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Date : 20120830

Dossier : T-1995-10

Référence : 2012 CF 1043

Ottawa (Ontario), le 30 août 2012

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

INSTANCE PAR REPRÉSENTATION

ENTRE :

 

LE GRAND CHEF SAMUEL GARGAN,

agissant en son nom

et au nom de tous les membres

des PREMIÈRES NATIONS DEHCHO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

Le Procureur général du Canada

et le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

et LE GOUVERNEMENT TLICHO

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une requête présentée par les défendeurs, le procureur général du Canada et le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, afin que la Cour rende une ordonnance rejetant la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur relativement au décret TR/2010‑84 (le décret), au motif que cette demande est devenue théorique. Les défendeurs demandent également que les dépens leur soient adjugés.

 

Le contexte

 

[2]               La présente affaire découle de la mise en œuvre de la Stratégie relative aux aires protégées des Territoires du Nord‑Ouest (la Stratégie). Cette stratégie a été élaborée grâce à la participation de nombreux intervenants du gouvernement, d’organisations autochtones, de groupes de l’industrie et d’autres organisations dans le but de répondre aux préoccupations suscitées par les effets de l’exploitation minière sur des régions écologiques uniques et importantes des Territoires du Nord‑Ouest.

 

[3]               La Stratégie décrivait un processus en huit étapes devant lui permettre d’atteindre ses objectifs :

            1.         Définir les aires d’intérêt prioritaire;

            2.         Préparer et examiner la proposition d’aire protégée au niveau régional;

            3.         Examiner et soumettre une proposition d’aire candidate à protéger;

4.         Envisager de protéger provisoirement l’aire candidate et, au besoin, mettre en œuvre cette protection;

            5.         Évaluer l’aire candidate;

            6.         Demander la création en bonne et due forme de l’aire protégée;

            7.         Approuver et désigner l’aire protégée;

            8.         Concrétiser, surveiller et revoir l’aire protégée.

 

[4]               La Stratégie a été officiellement signée en 1999 et, peu de temps après, on a annoncé que le plateau Horn dans la région d’Edéhzhíe était l’une des premières aires dont la protection était proposée dans le cadre de la phase de mise en œuvre de la Stratégie.

 

[5]               La région d’Edéhzhíe est située dans les Territoires du Nord‑Ouest, plus précisément dans la vallée du Mackenzie, dans la région du Dehcho, et est visée par le Traité no 11. Les eaux d’amont de trois grands bassins hydrographiques y sont situées : les rivières Horn, Willowlake et Rabbitskin. La région revêt une importance pour plusieurs collectivités des Premières Nations sur les plans naturel, culturel et spirituel. Ces collectivités sont représentées par le demandeur, les Premières nations Dehcho.

 

[6]               À la suite des quatre premières étapes du processus prévu par la Stratégie, l’aire protégée candidate Edéhzhíe (l’aire candidate) est protégée depuis juin 2002 grâce à des décrets successifs qui prévoyaient l’inaliénabilité provisoire des droits de surface et d’exploitation du sous‑sol dans cette aire.

 

[7]               Pour ce qui est de la cinquième étape du processus, un groupe de travail sur Edéhzhíe, composé notamment de représentants du demandeur, d’Affaires indiennes et du Nord et du gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest, a été constitué afin d’évaluer les valeurs écologiques, culturelles et économiques de la région. Après avoir effectué plusieurs évaluations des ressources écologiques et non renouvelables, le groupe de travail a recommandé qu’une superficie correspondant à 57 p. 100 de l’aire candidate originale (l’aire recommandée) soit protégée de manière permanente. Il ne s’est toutefois pas entendu sur la façon d’assurer la protection du sous‑sol.

 

[8]               Par suite de la recommandation du groupe de travail sur Edéhzhíe, le demandeur, le grand chef des Dehcho, Sam Gargan, et le grand chef du gouvernement tlicho, Joe Rabesca, ont demandé officiellement au défendeur, le ministre des Affaires indiennes et du Nord, dans le cadre de la sixième étape de la Stratégie, de désigner la Réserve nationale de faune Edéhzhíe et de déclarer inaliénable de manière permanente le sous‑sol des terres dans l’aire recommandée.

