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Date : 20120924

Dossier : T-2087-11

Référence : 2012 CF 1112

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

TIMOTHY GILBERT

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MACTAVISH

 

[1]               C’est la deuxième fois que Timothy Gilbert sollicite de la Cour le contrôle judiciaire d’une décision d’un comité d’appel de l’évaluation du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le comité d’appel).

 

[2]               Une décision antérieure du comité d’appel concernant la demande de prestations d’invalidité a été infirmée par le juge Barnes qui a renvoyé l’affaire aux mêmes membres du comité d’appel pour qu’ils statuent à nouveau conformément à ses motifs de jugement : Timothy Gilbert et le Procureur général du Canada, 2010 CF 1300, 2010 CarswellNat 4904 [Gilbert no 1]. Il en résulta une deuxième décision du comité d’appel, décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[3]               Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la deuxième décision est déraisonnable, le comité d’appel ayant mal compris le rôle qui lui incombe, et ne s’étant pas conformé aux directives du juge Barnes. La demande du contrôle judiciaire est par conséquent accueillie et la deuxième décision du comité d’appel est infirmée.

 

Contexte de l’affaire

 

[4]               Monsieur Gilbert travaille pour la Gendarmerie royale du Canada depuis 1978. Il occupe actuellement des fonctions administratives de représentant des relations fonctionnelles. Le 30 juillet 2007, il s’est blessé lors d’une chute qu’il a faite alors qu’il était de service.

 

[5]               Les blessures de M. Gilbert comprennent notamment des fractures du péroné et du tibia distal droits ainsi qu’une fracture du calcanéus droit. Les preuves médicales, qui ne sont pas contestées, montrent qu’il a subi de graves fractures qui ont été traitées par réduction chirurgicale, par la pose d’attelles et par de longues séances de physiothérapie. Malheureusement, les lésions à la cheville ont entraîné chez M. Gilbert une arthrite post-traumatique dégénérative qui devait, comme cela avait été prédit, déboucher, en 2009, sur une fusion chirurgicale de la cheville droite.

 

[6]               M. Gilbert a déposé auprès du ministère des Anciens Combattants une demande de pension d’invalidité. Il s’est vu accorder une indemnité, le 23 septembre 2008, le ministère calculant à 5 % le taux d’invalidité entraînée par la fracture du péroné et du tibia distal droits et la fracture du pilon tibial de type B [la première blessure], et à 2 % le taux d’invalidité dû à la fracture du calcanéus droit [la deuxième blessure]. Sa cote de qualité de vie a été fixée au niveau 1.

 

[7]               M. Gilbert a demandé que cette évaluation soit révisée par un comité d’appel du Tribunal des anciens combattants, faisant valoir que sa première blessure lui ouvrait droit à une cote d’invalidité plus élevée et que son état appelait une cote de qualité de vie de niveau 2. Le 8 mai 2009, le comité d’appel a confirmé l’évaluation initiale.

 

[8]               M. Gilbert a fait appel de cette décision devant le comité d’appel. À l’appui de sa démarche, M. Gilbert a produit un rapport médical daté du 7 janvier 2010 et rédigé par le Dr Bryce Henderson, le chirurgien orthopédiste responsable des soins apportés à M. Gilbert.

 

[9]               Dans son rapport, le Dr Henderson se réfère aux tableaux au vu desquels ont été évaluées les blessures subies par M. Gilbert, notant que la cote 4 qui lui avait été attribuée correspond à une [traduction] « amplitude normale des mouvements en général, mais douleur présente quotidiennement et/ou avec le mouvement ». Selon le rapport du DHenderson, [traduction] « il serait plus exact de parler d’ankylose en position de fonction, ce qui donnerait la cote dix-huit » pour la première blessure de M. Gilbert. Le DHenderson fait également état d’une [traduction] « ankylose en position défavorable ou articulation ballante, ce qui donnerait la cote vingt-six » pour la première blessure de M. Gilbert. Selon le DHenderson, l’état de la cheville de M. Gilbert devait éventuellement exiger soit la fusion chirurgicale de la cheville, soit le remplacement de l’articulation.

