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Date : 20120927

Dossier : IMM‑8375‑11

Référence : 2012 CF 1143

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

HENRI JEAN‑CLAUDE SEYOBOKA

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur cherche à obtenir l’annulation de la décision du 29 septembre 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a rejeté sa requête en réouverture de l’audience relative à la demande visant l’annulation de son statut de réfugié. Le demandeur a intenté de nombreuses procédures devant la SPR et la Cour. Comme la présente demande de contrôle judiciaire dépend en grande partie des décisions déjà rendues par la Commission et la Cour, il convient de les examiner et de récapituler les antécédents d’immigration du demandeur.

 

Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen rwandais d’ethnie Hutu. Entre 1991 et 1994, il était membre de l’armée rwandaise, c’est‑à‑dire des Forces armées rwandaises [FAR], auxquelles il a adhéré de son plein gré en 1991; lorsque le génocide s’est produit en 1994, il était officier d’artillerie. Le demandeur a reconnu qu’il aurait pu être démobilisé en 1993 après la signature des accords d’Arusha entre le gouvernement du Rwanda et le Front patriotique rwandais, mais qu’il avait décidé de rester dans les FAR pour poursuivre une carrière militaire.

 

[3]               Vers le 14 avril 1994, les FAR ont rappelé le demandeur en service actif, après que l’avion transportant le président rwandais eut été abattu et que la guerre civile rwandaise eut éclaté. (Il étudiait alors à l’université dans le cadre de sa formation d’officier des FAR.) Le demandeur a alors été assigné à une unité d’artillerie à Kigali où il devait identifier les cibles d’attaques de roquettes et superviser les soldats chargés de les mener. Le demandeur a déserté les FAR à la fin de mai 1994 car, comme il l’a expliqué aux enquêteurs du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration en 2000, la manière dont on l’a traité après que son père eut épousé une femme d’ethnie Tutsi l’a rendu « amer ». Il s’est enfui au Kenya peu après sa désertion et a essayé d’entrer en tant que réfugié au Canada, où son épouse et son fils avaient déjà obtenu l’asile.

 

[4]               Comme le traitement de sa demande présentée depuis l’étranger prenait du temps, le demandeur est entré au Canada grâce à un faux passeport en 1996 et a soumis une autre demande d’asile à son arrivée. Dans ces deux demandes, il a dissimulé ses antécédents dans l’armée, nié avoir jamais été membre d’une organisation militaire et déclaré qu’il était un simple étudiant au Rwanda. Le demandeur a obtenu l’asile le 25 octobre 1996 et a présenté peu après une demande de statut de résident permanent en continuant de taire son rôle au sein des FAR.

 

[5]               En 1998, des représentants du Tribunal pénal international pour le Rwanda [TPIR] et un membre de l’unité des crimes de guerre de la Gendarmerie royale du Canada [GRC] ont interrogé le demandeur parce qu’il était recherché comme témoin important relativement à la poursuite du colonel Bagosora, directeur de cabinet du ministre de la Défense du Rwanda durant le génocide. C’est à la suite de ces entrevues que le demandeur a modifié les documents déposés à l’appui de ses demandes d’asile et de statut de résident permanent de manière à divulguer son service dans les FAR.

 

[6]               Par la suite, et ce pendant de nombreuses années, les unités des crimes de guerre mises sur pied par la GRC, le ministère de la Justice et Citoyenneté et Immigration Canada ont enquêté sur le demandeur, qu’elles soupçonnaient d’avoir participé au génocide rwandais. C’est dans ce contexte qu’elles ont obtenu des copies d’actes d’accusation déposés devant le TPIR contre Protais Zigiranyrazo, un ancien préfet rwandais qui vivait près de la maison familiale du demandeur à Kiyovu (un quartier de Kigali) et contre le général Kabiligi, son commandant. Ces actes d’accusation contenaient la déclaration d’un témoin anonyme, « DAS », qui impliquait le demandeur dans l’assassinat brutal, le 14 avril 1994, d’une femme tutsie prénommée Francine et de ses enfants, qui habitaient près de son domicile familial. Le demandeur reconnaît qu’il se trouvait près de là le 13 avril pour évacuer certains de ses proches vers un lieu plus sûr, mais nie toute implication dans le meurtre de Francine et de ses enfants.

