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Date : 20120911

Dossier : IMM-836-12

Référence : 2012 CF 1075

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2012

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

EDGAR ALBERTO LOPEZ GAYTON

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Edgar Alberto Lopez Gayton a été jugé interdit de territoire au Canada par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Commission) en raison de ses liens avec le cartel de Sinaloa, au Mexique. La Commission n’a pas accepté l’allégation de M. Lopez Gayton selon laquelle il avait agi sous la contrainte pendant toute la période au cours de laquelle il a travaillé pour le cartel.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci-après, j’en suis arrivée à la conclusion que la Commission a commis une erreur dans son application du droit en ce qui concerne le moyen de défense de la contrainte. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire de M. Lopez Gayton sera accueillie.

 

Les faits à l’origine du litige

 

[3]               La Commission n’a tiré aucune conclusion défavorable au sujet de la crédibilité de la preuve de M. Lopez Gayton et semble avoir accepté le récit de celui-ci en entier.

 

[4]               Selon ce récit, M. Lopez Gayton a commencé à consommer de la drogue lorsqu’il était âgé de 12 ans. Il a commencé par la marijuana, mais à l’âge de 15 ans, il consommait de la méthamphétamine cristallisée sur une base régulière. Lorsqu’il a atteint l’âge de 18 ans, il était devenu toxicomane.

 

[5]               M. Lopez Gayton achetait sa drogue à une maison située près de chez lui. Les trafiquants de drogue qui poursuivaient leurs activités à l’extérieur de la maison étaient affiliés au cartel de Sinaloa. Lorsque M. Lopez Gayton a atteint l’âge de 18 ans, les trafiquants ont commencé à le battre et l’ont forcé à travailler pour le cartel. M. Lopez Gayton a reçu des menaces de mort et il s’est fait dire que sa mère serait tuée si elle disait à qui que ce soit que son fils travaillait pour le cartel.

 

[6]               Pendant les 18 mois suivants, les trafiquants de drogue allaient chercher M. Lopez Gayton chez lui tous les matins et il passait la journée à emballer et à vendre de la drogue. À l’occasion, M. Lopez Gayton allait porter de l’argent à la police au nom des membres du cartel, lequel voulait ainsi s’assurer qu’il pourrait poursuivre ses activités à l’abri des enquêtes policières et des accusations pénales. M. Lopez Gayton a été battu régulièrement pendant toute cette période et il s’est fait dire que, s’il tentait de quitter le cartel, sa mère et lui seraient tués.

 

[7]               M. Lopez Gayton n’était pas payé pour ses services, mais les trafiquants de drogue lui fournissaient la drogue dont il avait besoin pour nourrir sa dépendance croissante.

 

[8]               Environ 18 mois après que M. Lopez Gayton eut commencé à travailler pour le cartel, la police a fait une descente à la maison où il travaillait et il a été placé en détention. Il a décidé de dire à la police ce qui se passait afin de pouvoir fuir le cartel.

 

[9]               Après qu’il eut raconté sa version, la police l’a amené dans une autre maison où des membres du cartel l’attendaient. M. Lopez Gayton soutient qu’il a été violemment battu et frappé à coups de machette. Les membres du cartel ont menacé de tuer M. Lopez Gayton parce qu’il avait parlé à la police.

 

[10]           Le lendemain, M. Lopez Gayton a fait une surdose de méthamphétamine cristallisée. Il ignore ce qui s’est passé ensuite, mais lorsqu’il s’est réveillé, il était dans un centre de réadaptation. Il s’est fait dire qu’il avait été jeté en bas d’un camion, à l’extérieur du centre. La mère de M. Lopez Gayton a ensuite transféré celui-ci dans un autre centre de réadaptation, où il est resté sous un nom d’emprunt. Il a suivi une cure pendant trois mois et a finalement pu vaincre sa toxicomanie.

 

[11]           M. Lopez Gayton et sa mère ont ensuite déménagé dans une autre ville, où ils ont pu vivre et travailler en sécurité pendant deux ans. Présumant que la situation s’était calmée, ils sont revenus dans leur ville d’origine, bien que dans une partie différente de la ville. Selon M. Lopez Gayton, peu après son retour chez lui, il a été remarqué par un membre du cartel, qui a commencé à tirer sur lui. M. Lopez Gayton a quitté le Mexique pour venir au Canada le lendemain.

 

La décision de la Commission

 

[12]           M. Lopez Gayton a été jugé interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, dont voici le libellé :

 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan; [...]

 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern; [...]

 

[13]           M. Lopez Gayton a admis devant la Commission que le cartel de Sinaloa était une organisation criminelle au sens de l’alinéa 37(1)a) et qu’il s’était personnellement livré à des activités criminelles qui faisaient partie de l’entreprise criminelle du cartel. En conséquence, la seule question que la Commission devait trancher était de savoir s’il y avait lieu d’appliquer le moyen de défense de la contrainte reconnu en common law pour excuser la conduite de M. Lopez Gayton.