 

[10]           Soulignons que l’avis du DHenderson ne fait pas que documenter une détérioration progressive de l’état de M. Gilbert, mais donne ce qui est, selon le DHenderson, une interprétation plus exacte de la blessure initiale.

 

[11]           Le 25 mai 2010, le comité d’appel a rendu sa première décision [la « première décision du comité d’appel »] confirmant l’évaluation que le comité de révision avait faite de l’invalidité de M. Gilbert. Le comité cite le rapport du DHenderson de janvier 2010, mais conclut que [traduction] « la cheville de l’appelant n’est pas soudée et qu’il n’y a pas de preuve clinique d’ankylose ».

 

La décision du juge Barnes

 

[12]           Le juge Barnes a accueilli la demande de contrôle judiciaire de M. Gilbert visant la première décision du comité d’appel, renvoyant l’affaire aux mêmes membres du comité d’appel, les appelant à statuer à nouveau conformément aux motifs de son jugement.

 

[13]           Selon le juge Barnes, la question qui lui était soumise était « celle de savoir si le Tribunal pouvait raisonnablement écarter le diagnostic d’ankylose posé par le DHenderson pour les motifs qu’il a donnés » : paragraphe 9.

 

[14]           Citant le jugement Rivard c Canada, [2001] ACF no 1072, 209 FTR 43, le juge Barnes relève aux paragraphes 10 et 11 de son jugement, que le Tribunal n’a pas de compétence inhérente pour résoudre de façon indépendante des questions médicales et qu’il ne peut s’appuyer que sur les preuves médicales qui lui sont présentées, ou demander de nouvelles preuves médicales indépendantes en application de l’article 38 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18. Le juge Barnes précise par ailleurs que le Tribunal est tenu, en l’absence de conclusions défavorables sur le plan de la crédibilité, d’accepter les preuves médicales non contredites : voir MacKay c Canada (PG), [1997] ACF no 495, 129 FTR 286, au paragraphe 26.

 

[15]           Le juge Barnes relève que le Tribunal n’a pas expliqué pourquoi il écartait le diagnostic d’ankylose du DHenderson : paragraphe 11. Il précise en outre que le Tribunal n’est pas autorisé à substituer son opinion à celle du DHenderson et qu’il pouvait rejeter l’avis de celui-ci s’il existait des preuves et des motifs rationnels de le faire. Le fait qu’il n’ait pas fourni de motifs intelligibles à l’appui de son rejet du rapport médical de 2010 au profit, semble-t-il, d’éléments de preuve plus anciens qui seraient normalement moins fiables, constitue une erreur susceptible de révision (citant le jugement King c Canada (PG), [2000] A.C.F. no 196, 182 F.T.R. 226 aux paragraphes 20 à 22) : paragraphe 14.

 

[16]           Ce qui est en l’espèce encore plus important, c’est que le juge Barnes conclut en ces termes son analyse :

[15] En fait, si le Tribunal était conscient de ses obligations aux termes de l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), il aurait dû, en cas d’incertitude sur le fondement du diagnostic d’ankylose du DHenderson, trancher en faveur de M. Gilbert ou demander des précisions d’ordre médical. S’il avait des motifs solides pour conclure que M. Gilbert ne souffrait pas d’ankylose, il lui incombait de l’expliquer pour que M. Gilbert puisse comprendre sa décision.

[16] J’estime qu’il s’agit d’une affaire à l’égard de laquelle il convient de statuer à nouveau sur le fond et conformément aux présents motifs. Il n’y a pas de raison de ne pas renvoyer l’affaire aux mêmes membres du Tribunal. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[17]           Ces directives furent confirmées par l’ordonnance du juge Barnes.

 

La deuxième décision du comité d’appel

 

[18]           Conformément à la décision du juge Barnes, une nouvelle audience a eu lieu le 11 octobre 2011, devant les mêmes membres du comité, et leur décision a été rendue le 30 novembre 2011 [la deuxième décision du comité d’appel].