 

[7]               Le 30 juin 2005, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile demandait à la SPR d’annuler le statut de réfugié du demandeur, conformément à l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi]. Le ministre faisait valoir qu’en raison de son service dans les FAR et des autres actes qu’il avait commis, à savoir son rôle dans le meurtre de Francine et de ses enfants, le demandeur était exclu de la protection accordée aux réfugiés en vertu de l’article 98 de la LIPR et de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, [1969] R.T. Can no 6, de 1952 [la Convention sur les réfugiés]. L’article 98 de la LIPR prévoit que :

La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

 

A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention Refugee or person in need of protection.

 

 

La partie pertinente de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés prévoit que les dispositions de la Convention :

[…] ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

 

a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées;

c) qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

[…] shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that :

 

(a) he has committed a crime against peace, a war crimes, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

(b) he has committed a serious non‑political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

(c) he has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the

United Nations.

 

 

[8]               Dans une décision datée du 29 septembre 2006, la SPR a annulé le statut de réfugié du demandeur, estimant qu’il existait des raisons sérieuses de penser qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité, de crimes graves de droit commun et d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies, au sens des alinéas a), b) et c) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. La SPR a fondé sa décision sur plusieurs facteurs.

 

[9]               Elle a estimé, dans un premier temps, que le demandeur avait fait une présentation erronée des faits en dissimulant son service dans les FAR. Elle n’a pas cru l’explication qu’il a avancée pour se justifier. À ses yeux, le demandeur a caché le rôle qu’il avait joué au sein des FAR parce qu’il craignait autrement de se voir refuser le statut de réfugié et de personne à protéger en raison des agissements des Forces durant le génocide rwandais.

 

[10]           La Commission a ensuite examiné la preuve concernant le meurtre de Francine et de ses enfants, ainsi que l’allégation du demandeur selon laquelle DAS n’existait pas. La SPR a rejeté cet argument, signalant que le DAS en question avait été interrogé à deux reprises par les enquêteurs du TPIR. Tout en reconnaissant que les allégations visant le demandeur et concernant le meurtre de Francine et de ses enfants n’avaient pas été prouvées devant le TPIR, la Commission a dit qu’elle devait néanmoins les prendre au sérieux parce qu’elles l’impliquaient personnellement dans une violation directe de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés.

 

[11]           Après avoir considéré la position du demandeur au sein des FAR et le rôle de celles‑ci dans le génocide rwandais, la SPR a estimé que le demandeur avait été complice d’actes criminels commis par les FAR, qu’elle a qualifiées d’organisation visant « des fins limitées et brutales », ou dont « les activités violentes ne peuvent être séparées des autres objectifs qu’elle peut avoir » (Thomas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 838, au paragraphe 43, [2007] ACF no 1114). La SPR a fondé sa conclusion concernant les FAR sur la documentation volumineuse dont elle disposait sur leur rôle dans le génocide rwandais. D’après ces documents, la contribution des FAR avait été cruciale dans l’orchestration et la progression du génocide : les militaires ont assassiné un nombre effarant de civils; les soldats et les chefs de l’armée ont exhorté les civils hutus à massacrer les Tutsis. La SPR a abondamment cité le rapport d’Alison Desforges de Human Rights Watch, intitulé Leave None to Tell the Story [Aucun témoin ne doit survivre : le génocide au Rwanda] (mars 1999). Madame Desforges souligne le rôle clé joué par l’armée dans le génocide; par exemple, elle écrit aux pages 176 et 177 :

Les soldats et gendarmes, en service actif ou à la retraite, tuèrent des civils. Ils donnèrent l’autorisation, montrèrent l’exemple et ordonnèrent à d’autres de tuer. Bien que moins nombreux que les tueurs civils, les militaires jouèrent un rôle décisif en déclenchant le massacre et en l’orchestrant.

