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Date : 20121001

Dossier : IMM-9303-11

Référence : 2012 CF 1155

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er octobre 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

GABINO OLEGARIO AGUILAR ZACARIAS

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision du 3 août 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés (la SPR ou la Commission) a rejeté la demande de statut de réfugié présentée par le demandeur en vertu de l’article 96 et de l’alinéa 97(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR). Le demandeur est un citoyen du Guatemala qui soutient avoir été victime d’extorsion et de menaces de la part de membres de la bande Mara Salvatrucha, aussi appelée la MS-13 (la MS).

 

[2]               Il s’agit de la deuxième fois que la Cour est appelée à se prononcer sur la présente affaire. Dans une décision datée du 21 mai 2010, la SPR avait conclu que le demandeur était un témoin crédible et qu’il avait été victime de menaces et d’extorsion de la part de la MS; toutefois, la SPR avait rejeté la demande du statut de réfugié aux motifs que l’article 96 de la LIPR était inapplicable étant donné que la persécution n’était pas liée à un des motifs prévus par la Convention et que l’article 97 était inapplicable étant donné que le risque était de nature généralisée. Dans la décision Aguilar Zacarias c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 62, le juge Noël a annulé cette décision, ayant conclu que la Commission avait commis une erreur dans son interprétation de l’article 97 de la LIPR parce qu’elle n’avait pas évalué adéquatement le risque personnel auquel était exposé le demandeur. Le juge Noël a renvoyé la demande du statut de réfugié à un autre commissaire de la SPR pour que celui-ci statue à nouveau sur l’affaire.

 

[3]               Dans la décision datée du 3 août 2011 qui est visée par la demande de contrôle judiciaire, un autre commissaire de la SPR a instruit l’affaire à nouveau, a conclu que le demandeur n’était pas crédible et a rejeté la demande du statut de réfugié pour ce motif. Étant donné que la première décision avait été annulée à tous égards (voir, par exemple, la décision Miah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 2005, au paragraphe 8), il était certainement loisible au commissaire de tirer une conclusion différente de celle du premier commissaire en ce qui concerne la crédibilité du demandeur, mais j’ai conclu que le raisonnement de la seconde décision est tellement erroné que cette décision doit être annulée. En raison de la retenue dont la Cour doit faire preuve à l’égard des conclusions concernant la crédibilité, il est exceptionnel que de telles conclusions soient infirmées. Cependant, en l’espèce, la conclusion concernant la crédibilité était erronée et exige l’intervention de la Cour.  Ainsi qu’il est expliqué plus en détail ci‑dessous, les conclusions finales de la SPR dans la présente affaire sont fondées sur des conjectures inadmissibles et des conclusions incompatibles avec les éléments de preuve présentés à la Commission, si bien ces conclusions finales doivent être infirmées. Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, il faut examiner le récit du demandeur et la décision de la Commission.

 

Contexte

[4]               Le demandeur affirme qu’il était marchand dans un marché de plein air au Guatemala et qu’il y vendait des poulets. Il dit qu’il travaillait également pour une chaîne de restaurants au Guatemala. Il soutient qu’un membre de la MS, surnommé « Gordo » (ce qui se traduit par « le Joufflu » en français et « Chubby » en anglais), l’a abordé au marché environ deux ans et demi après l’ouverture de son étal, a exigé sous la menace qu’il lui verse des sommes d’argent, puis est revenu toutes les semaines pour recueillir ces sommes. Selon le demandeur, Gordo lui a dit que s’il ne collaborait pas, un de ses proches serait tué. Il soutient également que, avec le temps, Gordo a démontré qu’il savait de plus en plus de choses au sujet de la famille du demandeur, si bien que le demandeur a conclu que sa famille était surveillée.

 

[5]               Selon le demandeur, lui-même et un autre marchand, Evedardo Vicente, ont finalement décidé de signaler l’extorsion de Gordo à la police. D’après le demandeur, Gordo a été emprisonné, mais l’extorsion s’est poursuivie et s’est intensifiée, tout comme les menaces : d’autres membres de la MS sont venus au marché pour recueillir les paiements et auraient dit au demandeur que Gordo savait que le demandeur avait signalé l’extorsion et que lui et son ami, M. Vincente, étaient [traduction] « morts ».

