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Date : 20121009

Dossier : IMM-2508-12

Référence : 2012 CF 1176

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2012

En présence de monsieur le juge Martineau

 

 

ENTRE :

SHANNON SHENIKA BIBBY-JACOBS

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué que la demanderesse, citoyenne de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, n’avait ni la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la #Loi).

 

[2]               Les questions déterminantes en l’espèce étant l’absence d’une crainte subjective et la disponibilité d’une protection de l’État, la norme de contrôle applicable est la raisonnabilité (Cornejo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 261; Hinzman c (Canada) Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CAF 171, 282 DLR (4th) 413). Il convient d’accueillir  la présente demande.

 

[3]               L’évaluation de la crainte de persécution comporte deux éléments : 1) le demandeur doit craindre subjectivement d’être persécuté et 2) cette crainte doit être objectivement justifiée (Ward c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration),[1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1). Ce critère a été énoncé et appliqué dans l’arrêt Rajudeen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1984), 55 NR 129 (CAF), au paragraphe 14 :

L’élément subjectif se rapporte à l’existence de la crainte de persécution dans l’esprit du réfugié. L’élément objectif requiert l’appréciation objective de la crainte du réfugié pour déterminer si elle est fondée.

 

 

[4]               Les Directives no 4 intitulées « Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe » (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe) peuvent être très utiles pour évaluer la crainte de persécution dans le cas d’une demandeure d’asile. Ces directives n’ont pas force de loi, pas plus qu’elles ne lient la Commission, mais elles ont été établies en vue d’assurer une certaine cohérence dans les décisions du tribunal administratif : lorsque ce dernier est saisi d’une affaire dans laquelle la demandeure d’asile dit craindre d’être persécutée du fait de son appartenance à un groupe social (c’est-à-dire les femmes victimes de violence), on ne peut pas, en toute justice, étudier sa demande sans se reporter aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe.

 

[5]               La crédibilité de la demanderesse n’est pas en litige. Il s’agit d’une jeune femme qui a été victimisée par un prédateur sexuel, un homme d’affaires bien en vue à Saint-Vincent [l’homme d’affaires]. Celui-ci appartient à une famille riche et puissante, liée au premier ministre, et son frère est ambassadeur. L’homme d’affaires a harcelé et agressé sexuellement la demanderesse pendant une période de trois ans, au cours de laquelle elle travaillait pour lui comme commis de bureau. La demanderesse craint que si elle dénonce publiquement cet homme dans son pays d’origine, elle sera persécutée et s’exposera à des risques.

 

[6]               La conclusion de la Commission, à savoir que la demanderesse n’a pu établir l’existence d’une persécution, est déraisonnable car elle est insuffisamment motivée. Bien que la Commission déclare que « la question de la recevabilité de la demande d’asile doit être tranchée en fonction d’une analyse relative à l’article 96 [de la Loi], dans la mesure où la demandeure d’asile allègue craindre d’être persécutée en raison de son sexe », la décision contestée omet tout à fait de saisir et d’examiner cette question-clé. La conclusion corollaire de la Commission selon laquelle l’article 97 n’est pas en cause parce qu’une agression sexuelle ou des gestes de harcèlement sexuel ne peuvent pas être assimilables à de la persécution est indéfendable sans une forme quelconque d’analyse rationnelle de la preuve et du droit.

 

[7]               La Commission a essentiellement fondé sa conclusion d’absence de crainte fondée de persécution ou de risque pour la vie sur le fait que la demanderesse a continué de travailler pour l’homme d’affaires après les incidents allégués. Elle a conclu que cela donnait fortement à penser que la demanderesse ne ressentait pas une crainte subjective et, a-t-elle dit : « si le risque était si sérieux qu’il pouvait être décrit comme de la persécution, elle aurait quitté son emploi ». Cet emploi particulier que fait le commissaire de la notion de « crainte subjective » ne s’applique guère dans une affaire de harcèlement sexuel. Quoi qu’il en soit, dans ses motifs, le commissaire a tout à fait oublié de traiter de la raison plausible que la demanderesse a avancée pour expliquer pourquoi elle n’était pas partie plus tôt. Il est passé à côté de la question et fait montre d’une incompréhension totale des options disponibles dans une affaire de harcèlement sexuel.

 

[8]               La Commission omet également de mentionner dans la décision contestée les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Cette omission n’est pas forcément un prélude à un contrôle judiciaire favorable, mais je conclus que, dans le cas présent, le commissaire n’a pas fait montre de la sensibilité et de la compréhension que requiert la persécution fondée sur le sexe. Il est manifeste que d’importantes conclusions ont été tirées sans tenir compte de la situation culturelle, sociale et personnelle de la demanderesse. Il ne suffit pas de prétendre maintenant que le commissaire a tenu compte de la situation de la demanderesse à l’audience; il faut aussi que la sensibilité requise se reflète dans les raisons invoquées pour rejeter la demande d’asile.