 

[12]           Quant à la complicité du demandeur dans le génocide, la SPR n’a pas jugé crédible l’affirmation selon laquelle il n’était pas au courant de l’implication des FAR, compte tenu de l’ampleur des massacres perpétrés et du fait que les FAR y avaient ouvertement et manifestement participé. La Commission a noté que le demandeur a fourni des réponses très vagues lorsqu’on lui a demandé où il se trouvait entre le 7 et le 16 avril 1994, au plus fort du génocide. La SPR a tiré une inférence défavorable du fait qu’il a menti sur son service dans les FAR, et déduit qu’il avait dissimulé ses antécédents, car il savait qu’ils l’excluraient de la protection au titre de la LIPR et de la Convention sur les réfugiés. La SPR a donc conclu que le demandeur était conscient du rôle de l’armée dans le génocide et qu’il avait néanmoins continué de son plein gré à exercer ses fonctions d’officier d’artillerie en service actif alors que le génocide était en cours. La Commission a donc déterminé qu’il y avait des raisons sérieuses de croire que le demandeur était complice des crimes internationaux commis par les FAR, et dès lors qu’il n’aurait donc pas dû obtenir le statut de réfugié ou de personne à protéger en vertu de l’article 98 de la LIPR et de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Elle a donc annulé la décision par laquelle il avait obtenu le statut de réfugié.

 

[13]           Le 6 février 2007, la Cour a rejeté la demande d’autorisation soumise par le demandeur en vue du contrôle judiciaire de la décision du 29 septembre 2006 par laquelle la SPR avait annulé son statut de réfugié. Le 4 juin 2007, le demandeur a présenté une requête fondée sur l’alinéa 399(2)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, pour obtenir l’annulation du rejet de la demande d’autorisation; la Cour a rejeté la requête le 26 juin 2007.

 

[14]           Le 20 septembre 2007, le demandeur a présenté à la SPR sa première requête en réouverture de l’audience relative à la demande en annulation de son statut de réfugié, soutenant qu’il y avait eu manquement à la justice naturelle. Il faisait valoir plus spécifiquement que l’Agence des services frontaliers du Canada disposait de déclarations disculpatoires faites par deux personnes rencontrées par la GRC, et qu’on ne les lui avait pas divulguées. Le demandeur alléguait que ces deux témoins auraient déclaré qu’il n’avait pas pris part au meurtre de Francine et de ses enfants.

 

[15]           Le 14 avril 2008, la Commission a rejeté la première demande de réouverture du demandeur pour deux raisons. Premièrement, elle a estimé qu’il n’y avait eu aucun manquement à la justice naturelle dans les circonstances, car le demandeur savait depuis un moment que la GRC avait interrogé ces deux témoins, mais n’avait jamais demandé la divulgation de leurs déclarations ni indiqué que leurs témoignages pouvaient être disculpatoires et qu’il souhaitait les soumettre à l’examen de la Commission. Par ailleurs, quand bien même un tel manquement aurait été commis, l’annulation du statut de réfugié du demandeur serait maintenue parce qu’elle reposait non pas tant sur les soupçons quant à sa complicité dans le meurtre de Francine et de ses enfants, mais plutôt sur « les crimes contre l’humanité les plus évidents dont il a été déclaré complice du fait de sa participation active aux activités des FAR » (dossier certifié du tribunal [DCT] à la page 516).