 

[6]               Après la libération de Gordo, des membres de la MS ont retrouvé M. Vincente et le demandeur dans un autre marché qu’ils visitaient, puis ont tiré sur M. Vicente et l’ont tué. Le demandeur a déposé auprès de la SPR des éléments de preuve attestant de l’exécution de M. Vincente. Après cet incident, le demandeur n’est pas retourné à son étal au marché, mais a continué de travailler au restaurant (son autre emploi). Environ six mois plus tard, Gordo est venu à ce restaurant pour tenter de le trouver. Le demandeur a expliqué la situation à son gérant, qui lui a confié des tâches à l’arrière du restaurant, puis, en fin de compte, le demandeur a été muté à un autre restaurant de la chaîne. Puis les gérants de divers autres restaurants ont appris au demandeur que Gordo était venu dans leurs établissements et s’était renseigné à son sujet. Finalement, au début de 2008, le demandeur a aperçu Gordo assis dans le restaurant où il travaillait. Pris de peur, il n’est plus jamais retourné travailler dans la chaîne de restauration.

 

[7]               Le demandeur a fait déménager sa famille au village où vivait sa belle-famille, mais recevait toujours des mises en garde concernant la présence de la MS dans de tels villages et la capacité de la MS à retrouver les gens qu’elle cherchait. Ainsi, en mai 2009, le demandeur a obtenu un permis de travail temporaire et est venu au Canada, où il a présenté une demande du statut de réfugié. 

 

Questions à trancher et norme de contrôle

[8]               Dans l’introduction à sa décision, la Commission a mentionné brièvement que le demandeur aurait pu faire appel à la protection de l’État ou trouver refuge à l’intérieur de son pays d’origine, mais elle n’analyse aucunement de ces questions. Le fait de ne pas avoir mené la moindre analyse prive ces conclusions de toute transparence, si bien qu’elles ne suffisent pas pour pallier les autres lacunes de la décision (voir la décision Guney c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1134, au paragraphe 21). Par conséquent, la seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la conclusion de la Commission concernant la crédibilité du demandeur résiste à l’examen.

 

[9]               Ainsi qu’il a déjà été signalé, il est incontestable que la norme de contrôle applicable aux conclusions concernant la crédibilité est celle de la décision raisonnable et que la Cour doit faire preuve d’une grande retenue à l’endroit des conclusions concernant la crédibilité tirées par la SPR, étant donné le rôle de cette dernière à titre de juge des faits, son expertise et la possibilité qu’elle a d’observer directement le comportement des témoins (voir, par exemple, l’arrêt Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, [1993] ACF no 732 (CA) (l’arrêt Aguebor), au paragraphe 4; l’arrêt Singh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 169 NR 107, [1994] ACF no 486 (CA) (l’arrêt Singh), au paragraphe 3; la décision Hemmati c Canada (Ministre de la Citoyenneté et l’Immigration), 2008 CF 383, au paragraphe 41; la décision Cetinkaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 8, [2012] ACF no 13, au paragraphe 17; la décision Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et l’Immigration), 2012 CF 319, [2012] ACF no 369 (la décision Rahal), au paragraphe 22). Toutefois, comme l’a noté le juge Phelan dans la décision Njeri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 291, [2009] ACF no 350, « […] la retenue n’est pas un chèque en blanc. Le décideur doit donner les motifs qui l’ont amené à tirer une conclusion justifiable » (au paragraphe 12).

 

[10]           Pour ce qui est plus précisément des conclusions concernant la crédibilité qui reposent sur des conclusions au sujet de l’invraisemblance d’un témoignage, la Cour a souvent fait la mise en garde de ne tirer de telles conclusions que dans les situations où il est clairement invraisemblable que les faits se soient produits comme le témoin le prétend, à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve (voir, par exemple, l’arrêt Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 143 NR 238, [1992] ACF no 481 (CA); la décision Chavarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1119, [2010] ACF no 1397, aux paragraphes 30 à 32). Comme l’a déclaré le juge Muldoon dans une décision maintes fois citée, Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, [2001] ACF no 1131 (la décision Valtchev), au paragraphe 9 :

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur […]

 

[Citation supprimée, non souligné dans l’original.]

 

[11]           Ainsi, la Commission peut conclure qu’une affirmation est invraisemblable si cette affirmation est dénuée de sens à la lumière de la preuve déposée ou si (pour emprunter la formule utilisée par le juge Muldoon dans la décision Valtchev) « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ». De plus, la Cour a déjà statué que la Commission doit invoquer « des éléments de preuve fiables et vérifiables au regard desquels la vraisemblance des témoignages des demandeurs pourraient être appréciés » [sic], sinon la conclusion au sujet de l’invraisemblance pourrait n’être que « de la spéculation non fondée » (voir la décision Gjelaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 37, [2010] ACF no 31, au paragraphe 4; voir également la décision Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 694, [2012] ACF no 885 (la décision Cao), au paragraphe 20).