 

[9]               La Commission a souscrit au récit de la demanderesse et a trouvé celle-ci digne de foi, mais on a le sentiment que le commissaire tente d’une certaine façon d’excuser la persécution en recourant à une description banale et consternante du persécuteur. En l’espèce, la Commission se fonde dans une large mesure sur le fait que l’homme d’affaires est aujourd’hui relativement âgé – il n’a que 57 ans – et qu’il souffre d’un cancer de la prostate; cela est déplacé et ne donne qu’une raison de plus pour mettre en question la sensibilité du commissaire aux revendications fondées sur le sexe. Les cas d’agression sexuelle ou de harcèlement ne sont peut-être pas rares, mais jamais on ne devrait banaliser leurs répercussions à long terme sur la victime.

 

[10]           Le persécuteur n’est pas un agent de l’État. Néanmoins, d’un point de vue objectif, la Commission avait à décider si les raisons pour lesquelles la demanderesse ne s’était pas adressée à l’État étaient déraisonnables dans les circonstances. Selon moi, la conclusion selon laquelle la demanderesse n’a pas réfuté la présomption d’une protection de l’État est indéfendable.

 

[11]           Comme l’a décrété la Cour suprême dans l’arrêt Ward, précité, à défaut d’une preuve quelconque il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger un demandeur d’asile. Cependant, ce dernier peut réfuter cette présomption en produisant des preuves pertinentes à propos de l’absence de capacité ou de volonté de l’État de protéger une personne dans un cas particulier de persécution. Cela suppose que la Commission examine la situation de personnes se trouvant dans une situation semblable, à part les raisons que donne le demandeur d’asile pour ne pas avoir porté plainte auprès de la police, le cas échéant. Dans le cas présent, il n’est pas question d’une affaire de violence familiale à domicile qui met en cause deux conjoints, mais d’une affaire d’agression ou de harcèlement sexuel au travail, qui met en cause un homme d’affaires bien en vue et une jeune femme vulnérable. Par ailleurs, la persécution a eu lieu dans une petite île des Antilles.

 

[12]           Dans la présente affaire, contrairement à la situation de fait que la demanderesse a décrite dans son témoignage, la Commission sous-entend gratuitement que la notion qu’a la demanderesse que l’État ne peut la protéger est « subjective ». De façon générique, la Commission conclut que la demanderesse bénéficierait d’une protection de l’État parce que Saint-Vincent professe des valeurs démocratiques et la protection des droits de la personne; les victimes d’agression sexuelle jouissent d’une protection adéquate parce que « [l]e viol, dont le viol conjugal, est illégal, et le gouvernement a généralement appliqué la loi », et que les agents de police suivent une formation qui leur permet de mieux réagir aux cas d’agression fondée sur le sexe.

 

[13]           Il est manifeste que la présumée « analyse objective » à laquelle le commissaire soumet la question de la protection de l’État est, en soi, sa propre opinion subjective sur la situation à Saint-Vincent. En fait, son raisonnement paraît tronqué et partial eu égard à la totalité des éléments de preuve figurant dans le dossier. Il n’y a pas de réelle tentative dans la décision de la Commission pour évaluer les éléments de preuve dans le contexte de la situation personnelle de la demanderesse. Cependant, le dossier contient d’abondantes preuves à l’appui de l’opinion de la demanderesse selon laquelle, en raison du statut social et de la dimension publique du persécuteur, l’État n’assurerait pas une protection raisonnable (voir, notamment, l’onglet 5.1 du Cartable national sur Saint-Vincent, sous la rubrique « Attitude envers les victimes »). De plus, comme il est indiqué dans l’édition 2012 des US Country reports, le harcèlement sexuel n’est même pas un acte criminel à Saint-Vincent. En interprétant sélectivement la preuve documentaire, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle qui entache la conclusion selon laquelle la demanderesse bénéficierait d’une protection de l’État.

 

[14]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Les avocates des parties conviennent qu’aucune question de portée générale ne se pose en l’espèce.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie; la décision datée du 14 février 2012 est infirmée et l’affaire renvoyée à la Section de la protection des réfugiés de la CISR afin qu’un tribunal différemment constitué procède à un nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

 

« Luc Martineau »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2508-12

 

INTITULÉ :                                      SHANNON SHENIKA BIBBY-JACOBS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 2 OCTOBRE 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 9 OCTOBRE 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Claudette Menghile

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Salima Djerroud

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Claudette Menghile

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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