 

[9]               Après avoir reçu cette demande, les défendeurs ont pris le décret TR/2010‑84, qui est entré en vigueur le 31 octobre 2010 et qui devait s’appliquer durant deux ans. Ce décret déclarait inaliénables les droits de surface sur l’ensemble de l’aire candidate, mais non les droits d’exploitation du sous‑sol, lesquels pouvaient toujours être aliénés. Ce décret était différent des décrets provisoires pris précédemment relativement à l’aire candidate dans la mesure où ceux‑ci déclaraient inaliénables non seulement les droits de surface, mais aussi les droits d’exploitation du sous‑sol. Étant donné ce degré de protection réduit et le fait que les défendeurs avaient dérogé au processus à huit étapes qui avait été convenu dans le cadre de la Stratégie, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire visant le décret TR/2010‑84.

 

[10]           Le demandeur sollicitait divers jugements déclaratoires et ordonnances dans sa demande de contrôle judiciaire. Il demandait notamment à la Cour de déclarer que les défendeurs avaient manqué :

            1.         à l’engagement pris envers lui, dans le cadre de la Stratégie, de protéger l’aire recommandée;

            2.         à leur engagement de négocier de bonne foi avec lui relativement à la protection de l’aire candidate;

            3.         à leur engagement d’assurer la protection provisoire de l’aire candidate jusqu’à la fin du processus prévu par la Stratégie;

            4.         à leur obligation constitutionnelle de consulter le demandeur et, le cas échéant, de trouver des accommodements à ses préoccupations quant à la décision de protéger seulement une partie de l’aire candidate et de ne pas déclarer inaliénables les droits d’exploitation du sous‑sol des terres en cause.

 

[11]           Le demandeur demandait ensuite à la Cour de rendre notamment des ordonnances :

            1.         annulant le décret TR/2010‑84;

            2.         enjoignant aux défendeurs de protéger l’aire recommandée en conformité avec la Stratégie;

            3.         subsidiairement, enjoignant aux défendeurs de négocier de bonne foi avec lui relativement à la protection de l’aire recommandée et de protéger provisoirement l’aire candidate jusqu’à la fin du processus prévu par la Stratégie;

            4.         enjoignant aux défendeurs de le consulter et, le cas échéant, de trouver des accommodements à ses préoccupations quant à la décision de protéger seulement une partie de l’aire candidate et de ne pas déclarer inaliénables les droits d’exploitation du sous‑sol des terres en cause;

            5.         protégeant provisoirement l’aire candidate, ou bien l’aire recommandée, jusqu’à ce que la Cour rende une décision finale sur sa demande et interdisant tout jalonnement, prospection, localisation ou enregistrement d’un claim dans l’aire concernée.

 

[12]           Récemment, le 8 décembre 2011, le gouverneur en conseil a pris le Décret CP 2011-1537 en vertu de l’alinéa 23a) de la Loi sur les terres territoriales, LRC 1985, c T‑7. Ce décret a été enregistré sous le numéro TR/2011‑111 le 21 décembre 2011.

 

[13]           Ce nouveau décret abroge le décret TR/2010-84, qui est l’objet de la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Il y a deux grandes différences entre les deux décrets : le décret TR/2010‑84 s’appliquait à l’ensemble de l’aire candidate, alors que le nouveau décret TR/2011‑111 s’applique seulement à l’aire recommandée, et le décret TR/2010‑84 déclarait inaliénables seulement les droits de surface, alors que le décret TR/2011‑111 déclare inaliénables non seulement les droits de surface, mais aussi les droits d’exploitation du sous‑sol dans l’aire concernée.

 

Les questions en litige

[14]           Selon les défendeurs, les questions suivantes sont en litige en l’espèce :

            1.         La Cour a-t-elle compétence pour radier une demande?

            2.         La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

            3.         Y a-t-il une raison pour laquelle la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire et de trancher la demande même si l’affaire est théorique?

 

[15]           Je reformulerais ces questions de la façon suivante :

            1.         La demande de contrôle judiciaire du demandeur est-elle théorique?

            2.         Subsidiairement, si la demande est théorique, la Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire et l’instruire?

 

Les observations écrites des défendeurs

 

[16]           Les défendeurs font valoir que le contrôle judiciaire du décret TR/2010‑84 ne présente qu’un intérêt hypothétique et est théorique puisque ce décret a été abrogé par le décret TR/2011‑111.

 

[17]           Les défendeurs soutiennent que la Cour n’a pas compétence pour radier une demande lorsqu’il est clair à ce point que celle‑ci n’a aucune chance d’être accueillie ou lorsqu’il est évident que le redressement demandé est devenu théorique.