 

Analyse

[12]           En l’espèce, la Commission n’a pas respecté ces principes directeurs et s’est plutôt livrée à des conjectures inadmissibles lorsqu’elle a rejeté les affirmations du demandeur pour manque de crédibilité. Sa conclusion concernant la crédibilité reposait, dans une large mesure, sur trois conclusions au sujet de l’invraisemblance du témoignage. Comme nous le verrons ci-dessous, aucune de ces conclusions n’était raisonnable.

 

[13]           Premièrement, la Commission a conclu qu’il était invraisemblable que la MS n’ait pas commencé l’extorsion du demandeur « peu après » l’ouverture de l’étal. Selon le récit du demandeur, l’extorsion a commencé deux ans et demi après qu’il a installé son commerce au marché. Voici le raisonnement de la Commission :

Le demandeur d’asile a commencé à vendre du poulet comme marchand ambulant en [2004]. Il a déclaré qu’il n’avait jamais vu Chubby avant juin 2006, lorsque l’extorsion a commencé. Cela est invraisemblable compte tenu de son propre témoignage selon lequel les maras sont partout dans son pays et qu’elles le sont, selon la preuve objective, depuis les années 1990. Le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que la mara locale aurait commencé à extorquer de l’argent au demandeur d’asile peu après l’ouverture de son commerce en 2004. Compte tenu de leur nature rapace et omniprésente, je ne trouve aucune raison vraisemblable pour laquelle elles n’auraient pas commencé à l’extorquer plus tôt. Je conclus donc que la déclaration du demandeur d’asile est invraisemblable. Sa crédibilité est érodée.

 

[Décision de la SPR, au paragraphe 29.]

 

[14]           Avec tout le respect que je dois à la Commission, cette conclusion est déraisonnable. Le fait que la MS soit omniprésente au Guatemala ne permet pas de conclure que ses membres ciblent tous les marchands du pays en même temps, ni que ses membres ciblent immédiatement tout nouveau marchand dès qu’il établit un étal. Il n’est pas invraisemblable que le demandeur n’ait pas été ciblé avant la date à laquelle, selon ses affirmations, l’extorsion a débuté; de plus, à la lumière de la preuve, rien ne permettait à la Commission de tirer raisonnablement une conclusion contraire. Par conséquent, cette conclusion au sujet de l’invraisemblance du témoignage n’est pas raisonnable.

 

[15]           Deuxièmement, la Commission a conclu qu’il était invraisemblable que des membres de la MS soient venus au marché uniquement pour menacer le demandeur, sans le tuer et tuer M. Vincente :

Le témoignage du demandeur d’asile, ses éléments de preuve et la preuve documentaire objective affirment tous que les maras sont des gangs impitoyables, extrémistes et violents qui infligent des représailles lorsqu’ils sont contrariés ou trahis. Je conclus donc qu’il est invraisemblable que des membres d’une mara approchent le demandeur d’asile à son étal au marché, après l’arrestation de Chubby, et disent au demandeur d’asile que lui et son ami sont [traduction] « morts » et l’informent que Chubby était [traduction] « très en colère contre lui ». Premièrement, il est invraisemblable que les membres du gang aient donné un avertissement aux victimes qu’ils visaient. Deuxièmement, puisqu’ils étaient armés et puisqu’ils sont impitoyables et violents, pourquoi n’ont-ils pas simplement tué le demandeur d’asile et son ami sur-le-champ. Pour ces motifs, je ne crois pas qu’une telle rencontre a eu lieu. La crédibilité du demandeur d’asile est réduite.

 

[Décision de la SPR, au paragraphe 28.]

 

[16]           Toutefois, le demandeur soutient que les membres de la MS cherchaient encore à lui extorquer de l’argent lorsqu’ils sont venus le menacer. S’ils l’avaient tué, ils n’auraient plus été en mesure de lui soutirer de l’argent. En tirant sa conclusion, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle, car elle a ignoré l’explication raisonnable avancée par le demandeur (voir la décision Cao, au paragraphe 12, citée au paragraphe 11 des présentes). De plus, il n’est pas nécessairement surprenant que les membres de la MS n’aient pas tué le demandeur et son ami au milieu d’un marché achalandé. Cette conclusion au sujet de l’invraisemblance du témoignage ne figure certainement pas parmi « les cas les plus évidents » envisagés par le juge Muldoon dans la décision Valtchev (citée au paragraphe 10 des présentes) et ne pouvait pas servir de fondement à la conclusion selon laquelle la rencontre au marché n’avait jamais eu lieu.