 

[16]           Le 30 janvier 2009, le juge de Montigny a rejeté la demande de contrôle judiciaire que le demandeur avait présentée à l’égard de cette décision (Seyoboka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 104, [2010] 2 RCF 3). Il a estimé qu’aucun manquement à la justice naturelle n’avait été commis et que, même si tel avait été le cas, l’intervention de la Cour n’aurait pas été justifiée. Il a noté que le motif le plus sérieux pour annuler le statut de réfugié du demandeur tenait à sa complicité établie par son rôle au sein des FAR et par le fait qu’il a continué de servir comme officier d’artillerie après avoir appris que l’armée commettait des actes de génocide. Le juge de Montigny a déclaré, au paragraphe 54 de ses motifs, que la conclusion de la SPR voulant que le demandeur ait été complice des crimes internationaux commis par les FAR reposait sur des motifs raisonnables, et il a ajouté ce qui suit :

[54] […] Un simple examen attentif de la transcription de la procédure d’annulation révèle que le demandeur entretenait des relations étroites avec le régime en place au Rwanda au cours du génocide de 1994. Le demandeur a affirmé dans son témoignage qu’il pouvait entrer librement dans le palais présidentiel, qu’il a pu se balader dans Kigali pendant deux semaines alors que le génocide avait commencé. Sa prétention invraisemblable selon laquelle il n’était pas au courant de l’importance des massacres a été rejetée par le Tribunal. Comme le demandeur a déjà demandé en vain le contrôle judiciaire de cette décision, il convient de lui interdire de tenter de contester cette décision de façon incidente.

 

 

[17]           Le 19 avril 2009, le demandeur a présenté devant la SPR une deuxième requête en réouverture de l’audience relative à la demande en annulation de son statut de réfugié. Au soutien de cette requête, il a produit une preuve établissant que le général Kabiligi avait été acquitté de toutes les accusations portées par le TPIR. Il a également déposé la décision du TPIR en vertu de laquelle Protais Zigiranyirazo a été déclaré coupable et le témoin anonyme, DAS, jugé peu fiable. Le demandeur faisait valoir qu’il fallait rouvrir l’audience concernant l’annulation de son statut de réfugié puisqu’une grande partie de la preuve sur laquelle le tribunal initial s’était appuyé, relativement au meurtre de Francine et de ses enfants, était sans fondement.

 

[18]           Dans une décision datée du 16 juillet 2009, la SPR a rejeté la deuxième demande en réouverture présentée par le demandeur, précisant que la preuve sur laquelle ce dernier se fondait ne remontait qu’à décembre 2008, et que la Commission était précluse de l’examiner parce qu’elle constituait un « nouvel élément de preuve », et qu’elle n’avait pas compétence pour rouvrir la procédure et entendre une nouvelle preuve. Elle a ajouté :

[…] même si les éléments de preuve amenés par la conclusion du TPIR avaient été disponibles au moment de l’audience relative à la demande d’annulation, le commissaire aurait pu avoir pris la même décision, car les motifs permettant d’annuler le statut n’étaient pas exclusivement fondés sur des éléments de preuve dont le poids varie en raison des conclusions du TPIR (au paragraphe 21, DCT, page 98).

 

 

Ainsi, le tribunal ne s’est finalement pas prononcé sur l’incidence que la nouvelle preuve aurait pu avoir sur la décision initiale d’annuler le statut de réfugié du demandeur, puisqu’il a conclu qu’elle n’était pas admissible.

 

[19]           Le demandeur a présenté une nouvelle demande de contrôle judiciaire, obtenant cette fois‑ci gain de cause : le 4 mai 2010, le juge O’Reilly a annulé la décision de la SPR du 16 juillet 2009 dans Seyoboka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 488. Il a estimé que la SPR n’avait pas expressément tenu compte du principal argument du demandeur, à savoir que la preuve émanant des instances devant le TPIR contredisait celle sur laquelle la décision portant annulation était fondée. À cet égard, le juge O’Reilly a déclaré que la proposition générale voulant que la Commission ne soit pas compétente pour rouvrir la procédure lorsque de nouveaux éléments de preuve ont été présentés est « sujette à une exception étroite, mais notable, lorsque les nouveaux éléments de preuve démontrent qu’il y a eu violation des principes de justice naturelle » (au paragraphe 24). Il a noté que cette violation peut être établie lorsque les nouveaux éléments de preuve ébranlent les faits sur la foi desquels le tribunal initial a rendu sa décision portant annulation, et que la SPR avait eu tort de ne pas se demander si les nouveaux faits présentés par le demandeur relevaient ou non de cette catégorie. Il a donc renvoyé l’affaire à la SPR pour qu’elle statue sur cette question.