 

[18]           Les défendeurs soutiennent également que, comme le décret TR/2010‑84 est maintenant abrogé, il n’y a plus aucun litige relatif aux droits des parties concernées. Aussi, la demande de contrôle judiciaire visant ce décret est théorique.

 

[19]           Les défendeurs reconnaissent que, même si l’affaire est théorique, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de la trancher si les circonstances le justifient. Ce pouvoir discrétionnaire doit cependant être exercé avec parcimonie et en tenant compte des facteurs appropriés. Se référant à Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2004 CF 969, [2004] ACF no 1195, les défendeurs soutiennent que le cadre en trois volets suivant devrait être appliqué lorsqu’il faut déterminer s’il y a lieu d’instruire une demande malgré le fait qu’elle est théorique :

            1.         Y a-t-il un rapport contradictoire continu?

            2.         Existe‑t-il des circonstances particulières qui justifient que les ressources judiciaires limitées soient utilisées pour résoudre les questions de droit soulevées dans la demande?

            3.         La Cour outrepasserait‑elle sa fonction juridictionnelle si elle continuait à instruire la demande?

 

[20]           En premier lieu, les défendeurs font valoir que, comme le décret TR/2010‑84 n’est plus en vigueur et qu’il n’y a rien découlant de son existence qui pourrait actuellement avoir une incidence sur les parties, le fait que la Cour n’instruise pas la demande ne pourrait avoir aucune conséquence accessoire. Ils soutiennent qu’il n’existe plus de rapport contradictoire entre les parties au sujet de l’objet de la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

 

[21]           En deuxième lieu, les défendeurs soutiennent qu’il n’existe pas de circonstances particulières justifiant la poursuite du contrôle judiciaire. Ils soulignent que, comme le décret TR/2010‑84 n’a plus aucun effet sur les droits légaux des parties, les demandes de redressement ne sont plus pertinentes. Ils soulignent également que le décret TR/2011‑111 accorde en partie le redressement sollicité par le demandeur dans sa demande de contrôle judiciaire, à savoir la protection provisoire de l’aire recommandée.

 

[22]           De plus, les défendeurs affirment qu’il n’y a aucune raison de penser que les questions de droit soulevées dans la demande de contrôle judiciaire sont susceptibles de se poser à nouveau fréquemment ou que les affaires soulevant les mêmes points disparaîtront toujours avant d’être réglées. Ils font remarquer que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique est actuellement saisie de l’une des questions fondamentales soulevées en l’espèce, à savoir si l’obligation de consultation de la Couronne s’applique à des instruments juridiques comme les décrets, dans le cadre de l’appel de la décision Adams Lake Indian Band c British Columbia (Lieutenant Governor in Council), 2011 BCSC 266, [2011] BCJ No 363.

 

[23]           Les défendeurs affirment en outre qu’aucune perte ne sera causée aux parties ou à la société en général si les questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire du demandeur ne sont pas tranchées en l’espèce. Ils soulignent que le décret TR/2011‑111 montre que l’objectif de créer une réserve nationale de faune dans l’aire recommandée est maintenu. Aussi, le fait de ne pas trancher la demande n’entraîne aucun coût social.

 

[24]           En troisième lieu, les défendeurs soutiennent que la Cour doit prendre soin de ne pas trop s’éloigner de son rôle traditionnel qui consiste à résoudre les conflits. Ils font valoir que, comme il n’existe plus de conflit influant sur les droits des parties ou sur le public en général, il n’y a aucune raison obligeant la Cour à instruire et à trancher la demande de contrôle judiciaire. En conséquence, il ne serait pas du tout utile de tenir une audience et de rendre une décision.

 

[25]           Pour toutes ces raisons, les défendeurs prétendent que la demande de contrôle judiciaire du demandeur devrait être radiée et que les dépens de la présente requête devraient leur être adjugés.

 

Les observations écrites du demandeur

 

[26]           Le demandeur soutient d’abord que la demande de contrôle judiciaire n’est pas théorique et que la requête du procureur général devrait donc être rejetée.

 

[27]           Subsidiairement, le demandeur soutient que, si la requête est accueillie, il devrait avoir droit aux dépens de l’instance principale sous forme de somme globale.

 

[28]           Le demandeur soutient également que les défendeurs ne satisfont pas au premier volet du critère établi dans Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, [1989] ACS no 14, car un litige oppose toujours les parties.

 

[29]           Si la Cour fait droit à la requête demandant le rejet de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur devrait avoir droit aux dépens de cette demande et à ceux de la présente requête.

 

Les observations écrites du gouvernement tlicho

 

[30]           Le gouvernement tlicho appuie les prétentions et les arguments du demandeur.

