil avait été erronément placé sur eux.

 

[31]           La prétention des demandeurs à cet égard est non fondée. Dans Shirvan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1509, [2005] ACF no 1864, au paragraphe 20, le juge Teitelbaum déclare ce qui suit à l’égard du fardeau de preuve relativement à une allégation d’incompétence :

Les demandeurs reconnaissent que le critère applicable à l’incompétence d’un conseil est très élevé. Ils soutiennent que la partie qui allègue l’incompétence de son conseil doit démontrer qu’elle a subi un préjudice important et que ce préjudice a été causé par les actes ou l’inaction du conseil incompétent et a abouti à une erreur judiciaire […].

 

(Passage cité avec approbation dans Ahmad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 646, [2006] ACF no 814, au paragraphe 52)

 

[32]           En conséquence, les déclarations du commissaire faites aux demandeurs n’étaient pas incompatibles avec la jurisprudence de la Cour :

[traduction] Le demandeur d’asile, le demandeur d’asile principal avait accusé d’inconduite son ancien avocat et je crois, Monsieur, qu’il existe de la jurisprudence de la Cour fédérale qui dit, vous savez, qu’en présence d’une telle accusation, il incombe à celui qui allègue l’incompétence de démontrer qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour démontrer l’existence de ce type d’inconduite.

 

Dossier du tribunal, vol 5, page 959, lignes 25 à 29

 

[33]           Les demandeurs ne peuvent certes pas s’attendre à ce que la Commission prouve cette allégation d’inconduite à leur place ni à ce que leurs prétentions soient acceptées sans réserve. Cela irait tout à fait à l’encontre du rôle de la Commission. Comme l’a déclaré le juge Herman de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans R c Ellis, 2010 ONSC 2390 au paragraphe 63, 89 Imm LR (3d) 201 :

[traduction] En tant que commissaire de la Section de la protection des réfugiés, son travail consistait à « rendre, de manière efficace, équitable et conforme à la loi, des décisions éclairées sur des questions touchant l’immigration et le statut de réfugié pour le compte des Canadiens. » Plus particulièrement, son travail consistait à tenir des audiences et à décider si les personnes qui comparaissaient devant lui étaient des réfugiés ou des personnes à protéger.

 

 

[34]           À cette fin, il serait contraire au rôle et aux responsabilités d’un commissaire d’accepter aveuglément les allégations d’un demandeur ou d’aider un demandeur à prouver une allégation. En fait, je suis d’avis qu’il s’agit de la situation précise qui créerait une crainte raisonnable de partialité à l’encontre des intérêts du Canada et en faveur des demandeurs d’asile, compromettant ainsi le devoir de partialité attendu et exigé des commissaires.

 

[35]           Compte tenu de ce qui précède, le commissaire n’a commis aucune erreur de droit. Une personne bien renseignée ne percevrait dans les déclarations du commissaire aucune crainte de partialité. En toute équité pour les demandeurs, il faut ajouter que leur avocat n’a pas défendu cet argument avec vigueur à l’audience.

 

            b) La Commission a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte de la question de la discrimination cumulative?

[36]           Le commissaire a tiré plusieurs conclusions défavorables quant à la crédibilité des demandeurs. L’avocat des demandeurs n’a cependant pas contesté ces conclusions et est allé jusqu’à reconnaître que la Commission avait tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité. L’avocat a néanmoins soutenu que la Commission avait commis une erreur de droit en omettant d’examiner la question de savoir si la nature cumulative du traitement subi par les demandeurs en Hongrie équivalait à de la persécution. 

 

[37]           Certes, au paragraphe 46 de l’arrêt Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, 128 DLR (4th) 213, la Cour suprême a mentionné le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (réédité, Genève, janvier 1992) (le Guide du HCNUR) et a déclaré ce qui suit : « [L]e Guide du HCNUR doit être considéré comme un ouvrage très pertinent dans l’examen des pratiques relatives à l’admission des réfugiés. Il va de soi que les observations qui précèdent valent non seulement pour la Commission mais également pour les cours chargées d’examiner le bien‑fondé des décisions de celle‑ci. » Ainsi, les paragraphes suivants du Guide sont particulièrement pertinents :

b) Persécutions

[...]