 

[19]           Le comité d’appel a précisé que la question à trancher était celle du [traduction] « niveau correct d’évaluation, après un examen complet des preuves produites et l’application de ces preuves à la Table des invalidités » : à la page 9. [Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Le comité a ajouté qu’avant d’aborder la question, il lui fallait décider [traduction] « s’il devait connaître du rapport du DHenderson de janvier 2010. Après avoir discuté de ce rapport, le comité d’appel a précisé que [traduction] « le rôle du comité d’appel consiste à dire si les décisions du ministère et du comité de révision sont raisonnables et correctes. Il n’appartient pas au comité d’appel de se substituer au ministère et de trancher en première instance, ni d’assumer le rôle du comité de révision » : à la page 10.

 

[21]           Après s’être penché sur l’économie générale de la Loi, le comité d’appel a affirmé qu’il ne pouvait [traduction] « connaître » du rapport du DHenderson de janvier 2010 concernant [traduction] « l’aggravation des symptômes de [M. Gilbert] survenue après la décision du ministère », décision fondée sur le rapport d’un certain DMurray datant du mois de mai 2008. Le comité d’appel a ensuite précisé que [traduction] « ce Comité s’en tiendra uniquement aux preuves concernant l’état de [M. Gilbert] au cours de l’année suivant cette évaluation », ajoutant que M. Gilbert pourrait déposer auprès du ministère une nouvelle demande fondée sur le rapport rédigé en janvier 2010 par le DHenderson.

 

[22]           Il convient de noter cependant qu’en obligeant M. Gilbert à déposer une nouvelle demande, on ne lui offrait pas la possibilité d’être intégralement indemnisé car les limites imposées à la rétroactivité d’une évaluation pourraient très bien entraîner pour lui une perte financière.

 

[23]           Le comité d’appel a alors examiné les preuves présentées au ministère et au comité de révision et confirmé leurs évaluations.

 

Norme de contrôle

 

[24]           J’estime, comme les parties, que la norme de contrôle applicable à la manière dont le comité d’appel a interprété les preuves médicales qui lui étaient présentées et à sa manière d’évaluer la cote d’invalidité du demandeur est la norme de la décision raisonnable : voir Gilbert no 1 et Beauchene c Canada (PG), 2010 CF 980, 375 FTR 13, au paragraphe 21. En l’espèce, le caractère raisonnable de la deuxième décision du comité d’appel doit également être évalué à la lumière des directives données au comité d’appel par le juge Barnes.

 

[25]           Il serait certes possible de soutenir que c’est la norme de la décision correcte qui devrait s’appliquer à la manière dont le comité d’appel a compris le rôle qui lui incombe et au degré auquel il s’est conformé aux directives du juge Barnes, mais un tel argument ne saurait en dernière analyse être utilement invoqué en l’espèce étant donné le caractère manifestement déraisonnable de la décision du comité d’appel quant aux questions en cause.

 

Analyse

 

[26]           Selon le comité d’appel [traduction] « il n’appartient pas à ce comité d’appel d’évaluer l’aggravation de l’état de l’appelant qui a pu se produire depuis la décision du ministère ». Selon le comité, son rôle consiste plutôt à [traduction] « tenir compte essentiellement du degré effectif d’invalidité à l’époque où le [ministère] a procédé à son évaluation ». [Non souligné dans l’original.]

 

[27]           Autrement dit, le comité d’appel semble avoir vu son rôle comme étant essentiellement analogue à celui qui revient à la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision rendue par un tribunal d’instance inférieure. Cela ressort clairement des propos du comité, selon qui [traduction] « le rôle du comité d’appel consiste à dire si les décisions du ministère et du comité de révision sont raisonnables et correctes ». C’est cela qui a porté le comité d’appel à estimer qu’il ne pouvait prendre en compte que les preuves présentées au ministère ou au comité de révision.