 

[31]           De plus, le gouvernement tlicho soutient que l’aire en cause devrait bénéficier d’une protection provisoire jusqu’à ce que le processus prévu par la Stratégie soit terminé.

 

[32]           Le gouvernement tlicho soutient que les questions soulevées ne sont pas théoriques.

 

[33]           Le gouvernement tlicho affirme qu’une date devrait être fixée pour l’instruction de la demande de contrôle judiciaire.

 

[34]           Quant aux dépens, le gouvernement tlicho adopte la position du demandeur.

 

Analyse et décision

 

[35]           Question no 1

            La demande de contrôle judiciaire du demandeur est-elle théorique?

            La doctrine relative au caractère théorique permet à la Cour de refuser de trancher une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite (voir Borowski, ci‑dessus, au paragraphe 15). La première étape de l’analyse relative au caractère théorique consiste à déterminer si la décision de la Cour aura pour effet de régler un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Le litige doit exister non seulement quand l’instance est introduite mais aussi au moment où la Cour est appelée à trancher l’affaire (voir Terre‑Neuve‑et‑Labrador c Canada (Ministre des Transports), 2003 CF 1228, [2003] ACF no 1571, au paragraphe 19, et Borowski, ci‑dessus, aux paragraphes 15 et 17).

 

[36]           En l’espèce, il existait manifestement un litige lorsque le demandeur a présenté sa demande de contrôle judiciaire. Ce litige découlait de la prise par les défendeurs du décret TR/2010‑84, lequel permettait l’aliénation des droits d’exploitation du sous‑sol dans l’aire candidate avant la fin du processus en huit étapes prévu par la Stratégie qui avait été convenu. Les défendeurs affirment cependant que l’abrogation du décret TR/2010‑84 par le décret TR/2011‑111 a fait disparaître ce litige et qu’il n’y a plus de litige opposant toujours les parties en l’espèce.

 

[37]           Le décret TR/2011‑111 déclare inaliénables les droits de surface et les droits d’exploitation du sous‑sol mais seulement dans une partie de l’aire candidate, à savoir dans l’aire recommandée. Les droits de surface et les droits d’exploitation du sous‑sol sur les terres situées à l’intérieur de l’aire candidate mais à l’extérieur de l’aire recommandée pourront toujours être aliénés. Cela n’est pas sans importance puisque l’aire recommandée représente seulement 57 p. 100 – ou un peu plus de la moitié – des terres territoriales comprises dans l’aire candidate.

 

[38]           En outre, même si la recommandation du groupe de travail d’Edéhzhíe concernait seulement l’aire recommandée, les dernières étapes du processus prévu par la Stratégie n’ont pas été franchies. Tant que la huitième étape de ce processus n’est pas terminée, la protection provisoire de toute l’aire candidate devrait rester en place. La septième étape du processus exige que [traduction] « les organismes régionaux compétents cosignent et annoncent l’entente relative à la création d’une aire protégée ». La huitième et dernière étape consiste à gérer, à surveiller et à revoir l’aire protégée. Si les droits de surface et les droits d’exploitation du sous‑sol sur les terres situées à l’extérieur de l’aire recommandée, mais à l’intérieur de l’aire candidate, peuvent être aliénés au cours de cette importante étape de l’examen, il sera plus difficile ensuite d’incorporer ces terres en totalité ou en partie si l’on constate qu’il faut le faire à l’étape finale. Comme il était indiqué dans le premier rapport bisannuel sur la Stratégie (1999‑2001) : [traduction] « la protection provisoire contribue à faire en sorte que les valeurs spéciales du site candidat ne soient pas menacées au cours des étapes suivantes du processus de planification ».

 

[39]           Le demandeur a aussi demandé la protection provisoire dans sa demande de contrôle judiciaire. Or, aucune protection de ce genre n’est prévue par le décret TR/2011‑111, lequel ne vise que l’aire recommandée. Ainsi, contrairement à la situation dans Borowski, ci‑dessus, une partie du redressement demandé par le demandeur en l’espèce est toujours pertinente (au paragraphe 26).