 

[17]           Troisièmement, la Commission a souligné le fait que, dans deux des affidavits fournis par le demandeur, des marchands désignent Gordo sous un autre sobriquet, soit « El Pelon » (c’est-à-dire « le Chauve »). Selon la Commission, il était invraisemblable qu’un membre de la MS soit connu sous deux sobriquets et elle a donc conclu que ces affidavits minaient la crédibilité du demandeur. À mon avis, cette conclusion est erronée, car il n’est pas invraisemblable qu’une personne puisse avoir deux sobriquets. De plus, la Commission n’a pas abordé cette apparente incohérence lorsqu’elle a posé des questions au demandeur, à part le fait de noter l’existence des deux sobriquets. Dans les circonstances, il s’agit d’un autre cas où la conclusion au sujet de l’invraisemblance est loin d’être évidente et n’est aucunement fondée sur la preuve. Par conséquent, elle est déraisonnable.

 

[18]           En plus de ces conclusions au sujet de l’invraisemblance, la SPR a exposé d’autres motifs de mettre en doute la version des faits du demandeur. Toutefois, plusieurs de ces autres motifs sont dépourvus de fondement.

 

[19]           Plus précisément, la Commission a d’abord relevé une incohérence entre le témoignage du demandeur à la première audience et son témoignage à la deuxième audience, à savoir s’il avait signalé l’extorsion à un gardien de sécurité ou à la police. Il est vrai que le demandeur (qui a témoigné par l’intermédiaire d’un interprète) a utilisé le mot [traduction] « gardien » durant la première audience, puis, durant la deuxième audience, a affirmé avoir signalé l’extorsion à la police; toutefois, il a fourni une explication : il arrivait parfois que des policiers travaillent à titre de gardiens de sécurité au marché et, le jour où il a signalé l’extorsion, des policiers assuraient la sécurité du marché (voir le dossier certifié du tribunal (DCT), à la page 186). À l’appui de sa conclusion selon laquelle il est impossible que le demandeur ait signalé l’extorsion à la police, la Commission s’est reportée à la documentation sur les procédures policières au Guatemala, qui explique que la police prend habituellement des déclarations lorsque des citoyens déposent des plaintes officielles. Selon la Commission, il n’était pas crédible que le demandeur ait signalé l’extorsion à la police, car aucune déclaration n’avait été prise. Toutefois, ce raisonnement est erroné pour deux raisons. D’abord, le demandeur ne soutient pas être allé au poste de police pour y remplir une déclaration officielle : il affirme avoir signalé les incidents aux autorités qui étaient présentes au marché. Par conséquent, il n’est pas nécessairement surprenant que la procédure « officielle » n’ait pas été respectée, car le demandeur n’a pas suivi les voies « officielles ». Ensuite, et surtout, comme l’a fait valoir l’avocat du demandeur, de nombreux éléments de preuve versés au dossier attestaient qu’il arrive souvent que les policiers du Guatemala n’adhèrent pas aux procédures officielles. Par conséquent, l’absence de rapport de police officiel ne mine pas l’affirmation du demandeur selon laquelle il a signalé l’extorsion à un policier qui agissait à titre de gardien de sécurité au marché ce jour-là.

 

[20]           Dans le même ordre d’idées, la Commission a conclu qu’il était préoccupant que, dans deux des affidavits, des collègues de travail du demandeur aient déclaré que ce dernier n’avait pas porté plainte à la police, ce qui mettait en doute son affirmation qu’il avait signalé l’extorsion à la police. Toutefois, un de ces affidavits indique que le demandeur n’a pas signalé les menaces de mort (par opposition à l’extorsion) à la police. Cela concorde avec le témoignage du demandeur : il a affirmé ne pas avoir signalé les menaces de mort à la police à cause de sa crainte des membres de la MS. Ainsi, contrairement aux conclusions de la Commission, il n’y a pas d’incohérence dans les témoignages sur ce point. L’autre affidavit, plus général, ne contredit pas l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’a pas déposé de rapport de police officiel au sujet des menaces de mort.

 

[21]           La Commission a également mentionné un article de presse sur le meurtre de M. Vicente. Selon cet article, la victime parlait avec son frère au moment où il a été abattu, ce qui, de l’avis de la Commission, contredisait l’affirmation du demandeur selon laquelle lui et M. Vincente se sont enfuis dans des directions opposées lorsqu’ils ont vu les membres de la MS et M. Vincente a été abattu quelques minutes plus tard. De plus, la Commission a souligné que l’article ne mentionne pas la présence du demandeur, ni le motif du meurtre (c'est-à-dire des représailles pour avoir porté plainte aux autorités). Toutefois, le fait que le demandeur ne se soit pas manifesté auprès des médias ne mine aucunement son témoignage – au contraire, tout renvoi détaillé au demandeur dans l’article pourrait sembler contredire son affirmation selon laquelle il tentait de se cacher de la MS. La première prétendue contradiction relevée par la Commission semble plus valide. Toutefois, cet élément ne suffit pas pour maintenir une conclusion défavorable concernant la crédibilité dans des circonstances comme les présentes, où tant d’autres éléments ayant mené à cette conclusion défavorable sont dénués de fondement.