 

[20]           La SPR s’est penchée sur cette question dans sa décision du 29 septembre 2011, laquelle est visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

 

La décision contrôlée

[21]           Dans sa décision du 29 septembre 2011, la SPR, après avoir examiné les faits exposés ci‑dessus, s’est demandé si la nouvelle preuve produite par le demandeur ébranlait le fondement de la décision du 29 septembre 2006 par laquelle la Commission avait annulé le statut de réfugié de celui‑ci. Elle a indiqué que la nouvelle preuve n’établissait pas que le demandeur n’était pas sur les lieux du barrage routier de Kiyovu (où Francine et d’autres ont été assassinés), et qu’elle était d’ailleurs sans pertinence au regard des autres motifs pour lesquels le tribunal initial a annulé son statut, à savoir son rôle dans les FAR et sa connaissance de l’implication de ces Forces dans le génocide rwandais. La SPR a mentionné que le tribunal initial avait conclu comme suit :

[L]e tribunal est d’avis que l’intimé (le demandeur) continuant d’appartenir à une organisation (les FAR) dont les fins principales étaient limitées et brutales, s’est rendu par là complice de l’accomplissement de ces objectifs (paragraphe 25, DCT, à la p. 10, citant la décision de la Commission du 29 septembre 2006, DCT, paragraphe 854).

 

 

[22]           Dans la décision à l’examen, la SPR a estimé par ailleurs que la conclusion du tribunal initial :

[…] ne s’appuyait nullement sur le témoignage de DAS ni sur ce que le demandeur aurait fait aux barrages routiers. Les nouveaux éléments de preuve ne mettent pas en question l’appartenance du demandeur aux FAR ni les violations de droits humains auxquelles les militaires étaient associés (au paragraphe 25, DCT à la p. 10).

 

 

La SPR a donc conclu que la nouvelle preuve n’établissait pas qu’il y avait eu manquement aux principes de justice naturelle, car elle n’aurait pas modifié l’issue de la demande visant à faire annuler le statut de réfugié du demandeur. Par conséquent, la Commission a rejeté la deuxième demande présentée par le demandeur en vue de la réouverture de l’audience relative à l’annulation de son statut.

 

Questions soulevées par le demandeur

[23]           Le demandeur soutient que la Commission a commis deux erreurs susceptibles de contrôle dans sa décision du 29 septembre 2011. Premièrement, elle aurait violé les principes de justice naturelle en statuant sur la demande de réouverture sans tenir d’audience, et en ne répondant pas aux deux lettres de son avocate, qui demandait quand et comment la Commission avait l’intention d’instruire sa demande de réexamen. Le demandeur soutient que, si une audience avait eu lieu, il aurait déposé une copie du jugement par lequel la Chambre d’appel du TPIR a acquitté Protais Zigiranyirazo en novembre 2009. Il aurait aussi, à l’en croire, soumis à la SPR des arguments touchant la bonne interprétation de la décision du juge O’Reilly.

 

[24]           Deuxièmement, le demandeur affirme que la décision que la Commission a rendue sur le fond de sa deuxième demande visant à obtenir la réouverture de l’audience portant sur l’annulation était déraisonnable, car la SPR n’a pas suffisamment tenu compte de l’incidence des nouveaux éléments de preuve, et qu’elle s’est contentée de reprendre les conclusions issues de la décision que le juge O’Reilly a annulée, et celles du juge de Montigny, alors qu’elles avaient été arrêtées plusieurs années avant que les nouveaux éléments de preuve ne soient divulgués.