 

[40]           Il existe toujours un litige en ce qui a trait à la prise unilatérale du décret TR/2010‑84 par les défendeurs. J’ai statué dans Terre‑Neuve‑et‑Labrador, ci‑dessus, qu’un litige peut exister lorsque l’affaire soulève une question relative à la légalité de l’exercice de son pouvoir par le ministre (au paragraphe 20). En l’espèce, la prise du décret TR/2010‑84 par les défendeurs était clairement discutable, en particulier en raison des droits ancestraux et issus de traités et du titre ancestral relatifs à la région d’Edéhzhíe que le demandeur revendique et qui font entrer en jeu l’honneur de la Couronne. Le fait que les défendeurs ont abrogé et remplacé le décret TR/2010‑84 renforce cette conclusion.

 

[41]           De plus, il importe de trancher cette question importante maintenant car l’aire candidate Edéhzhíe est seulement l’une des quelques premières aires qui seront protégées dans le cadre de la Stratégie. Le traitement de cette aire constituera donc un précédent important pour la protection future d’autres aires écologiques uniques et importantes dans les Territoires du Nord‑Ouest.

 

[42]           Pour tous ces motifs, je conclus qu’un litige existe toujours. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire du demandeur n’est pas théorique et elle devrait être instruite par la Cour.

 

[43]           Question no 2

            Subsidiairement, si la demande est théorique, la Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire et l’instruire?

            Même si une affaire est devenue théorique, la Cour a toujours le pouvoir discrétionnaire de la trancher si les circonstances le justifient. Dans Borowski, ci‑dessus, le juge Sopinka a expliqué que les facteurs suivants étaient pertinents au regard de l’exercice de ce pouvoir (aux paragraphes 29 à 42) :

            1.         l’existence d’un rapport contradictoire;

            2.         l’économie des ressources judiciaires;

            3.         la fonction juridictionnelle de la Cour.

 

[44]           Bien que ces trois facteurs soient pertinents, le juge Sopinka a reconnu que « l’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement » (voir Borowski, ci‑dessus, au paragraphe 42).

 

[45]           Le juge Sopinka a expliqué ce qui suit au regard du premier facteur (voir Borowski, ci‑dessus, au paragraphe 31) :

[…] même si la partie qui a engagé des procédures en justice n’a plus d’intérêt direct dans l’issue, il peut subsister des conséquences accessoires à la solution du litige qui fournissent le contexte contradictoire nécessaire […] [Non souligné dans l’original.]

 

 

[46]           En l’espèce, la possibilité de conséquences accessoires ne fait aucun doute. Comme il a été mentionné précédemment, le nouveau décret TR/2011‑111 traite de la disposition des droits d’exploitation du sous‑sol dans l’aire recommandée, mais ne prévoit pas une protection provisoire pour les terres situées à l’extérieur de celle‑ci, mais à l’intérieur de l’aire candidate. Il est donc probable que, si la demande de contrôle judiciaire n’est pas instruite, le demandeur demandera le contrôle judiciaire du décret TR/2011‑111. De plus, l’aire candidate Edéhzhíe est seulement l’une des premières aires qui seront protégées en vertu du processus prévu par la Stratégie. Par conséquent, la manière dont les différentes parties traitent ce processus dans le cas présent aura probablement des conséquences importantes sur le succès ou l’échec des efforts qui seront déployés dans le cadre de ce processus. Enfin, il est possible que, pendant que le décret TR/2010‑84 était en vigueur, avant son abrogation par le décret TR/2011‑111, des droits d’exploitation du sous‑sol aient été revendiqués sur toute l’aire candidate. Ces conséquences accessoires éventuelles créent le contexte contradictoire nécessaire qui favorise l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d’instruire la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

 

[47]           Le juge Sopinka a expliqué ce qui suit dans Borowski, ci‑dessus, au sujet du deuxième facteur :

34.       […] La saine économie des ressources judiciaires n’empêche pas l’utilisation de ces ressources, si limitées soient‑elles, à la solution d’un litige théorique, lorsque les circonstances particulières de l’affaire le justifient.

 

35.       L’économie des ressources judiciaires n’empêche pas non plus d’entendre des affaires devenues théoriques dans les cas où la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l’action. […]

 

36.       De même, il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. […] Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l’audition de l’appel s’il est devenu théorique. Il est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu.

 

37.       On justifie également de façon assez imprécise, l’utilisation de ressources judiciaires dans des cas où se pose une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher. Il faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et le coût social de l’incertitude du droit. […] [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[48]           En l’espèce, plusieurs facteurs justifient l’utilisation des ressources judiciaires pour instruire la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Comme il a été mentionné précédemment, il s’agit de l’un des premiers cas de mise en œuvre du processus prévu par la Stratégie, un processus résultant des efforts combinés de multiples intervenants qui vise à être utilisé largement et fréquemment pour protéger les terres écosensibles situées dans les Territoires du Nord‑Ouest. Dans Terre‑Neuve‑et‑Labrador, ci‑dessus, j’ai estimé qu’il était important que la politique gouvernementale applicable ait été étendue à plusieurs autres sites (au paragraphe 28).