52. La question de savoir si d’autres actions préjudiciables ou menaces de telles actions constituent des persécutions dépendra des circonstances de chaque cas, compte tenu de l’élément subjectif dont il a été fait mention dans les paragraphes précédents. Le caractère subjectif de la crainte d’être persécuté implique une appréciation des opinions et des sentiments de l’intéressé. C’est également à la lumière de ces opinions et de ces sentiments qu’il faut considérer toute mesure dont celui‑ci a été effectivement l’objet ou dont il redoute d’être l’objet. En raison de la diversité des structures psychologiques individuelles et des circonstances de chaque cas, l’interprétation de la notion de persécution ne saurait être uniforme.

 

53. En outre, un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l’objet de mesures diverses qui en elles‑mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s’ajouter dans certains cas d’autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d’insécurité dans le pays d’origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d’esprit qui permet raisonnablement de dire qu’il craint d’être persécuté pour des « motifs cumulés ». Il va sans dire qu’il n’est pas possible d’énoncer une règle générale quant aux « motifs cumulés » pouvant fonder une demande de reconnaissance du statut de réfugié. Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique.

 

c) Discrimination

 

54. Dans de nombreuses sociétés humaines, les divers groupes qui les composent font l’objet de différences de traitement plus ou moins guide marquées. Les personnes qui, de ce fait, jouissent d’un traitement moins favorable ne sont pas nécessairement victimes de persécutions. Ce n’est que dans des circonstances particulières que la discrimination équivaudra à des persécutions. Il en sera ainsi lorsque les mesures discriminatoires auront des conséquences gravement préjudiciables pour la personne affectée, par exemple de sérieuses restrictions du droit d’exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d’avoir accès aux établissements d’enseignement normalement ouverts à tous.

 

55. Lorsque les mesures discriminatoires ne sont pas graves en elles‑mêmes, elles peuvent néanmoins amener l’intéressé à craindre avec raison d’être persécuté si elles provoquent chez lui un sentiment d’appréhension et d’insécurité quant à son propre sort. La question de savoir si ces mesures discriminatoires par elles‑mêmes équivalent à des persécutions ne peut être tranchée qu’à la lumière de toutes les circonstances de la situation. Cependant, il est certain que la requête de celui qui invoque la crainte des persécutions sera plus justifiée s’il a déjà été victime d’un certain nombre de mesures discriminatoires telles que celles qui ont été mentionnées ci‑dessus et que, par conséquent, un effet cumulatif intervient. [Non souligné dans l’original.]

 

[38]           Selon ces dispositions, les commissaires de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié doivent examiner l’accumulation des incidents de discrimination auxquels sont exposés les demandeurs d’asile pour trancher la question de savoir si cette discrimination correspond au niveau requis de persécution. Cependant, la doctrine relative à la persécution cumulative repose sur la prémisse que les demandeurs ont subi des difficultés, quoiqu’elles n’équivalent pas à de la persécution lorsqu’elles sont examinées isolément. En l’espèce, le commissaire a conclu que le témoignage des demandeurs était contradictoire et incohérent, ce qui a miné leur crédibilité. Cette conclusion demeure incontestée. En conséquence, la crainte objective de persécution des demandeurs ne repose sur aucun fondement. Les demandeurs ont uniquement présenté des éléments de preuve de nature générale à l’appui de leurs allégations concernant l’existence d’un climat général d’intolérance et de discrimination à l’égard des Roms. Cela n’est pas suffisant pour conclure que les demandeurs sont des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger.

 

c) La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la protection offerte par l’État était adéquate?

[39]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur en concluant que les initiatives du gouvernement visant à protéger les citoyens roms illustraient l’efficacité et le caractère adéquat de la protection de l’État. L’avocat a soutenu qu’en tirant cette conclusion, la Commission a mal interprété la preuve documentaire en se fondant sur les « efforts » et les « tentatives » du gouvernement hongrois pour adopter des lois et des politiques visant la protection de ses citoyens roms sans prendre en compte la réalité sur le terrain, ni vérifier si les lois et les politiques étaient mises en œuvre de façon efficace. À l’appui de cette proposition, les demandeurs s’appuient sur la décision Bors c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1004, 377 FTR 132 [Bors], dans laquelle la Cour fédérale a statué que les lois et les mécanismes peuvent constituer des éléments qui reflètent la volonté de l’État de protéger ses citoyens mais qui ne sont pas suffisants pour établir l’existence de la protection de l’État à moins qu’ils ne soient mis en œuvre dans la pratique. Essentiellement, les demandeurs soutiennent que la Commission aurait dû prendre en compte tant la volonté que la capacité de l’État de protéger les Roms.