 

[28]           Pourtant, la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) prévoit très précisément que les comités d’appel peuvent accueillir de nouvelles preuves : voir, par exemple, le paragraphe 32(1), l’article 38, l’alinéa 39a) ainsi que l’article 111. Il était, donc, de la part du comité d’appel, déraisonnable de refuser de [traduction] « connaître » du rapport du DHenderson de janvier 2010.

 

[29]           D’ailleurs, et quoi qu’il en soit, le juge Barnes avait très précisément demandé au comité d’appel de prendre en compte le rapport du DHenderson de janvier 2010. En effet, au paragraphe 15 de la décision Gilbert no 1, le juge Barnes affirme : « En fait, si le Tribunal était conscient de ses obligations aux termes de l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), il aurait dû, en cas d’incertitude sur le fondement du diagnostic d’ankylose du DHenderson, trancher en faveur de M. Gilbert ou demander des précisions d’ordre médical. » [Non souligné dans l’original.]

 

[30]           Au paragraphe suivant, le juge Barnes se prononce en ces termes : « J’estime qu’il s’agit d’une affaire à l’égard de laquelle il convient de statuer à nouveau sur le fond et conformément aux présents motifs ».

 

[31]           Il est donc tout à fait clair que le juge Barnes s’attendait à ce que le comité d’appel, en statuant à nouveau sur la demande de M. Gilbert, procède de l’une de deux manières. Il devait soit, en cas d’incertitude sur le fondement du diagnostic d’ankylose du DHenderson, trancher en faveur de M. Gilbert, soit demander des précisions d’ordre médical, comme le prévoit le paragraphe 38(1) de la Loi. Le comité d’appel n’ayant fait ni l’un ni l’autre, la décision qu’il a rendue est déraisonnable.

 

Conclusion

 

[32]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. M. Gilbert me demande de substituer ma propre décision à celle du comité d’appel. Le comité d’appel n’ayant tenu aucun compte de l’ordonnance du juge Barnes, M. Gilbert craint qu’il ne respecte pas non plus une nouvelle ordonnance de la Cour.

 

[33]           Je comprends fort bien la préoccupation exprimée par M. Gilbert à cet égard, mais je ne suis pas convaincue que ce soit la mesure corrective qu’il convienne d’ordonner. Le législateur a confié le rôle d’évaluer les demandes de pension d’invalidité à un organisme spécialisé qui possède des connaissances que la Cour n’a pas.

 

[34]           Il est, d’après moi, préférable de renvoyer l’affaire devant un comité d’appel autrement constitué, à qui il sera demandé, de manière précise, de réévaluer la demande de M. Gilbert en tenant compte du rapport du DHenderson de janvier 2010. Reprenant la teneur de la directive du juge Barnes, il est demandé au nouveau comité d’appel de procéder de l’une de deux manières : il devra soit, en cas d’incertitude sur le fondement du diagnostic d’ankylose du DHenderson, trancher en faveur de M. Gilbert, soit demander des précisions d’ordre médical conformément au paragraphe 38(1) de la Loi.

 

[35]           Bien que, ni dans son avis de demande, ni dans son mémoire des faits et du droit, M. Gilbert ne demande que lui soient adjugés les dépens, il a, à l’audition de sa demande de contrôle judiciaire puis, à nouveau, dans une correspondance ultérieure, demandé, arguments à l’appui, que lui soient adjugés les dépens procureur-client. Le défendeur a, sur la question des dépens, présenté, après l’audience, de brèves observations, demandant en même temps qu’il lui soit permis de formuler à ce sujet des observations plus complètes.

 

[36]           Compte tenu des circonstances, le défendeur a 10 jours à partir de la date de la présente décision pour présenter des observations écrites sur la question des dépens. M. Gilbert disposera après cela d’un délai de cinq jours pour répondre, après quoi la Cour émettra son jugement.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 24 septembre 2012

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-2087-11

 

INTITULÉ :                                      TIMOTHY GILBERT c

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 5 septembre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 24 septembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jennifer Koschinsky

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Angela Fritz

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

HEENAN BLAIKIE LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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