 

[25]           Pour les motifs exposés ci‑après, j’ai conclu qu’aucun de ces arguments n’était fondé et c’est pourquoi la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

Aucun manquement à la justice naturelle

[26]           Comme nous l’avons mentionné, le demandeur, à la suite de la décision du juge O’Reilly, a écrit deux fois à la SPR pour qu’elle l’informe de la manière dont elle avait l’intention de réexaminer sa seconde requête en réouverture de l’audience relative à la demande en annulation de son statut de réfugié. La première lettre a été rédigée peu après la décision du juge O’Reilly; la seconde, environ un an plus tard, alors que le demandeur n’avait reçu aucune nouvelle de la Commission. Signalons que l’avocate du demandeur conclut cette deuxième lettre par ces mots : [traduction] « si d’autres observations sont requises de notre part, veuillez nous en aviser ». L’avocate n’a jamais indiqué à la Commission que le demandeur souhaitait présenter d’autres observations, et elle ne lui a pas non plus demandé de tenir une audience pour entendre la preuve ou des observations avant de se prononcer sur la deuxième demande présentée par le demandeur en vue d’obtenir la réouverture de la procédure d’annulation.

 

[27]           Les parties reconnaissent que la Commission statue habituellement sur les demandes en réouverture de procédures d’annulation du statut de réfugié sans tenir d’audience. Le dossier indique d’ailleurs que c’est de cette manière que la Commission a statué sur la première demande de réouverture (voir le DCT, à la page 524). Quant à sa deuxième demande, le demandeur était représenté par une avocate en immigration expérimentée. Durant l’audience se rapportant à cette demande de contrôle judiciaire, elle a d’ailleurs reconnu sans détour qu’elle savait que la Commission avait pour habitude de statuer sur les demandes de ce type sans tenir d’audience.

 

[28]           L’article 44 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002‑228, prévoit que les demandes de réouverture d’une audience comme celle de l’espèce doivent être faites par écrit et être accompagnées des éléments de preuve énoncés dans un affidavit ou une déclaration solennelle. Il est donc clair pour les demandeurs en général, et ça l’était pour l’avocate du demandeur en particulier, que la SPR ne tient pas normalement d’audience pour les demandes de réouverture. À cet égard, comme le fait remarquer l’avocat du défendeur, ces demandes peuvent se comparer aux demandes CH, à propos desquelles la jurisprudence a bien établi que le tribunal n’était pas tenu de tenir une audience dans tous les cas et qu’il incombait aux demandeurs de déposer tous les éléments de preuve et de soumettre toutes les observations par écrit (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39, au paragraphe 34; Zhu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2011 CF 952, au paragraphe 21).

 

[29]           Les exigences liées à la justice naturelle ou à l’équité procédurale dépendent de la nature de la décision, des circonstances dans lesquelles elle est rendue et de son incidence sur la personne concernée. Dans l’arrêt Baker c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193 [Baker], la Cour suprême du Canada a examiné les facteurs pertinents en ce qui a trait aux exigences de l’équité procédurale dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par un demandeur d’asile débouté. Aux paragraphes 21 à 27 de cet arrêt, la Cour suprême a donc énuméré les facteurs suivants : la nature de la décision et des procédures suivies par le tribunal qui l’a rendue, ou « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire »; les exigences de la loi en vertu de laquelle la décision est rendue et le rôle de la décision particulière au sein du régime législatif; l’importance de la décision pour les personnes visées; les attentes légitimes des personnes visées en ce qui concerne les procédures à suivre par le tribunal; les choix du tribunal en matière de règles de procédure, surtout lorsqu’il jouit du droit de les établir.

 