 

[40]           Je dois convenir que je suis d’accord avec les demandeurs sur ce point. Dans ses motifs, le commissaire a examiné en profondeur la preuve documentaire concernant les mesures législatives et les politiques mises en œuvre par l’État hongrois pour s’attaquer à la discrimination et améliorer la situation des Roms. Bien que ces initiatives soient sans aucun doute louables, elles ne satisfont pas au critère requis pour prouver le caractère adéquat de la protection de l’État.

 

[41]           Dans Streanga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 792, [2007] ACF no 1082, au paragraphe 15, la Cour a expliqué le critère à appliquer pour conclure à l’efficacité de la protection de l’État :

La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR a commis une erreur en prenant comme critère juridique les « mesures sérieuses ». Dans la décision Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1438 (1re inst.) (QL), au paragraphe 15, la Cour a établi que, pour qu’il existe une protection de l’État adéquate, un gouvernement doit avoir la volonté et la capacité de mettre en œuvre sa législation et ses programmes :

 

Non seulement le pouvoir protecteur de l’État doit‑il comporter un encadrement légal et procédural efficace mais également la capacité et la volonté d’en mettre les dispositions en œuvre.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[42]           De même, dans Avila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, 295 FTR 35, la Cour a déclaré ce qui suit :

[27] Pour déterminer si le revendicateur d’asile a rempli son fardeau de preuve, la Commission doit procéder à une véritable analyse de la situation du pays et des raisons particulières pour lesquelles le revendicateur d’asile soutient qu’il « ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection » de son pays de citoyenneté ou de résidence habituelle (alinéas 96a) et b) et sous‑alinéa 97(1)b)(i) de la Loi). La Commission doit considérer non seulement la capacité effective de protection de l’État mais également sa volonté d’agir. À cet égard, les lois et les mécanismes auxquels le demandeur peut avoir recours pour obtenir la protection de l’État peuvent constituer des éléments qui reflètent la volonté de l’État. Cependant, ceux‑ci ne sont pas en eux‑mêmes suffisants pour établir l’existence d’une protection à moins qu’ils ne soient mis en œuvre dans la pratique : voir Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1081, [2003] 2 C.F. 339 (C.F. 1re inst.); Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 429, [2003] 4 C.F. 771 (C.F. 1re inst.). [Non souligné dans l’original.]

 

[43]           Dans la décision Bors, précitée, le juge Shore a abordé la même question au paragraphe 63 : « La preuve d’une volonté d’amélioration et des progrès tentés par l’État ne devrait pas constituer, pour le décideur, un indice décisif à l’effet que les mesures potentielles équivalent à une protection efficace dans le pays sous étude. »

 

[44]           En l’espèce, la preuve documentaire indique que l’État hongrois est disposé à protéger les Roms. Le commissaire a porté une attention toute particulière à ce fait, mais a omis d’examiner l’efficacité des mesures ou des politiques de l’État. Il aurait dû évaluer la capacité de l’État de protéger les Roms et, plus particulièrement, il aurait dû chercher à savoir si les autorités hongroises sont disposées et en mesure de protéger les victimes des crimes haineux et de poursuivre leurs auteurs.

 

[45]           Cela dit, cette conclusion n’est pas suffisante pour justifier l’intervention de la Cour. Bien que les demandeurs aient démontré une erreur en ce qui a trait à l’évaluation de la protection de l’État, elle est sans conséquence parce qu’ils n’ont pas réussi à établir qu’ils ont besoin de cette protection. Le commissaire a conclu que leur récit n’était pas crédible et, par conséquent, que leur crainte de persécution n’était pas subjectivement fondée. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑6481‑11

 

INTITULÉ :                                                  GYULA KANTO et autres c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 10 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 5 septembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael Korman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Neal Samson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Otis & Korman

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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