 

[14]           La Commission a jugé que les menaces auxquelles M. Lopez Gayton faisait face n’étaient pas « imminentes » au sens de la jurisprudence et qu’il disposait d’un moyen sûr de s’en sortir sans danger. En conséquence, la Commission a conclu que le moyen de défense de la contrainte n’avait pas été établi et que M. Lopez Gayton était interdit de territoire au Canada, parce qu’il avait participé à des activités criminelles qui appuyaient le cartel de Sinaloa.

 

Analyse

 

[15]           Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans R. c. Hibbert, [1995] 2 RCS 973, le moyen de défense fondé sur la contrainte entre en jeu dans des circonstances où une personne est exposée à un danger extérieur (comme des menaces de mort ou de lésions corporelles) et accomplit un acte criminel pour éviter le danger qui la menace. Bien que ce moyen de défense ne touche nullement les éléments physiques ou mentaux du crime, il a pour effet de dégager l’accusé des conséquences pénales de sa conduite.

 

[16]           Pour que le moyen de défense de la contrainte soit établi, trois conditions doivent être réunies :

a.       il doit y avoir un danger évident et imminent;

b.      l’accusé ne doit pas avoir de solution raisonnable et légale autre que celle de contrevenir à la loi, comme un moyen de s’en sortir sans danger;

c.       le danger évité doit être proportionné au mal causé.

 

[17]           La Commission a correctement énoncé les éléments que doit établir la personne qui cherche à invoquer pour elle-même le moyen de défense de la contrainte. Elle a conclu que M. Lopez Gayton n’avait pas réussi à établir l’un ou l’autre des deux éléments du critère. Étant donné que le critère est conjonctif, elle a conclu que M. Lopez Gayton devrait être tenu responsable de sa conduite et que, par conséquent, il était interdit de territoire au Canada.

 

[18]           Comme je l’explique ci-dessous, je suis d’avis que la Commission a tiré des conclusions erronées au sujet des deux éléments du critère. En conséquence, la demande sera accueillie.

 

L’imminence de la menace

 

[19]           La Commission a admis que M. Lopez Gayton avait été recruté de force dans le cartel de Sinaloa et que la menace de mort ou le danger physique était présent lorsque les trafiquants de drogue sont venus pour la première fois à son domicile. Cependant, elle a conclu que la menace a cessé d’être « imminente » au cours de l’année et demie qui a suivi. Pour en arriver à cette conclusion, la Commission a jugé que, « même si les trafiquants de drogue ont continué d’agresser M. Lopez Gayton, ils ne le contrôlaient pas 24 heures sur 24. M. Lopez Gayton allait chez sa mère presque tous les soirs ».

 

[20]           La Commission semble donc avoir compris que, pour que M. Lopez Gayton puisse établir le premier élément du critère de la contrainte, il devait prouver qu’il était sous le contrôle physique du cartel en tout temps. Ce n’est manifestement pas ce qui est exigé en droit.

 

[21]           Comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans R. c. Ruzic, [2001] 1 RCS 687, l’obligation pour l’accusé de prouver que la menace était « imminente » doit être interprétée et appliquée avec souplesse : voir le paragraphe 86. Il peut s’agir, par exemple, de menaces de préjudice futur proférées contre l’accusé ou des tiers. Ce qu’il faut établir, c’est un « lien temporel étroit entre les menaces et le préjudice que l’on menace de causer », de sorte que la personne « devient incapable d’agir librement » : voir les paragraphes 96 et 65.

 

[22]           Dans la présente affaire, la Commission a reconnu ce qui suit :

a.       M. Lopez Gayton a été recruté de force dans le cartel de Sinaloa;

b.      il était toxicomane et le cartel lui fournissait tous les jours de la drogue afin de nourrir sa dépendance;

c.       il a souvent été battu par des membres du cartel;

d.      des membres du cartel ont régulièrement menacé de tuer M. Lopez Gayton ou la mère de celui-ci;

e.       à la seule occasion où il a tenté d’obtenir de l’aide de la police, il a été sauvagement battu et frappé.

 

[23]           De plus, la preuve documentaire dont la Commission a été saisie montrait que le cartel de Sinaloa était une organisation puissante qui avait souvent recours à la violence pour parvenir à ses fins.

 

[24]           Chacun des facteurs susmentionnés pouvait être pertinent quant à la question de savoir si les menaces proférées à l’endroit de M. Lopez Gayton ont continué d’être « imminentes » pendant toute la période de 18 mois au cours de laquelle il a travaillé pour le cartel. Cependant, la Commission n’en a pas tenu compte, parce qu’elle a cru, à tort, que M. Lopez Gayton devait demeurer constamment sous le contrôle physique du cartel pendant toute la période au cours de laquelle il a été affilié à l’organisation pour que l’exigence de l’« imminence » soit établie.