[30]           L’application de ces facteurs aux circonstances de l’espèce permet de conclure que la SPR n’était pas obligée de tenir d’audience ou de demander d’autres observations au demandeur. Il ne fait aucun doute que dans le présent dossier les enjeux sont très importants, compte tenu des conséquences que la décision de la SPR aura pour le demandeur, mais les autres facteurs invitent fortement à conclure que la SPR n’était pas obligée de tenir d’audience ou de demander des observations à l’avocate du demandeur avant de rendre sa décision. À cet égard, les règles de procédures écrites de la SPR indiquent clairement qu’une audience n’est pas requise et que le demandeur doit soumettre toute la preuve et tous les arguments qu’il aimerait que la Commission examine. L’avocate du demandeur en était bien informée, et ce dernier ne pouvait donc avoir aucune attente légitime quant à la tenue d’une audience ou à la possibilité de présenter des observations ou une preuve supplémentaires. Du reste, comme le fait justement valoir l’avocat du défendeur, s’il voulait présenter des observations additionnelles, rien n’empêchait le demandeur de le faire. La décision en question n’a été rendue qu’en septembre 2011. S’il souhaitait soumettre à la SPR le jugement de la Chambre d’appel du TPIR de novembre 2009 concernant le pourvoi de Protais Zigiranyirazo, il aurait dû le faire par écrit, conformément à l’article 44 des Règles de la SPR. Il aurait dû procéder de la même façon à l’égard de tout argument touchant les répercussions de la décision du juge O’Reilly.

 

[31]           Pour ces motifs, le premier motif de contrôle invoqué par le demandeur doit être rejeté.

 

La décision de la SPR est raisonnable

[32]           De même, le deuxième motif de contrôle avancé par le demandeur doit être rejeté. Comme nous l’avons déjà vu, la décision de 2006 portant annulation ne reposait qu’en partie sur la preuve dont disposait alors la SPR quant au rôle du demandeur dans le meurtre de Francine et de ses enfants; cette décision reposait surtout sur les conclusions de la SPR selon lesquelles les FAR étaient une organisation visant des fins limitées et brutales, et le demandeur, quoique conscient de la complicité des FAR dans le génocide rwandais, avait choisi de continuer de servir comme officier d’artillerie et de diriger des attaques de roquettes.

 

[33]           La nouvelle preuve que le demandeur a présentée à la SPR était totalement dénuée de pertinence au regard de ces questions. La conclusion de la Commission dans la décision à l’examen, selon laquelle les nouveaux éléments de preuve ne remettaient pas en question la décision portant annulation, et donc qu’il n’y avait eu aucun manquement à la justice naturelle, était à la fois raisonnable et correcte puisque ces nouveaux éléments ne concernaient pas le motif principal sur lequel était fondée la décision du tribunal initial.

 

[34]           De plus, la SPR disposait en 2006 d’éléments de preuve amplement suffisants pour étayer sa conclusion que les FAR étaient une organisation visant des fins limitées et brutales. La jurisprudence établit que la participation à une telle organisation crée une présomption réfutable selon laquelle le demandeur d’asile est complice des crimes internationaux qu’elle a commis (Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 CF 306, [1992] ACF no 109, au paragraphe 16). De même, la SPR avait des motifs amplement suffisants pour conclure que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de complicité compte tenu de son grade, de l’ampleur du génocide, du rôle que les FAR ont joué et du fait qu’il ne s’en était pas dissocié à la première occasion. Le caractère raisonnable des conclusions de la SPR à cet égard a d’ailleurs été confirmé par la Cour, qui a refusé d’accorder l’autorisation d’interjeter appel de la décision de la Commission d’annuler le statut de réfugié du demandeur en 2006. Comme l’a mentionné le juge de Montigny dans Seyoboka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 104 (précité), le demandeur ne peut plaider à nouveau ces questions dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, car cela reviendrait à contester la décision rendue par la SPR en 2006 de façon incidente, ce qui est inadmissible.

 

[35]           Cette décision de 2006 portant annulation reposait donc raisonnablement en grande partie sur le rôle du demandeur au sein des FAR et sur la complicité de ces dernières dans le génocide. Les nouveaux éléments de preuve invoqués par le demandeur à l’appui de sa deuxième requête en réouverture de l’audience concernant l’annulation sont totalement dépourvus de pertinence au regard des conclusions de la Commission à cet égard. Par conséquent, sa demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

[36]           Aucune question à certifier en vertu de l’article 74 de la LIPR n’a été présentée et la présente affaire n’en soulève pas.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR est rejetée.

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑8375‑11

 

INTITULÉ :                                                  HENRI JEAN‑CLAUDE SEYOBOKA c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 18 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 27 septembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clare Crummey

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lorne Waldman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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