 

[22]           Enfin, la Commission a conclu que le demandeur n’était pas crédible parce que sa crainte subjective n’était pas fondée. La Commission a tiré cette conclusion du fait que le demandeur n’avait déplacé sa famille qu’à une distance de 40 miles de la ville où il craignait prétendument pour sa vie et la vie des membres sa famille, et du fait que sa famille n’avait pas été attaquée après son départ. Toutefois, le dossier révèle que la famille avait un motif valable de se rendre dans cette région, à savoir que l’épouse et les enfants du demandeur pourraient compter sur le soutien des membres de la famille de l’épouse qui habitaient dans cette ville. De plus, contrairement à la conclusion tirée par la Commission, le fait que la MS n’ait pas menacé la famille du demandeur après le départ de ce dernier ne mine pas la crédibilité du récit du demandeur (toutefois, ce fait pourrait s’avérer pertinent pour décider si le demandeur serait exposé à des risques s’il retournait au Salvador).

 

[23]           Les observations relevées ci-dessus sous-tendaient collectivement la conclusion de la Commission selon laquelle les faits clés se rapportant à la MS ne s’étaient pas réellement produits, et ces observations étaient enchevêtrées. Dans de telles circonstances, la Cour peut annuler une décision à cause de son caractère déraisonnable, même si des éléments accessoires du raisonnement de la Commission pourraient résister à un examen, car les points centraux sur lesquels repose la conclusion de la Commission concernant la crédibilité sont déraisonnables (voir, par exemple,  la décision Calvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1463, [2006] ACF no 1842, au paragraphe 27; la décision Zhuo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1271, [2005] ACF no 154, aux paragraphes 7 et 21; et la décision Tighrine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 1783, 98 ACWS (3d) 180, au paragraphe 7).

 

[24]           J’aimerais également signaler que, à mon avis, la Commission a utilisé une interprétation inappropriée de la notion du comportement dans son analyse. La SPR a appuyé sa conclusion défavorable concernant la crédibilité en notant que durant l’audience le demandeur était calé dans son siège, « les bras croisés devant sa poitrine » et il semblait « maussade et arrogant », ce qui n’était « pas une attitude à laquelle il est raisonnable de s’attendre de la part d’une personne demandant à un pays étranger de lui sauver la vie » (décision de la SPR, au paragraphe 35). Bien que la Cour ait reconnu que la Commission est bien placée pour évaluer le comportement d’un demandeur d’asile lorsqu’elle tire des conclusions sur la crédibilité de ce dernier, le comportement a trait à la façon dont un demandeur d’asile répond aux questions, à savoir, par exemple, s’il semble incertain ou s’il hésite. Par exemple, dans la décision Gjergo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 303, 131 ACWS (3d) 508, au paragraphe 22, le juge Harrington a écrit : « notre Cour a déjà statué que le tribunal peut prendre en compte le comportement dun demandeur pendant son témoignage. Lorsque le témoin a de la difficulté à fournir des réponses adéquates et directes, le tribunal peut en tirer des conclusions défavorables » (voir également la décision Rahal, précitée, au paragraphe 45). Par contre, des conclusions exagérément subjectives fondées sur la posture d’un témoin ou sur la perception de son attitude n’ont pas leur place dans l’évaluation de la crédibilité.

 

[25]           Par conséquent, la Commission a formulé des conclusions touchant le cœur même de la demande du statut de réfugié qui ne sont que « de la spéculation non fondée » et qui ne reposent pas sur la preuve. Puisque la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’était pas exposé à un risque reposait sur le manque de crédibilité de ce dernier, cette conclusion est déraisonnable et doit être annulée.

 

Conclusion

[26]           Pour les motifs énoncés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’a été proposée en vue de la certification en vertu de l’article 74 de la LIPR et l’affaire n’en soulève aucune, car la présente décision découle entièrement de l’appréciation des faits.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

1.         la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l’affaire;

2.         aucune question grave de portée générale n’est certifiée;

3.         aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9303-11

 

INTITULÉ :                                      Gabino Olegario Aguilar Zacarias c  Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 28 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Gleason

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 1er octobre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jamie Liew

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leah Garvin

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jamie Liew

Avocate

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada,

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

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