 

[49]           La présente affaire soulève aussi des questions d’importance publique concernant la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. Lorsque de telles questions se posent, il est important de se rappeler que l’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsque celle‑ci transige avec les peuples autochtones (voir R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, [1990] ACS no 49, au paragraphe 75; R c Marshall, [1999] 3 RCS 456, [1999] ACS no 55, aux paragraphes 49 et 51; Nation haïda c Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 RCS 511, 2004 CSC 73, au paragraphe 16). Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué dans Nation haïda, ci‑dessus, au paragraphe 17 :

Les origines historiques du principe de l’honneur de la Couronne tendent à indiquer que ce dernier doit recevoir une interprétation généreuse afin de refléter les réalités sous‑jacentes dont il découle. Dans tous ses rapports avec les peuples autochtones, qu’il s’agisse de l’affirmation de sa souveraineté, du règlement de revendications ou de la mise en œuvre de traités, la Couronne doit agir honorablement. Il s’agit là du minimum requis pour parvenir à « concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté » : Delgamuukw, précité, par. 186, citant Van der Peet, précité, par. 31. [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[50]           Ainsi, en résumé, j’estime qu’il existe en l’espèce des circonstances particulières suffisantes pour justifier l’utilisation des ressources judiciaires.

 

[51]           En troisième lieu, le juge Sopinka a expliqué que la Cour doit être consciente de sa propre fonction dans l’élaboration du droit. Autrement, « [o]n pourrait penser que prononcer des jugements sans qu’il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative » (voir Borowski, ci‑dessus, au paragraphe 40). Comme il a été mentionné précédemment, bien que le décret TR/2011‑111 assure une protection plus grande à l’intérieur de l’aire recommandée, il laisse sans protection contre les revendications de droits de surface et de droits d’exploitation du sous‑sol une grande partie des terres situées à l’extérieur de cette aire alors que les dernières étapes du processus prévu par la Stratégie ne sont pas terminées. En conséquence, je ne suis pas d’avis que la Cour empiétera sur la fonction législative si elle instruit la demande du demandeur.

 

[52]           En outre, cette question devrait être tranchée maintenant parce que, tant qu’elle ne le sera pas, les terres situées à l’extérieur de l’aire recommandée, mais à l’intérieur de l’aire candidate, continuent de pouvoir faire l’objet d’appropriation et de revendication des ressources, ce qui entraîne des préoccupations concernant les effets de l’exploitation minière sur les terres écosensibles que la Stratégie vise à protéger. Ces effets, bien que locaux à court terme, pourraient avoir des conséquences à long terme sur l’environnement qui entraîneront des coûts sociaux élevés pour tous les Canadiens du pays.

 

[53]           En résumé, même si la demande de contrôle judiciaire du demandeur est considérée comme étant théorique, j’estime que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et l’instruire en raison des circonstances particulières qu’elle présente.

 

[54]           La requête des défendeurs est rejetée, les dépens étant adjugés au demandeur et au gouvernement tlicho.


ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE que la requête des défendeurs soit rejetée, les dépens étant adjugés au demandeur et au gouvernement tlicho.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Loi sur les terres territoriales, LRC 1985, c T-7

 

23. Le gouverneur en conseil peut :

 

a) par décret motivé, déclarer inaliénables des parcelles territoriales;

 

23. The Governor in Council may

 

(a) on setting out the reasons for withdrawal in the order, order the withdrawal of any tract or tracts of territorial lands from disposal under this Act;

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1995-10

 

                                                            INSTANCE PAR REPRÉSENTATION

 

INTITULÉ :                                      LE GRAND CHEF SAMUEL GARGAN, agissant en son nom et au nom de tous les membres des PREMIÈRES NATIONS DEHCHO

 

c

 

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN et LE GOUVERNEMENT TLICHO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 5 mars 2012

 

Motifs de l’ordonnance

et ordonnance :                      LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 30 août 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Gregory J. McDade, c.r.

 

                            POUR LE DEMANDEUR

 

Andrew E. Fox

                                   POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ratcliff & Company

North Vancouver

(Colombie-Britannique)

 

                                   POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Yellowknife

(Territoires du Nord‑Ouest)

                                    POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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