 

[25]           En conséquence, je suis d’avis que la Commission a commis une erreur en ce qui a trait à la façon dont elle a évalué le premier élément du critère de la contrainte. Cependant, il est aussi fort possible que cette erreur ait touché l’analyse que la Commission a faite du deuxième élément du critère, eu égard aux remarques suivantes qu’elle a formulées : « pour ce qui est des faits en l’espèce, les première et deuxième conditions exigées pour établir la contrainte se confondent » : voir le paragraphe 33.

 

[26]           Qui plus est, un examen de l’analyse que la Commission a menée au sujet de la question de savoir si M. Lopez Gayton disposait d’un moyen de s’en sortir sans danger révèle d’autres failles que comporte le raisonnement de la Commission. Ces failles sont commentées ci-dessous.

 

Le moyen de s’en sortir sans danger

 

[27]           La Commission a conclu que M. Lopez Gayton avait un moyen de s’en sortir légalement ou sans danger lorsqu’il n’était pas en présence des trafiquants de drogue ou sous leur contrôle, « à la fois d’un point de vue objectif et subjectif » : voir le paragraphe 34.

 

[28]           Pour établir l’existence d’un « moyen de s’en sortir sans danger », M. Lopez Gayton devait démontrer qu’il n’avait aucun moyen légal d’échapper à la situation dans laquelle il se trouvait. En effet, l’accusé ne pourra invoquer la contrainte si un moyen de s’en sortir sans danger s’offrait à lui. Si l’accusé peut s’en sortir sans danger excessif, la décision de commettre l’infraction en question devient un acte volontaire dont il est coupable : voir l’arrêt Hibbert, susmentionné, au paragraphe 55.

 

[29]           En d’autres termes, si l’accusé avait la possibilité de prendre des mesures qui lui auraient permis d’éviter de commettre une infraction, on ne peut pas dire qu’il n’avait pas de choix véritable quand il a décidé de violer ou non la loi : Hibbert, précité, au paragraphe 62.

 

[30]           La question de savoir si l’accusé avait un moyen de s’en sortir sans danger doit être tranchée selon la norme objective. Lorsqu’elle examine les perceptions d’une « personne raisonnable », la Cour doit également tenir compte de la situation particulière et des faiblesses de l’accusé : Hibbert, précité, aux paragraphes 62 et 67.

 

[31]           Cela signifie qu’une norme « objective - subjective » doit être appliquée. Comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans l’arrêt Ruzic, susmentionné, au paragraphe 61 :

Suivant cette norme, la situation doit être examinée du point de vue d’une personne raisonnable, mais qui se trouve dans une situation similaire. Les tribunaux prendront en considération la situation particulière dans laquelle se trouvait le prévenu et la capacité de celui-ci de discerner une situation raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles.

 

[32]           Dans la présente affaire, la Commission n’a pas examiné les répercussions de la toxicomanie reconnue du demandeur sur sa capacité d’évaluer rationnellement les moyens qu’il avait de s’en sortir.

 

[33]           M. Lopez Gayton a soutenu devant la Commission que son grave problème de toxicomanie avait affaibli sa capacité de déterminer s’il disposait d’un moyen d’échapper sans danger au contrôle du cartel. Bien que la Commission n’ait pas contesté le fait que M. Lopez Gayton avait un problème de toxicomanie pendant toute la durée de son affiliation au cartel, elle a néanmoins rejeté sommairement l’argument selon lequel il n’avait aucun moyen de s’en sortir sans danger selon son point de vue subjectif. La Commission a simplement affirmé à ce sujet que M. Lopez Gayton n’avait « fourni aucun élément de preuve voulant qu’il ait été forcé de prendre de la drogue » et qu’il « consommait volontairement la drogue qui lui était donnée » : voir le paragraphe 35.

 

[34]           Dans la mesure où la Commission a reproché à M. Lopez Gayton d’avoir commencé à consommer de la drogue, elle lui a fait porter le blâme pour tout ce qui lui est arrivé par la suite. Comme l’a soutenu l’avocat de M. Lopez Gayton, ce type de raisonnement équivaut à rejeter les allégations de violence conjugale d’une femme battue au motif que celle-ci a volontairement épousé son agresseur.

 

[35]           Si la Commission a plutôt reproché à M. Lopez Gayton d’avoir consommé la drogue que lui fournissait le cartel, il semble qu’elle n’a nullement tenu compte de la preuve concernant le problème de toxicomanie de M. Lopez Gayton. Effectivement, ce qui caractérise essentiellement la toxicomanie, c’est la perte de la capacité de contrôler volontairement la consommation de la substance en question.

 

[36]           D’une façon ou d’une autre, l’analyse que la Commission a menée au sujet de l’élément subjectif du moyen de défense de la contrainte, soit l’existence d’un « moyen de s’en sortir sans danger », n’était pas raisonnable.

 

Conclusion

 

[37]           Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conviens avec les parties que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvelle décision.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-836-12

 

INTITULÉ :                                      EDGAR ALBERTO LOPEZ GAYTON c.

                                                            LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 6 septembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 11 septembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ram Sankaram

 

POUR LE DEMANDEUR

Rick Garvin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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