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Date : 20121010

Dossier : IMM-5427-11

Référence : 2012 CF 1181

Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2012

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

ENTRE :

 

ASRIEL ASHER BELLE

DORIEL NELSON

BRENDA LAVERNE NELSON-BELLE

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 26 juillet 2011 dans laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a conclu qu’ils n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger.

 

[2]               Les demandeurs sont Brenda Laverne Nelson‑Belle (la demanderesse principale), Asriel Asher Belle (le demandeur) et Doriel Nelson (la demanderesse mineure). Tous les trois sont des citoyens de Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines. Le demandeur est aussi un citoyen de la Grenade.

 

[3]               En avril 2007, le fils de la demanderesse principale, Jariel, qui ne l’accompagne pas, a reçu des coups de feu d’un membre du gang Bee Hive Creew à la suite d’une dispute causée par son refus de joindre le gang. Lorsque les membres du gang ont compris que Jariel était introuvable, les membres de la famille de la demanderesse ont été pris pour cible. Des membres du gang ont agressé le demandeur et son cousin. Par la suite, le frère du cousin a été assassiné. Après cette attaque, la demanderesse principale a emmené le demandeur à la Barbade pour qu’ils s’y cachent. À la Barbade, la demanderesse mineure qui avait alors treize ans a subi une agression sexuelle perpétrée par l’un des membres du gang. À la suite de la dénonciation de l’agression sexuelle à la police, la demanderesse mineure a été menacée de viol et de meurtre si l’accusation se poursuivait.

 

[4]               Après plusieurs incidents liés aux tentatives des membres du gang de dépister le demandeur, les demandeurs sont venus au Canada, chacun séparément, du mois de décembre 2009 au mois de mars 2010. Leurs demandes d’asile ont été réunies et entendues le 7 juin 2011. La SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs le 26 juillet 2011.

 

[5]               La SPR a fait porter principalement son analyse sur la question de savoir si le préjudice redouté par les demandeurs avait un lien avec un motif fondé sur la Convention ainsi que sur la question de savoir si les demandeurs avaient réfuté la présomption de la protection de l’État.

 

 

[6]               La norme de contrôle applicable aux décisions de la SPR est celle de la raisonnabilité. Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, Morales Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 991, au paragraphe 8. Les décisions relatives à la protection de l’État sont des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit également assujetties à la norme de la raisonnabilité. Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 282 DLR (4th) 413, au paragraphe 38.

 

[7]               Les questions déterminantes sont celles de savoir si la SPR a raisonnablement conclu que le préjudice redouté par la demanderesse mineure, au titre de l’article 96, ne reposait pas sur un motif fondé sur la Convention, et si le risque auquel les demandeurs sont exposés, au titre du paragraphe 97(1), a fait l’objet d’un examen personnalisé.

 

[8]               La SPR a statué que les craintes de la demanderesse principale et du demandeur envers le gang Bee Hive Crew n’avaient manifestement aucun lien avec un motif fondé sur la Convention. Elle a également conclu que l’agression sexuelle subie par la demanderesse mineure ne comportait aucun élément familial ou relationnel; il ne s’agissait pas de violence familiale. La SPR a jugé que l’agression sexuelle avait été un crime perpétré par un gang criminel par représailles, qu’elle était, en tant que forme de préjudice, nettement distincte d’une violence fondée sur le sexe qui aurait eu lieu dans le contexte de relations familiales, et qu’elle était sans rapport avec une telle violence. Au terme d’une analyse relative à la qualité de réfugié au sens de la Convention, la SPR a conclu que les craintes de la demanderesse mineure étaient les mêmes que celles des deux autres demandeurs et qu’elles n’avaient donc aucun lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention.

 

[9]               De manière subsidiaire, la SPR s’est demandé si une protection suffisante de l’État existait à Saint-Vincent et à la Grenade.

 

[10]           La SPR a de nouveau jugé que le préjudice prospectif auquel la demanderesse mineure était exposée se distinguait d’une violence fondée sur le sexe ayant lieu dans le cadre de relations familiales et qu’il n’existait aucun rapport entre ce préjudice et une telle violence. Elle a conclu que l’analyse relative à la protection de l’État pour la demanderesse mineure devait se faire exactement de la même manière que pour les deux autres demandeurs, soit en fonction des éléments de preuve qui attestent des mesures prises par la police pour contrer les crimes perpétrés par des gangs, et non des éléments qui attestent des mesures prises par la police dans une situation de violence familiale.

 

[11]           La SPR a bien fait référence à la Directive no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Je suis toutefois d’avis qu’elle n’a pas dûment pris en considération les directives. La Cour suprême du Canada a déclaré que « [d]ans la grande majorité des cas, l’agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime. C’est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l’égalité des femmes. » R c Osolin, [1993] 4 RCS 595, à la page 669.

 

[12]           Dans Spencer c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 397, le juge Campbell a approuvé l’observation écrite des demanderesses selon laquelle :

[traduction] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, la Cour suprême du Canada a explicitement reconnu que le sexe pouvait constituer le fondement à un « groupe social ». Puisque la demanderesse principale a allégué qu’elle craignait être la cible de viols en Jamaïque, la Commission est censée avoir examiné la preuve relative à son appartenance à un groupe particulier, notamment celui des femmes de la Jamaïque, ou plus particulièrement, les Jamaïcaines ciblées pour viol par les membres de gangs. Le défaut d’évaluer la preuve de cette façon constitue une erreur susceptible de contrôle (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 12 R.C.S. 689, au paragraphe 70; Bastien, précitée, au paragraphe 2; Dezameau c. Canada (MCI), 2010 CF 559, au paragraphe 19).

 

 

La même chose peut être dite de l’examen de la demande de la demanderesse mineure par la SPR.

 

[13]           La demanderesse mineure est une fille qui a été prise pour cible pour des représailles par des membres du gang Bee Hive. Les femmes à Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines sont plus exposées à la violence sexuelle. Les auteurs de la Réponse à la demande d’information VCT102939.EF (la RDI) notent que l’ampleur de la violence sexuelle à Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines est de 112 incidents enregistrés de viol par 100 000 personnes comparativement à un taux moyen de 15 incidents enregistrés de viol par 100 000 personnes dans tous les 102 pays étudiés.

[13]

[14]           La SPR n’a pas pris en compte cet élément de preuve lorsqu’elle a conclu que la demande de la demanderesse mineure ne pouvait être accueillie sur le fondement d’un motif reposant sur la Convention du fait que la demanderesse mineure appartenait à un groupe féminin exposé à des agressions sexuelles perpétrées par les membres d’un gang.

 

[15]           Je conclus que la SPR a commis une erreur en jugeant que l’agression sexuelle subie par la demanderesse de 13 ans n’était pas une violence fondée sur le sexe du simple fait qu’il s’agissait de représailles perpétrées par un membre du gang dans un contexte autre qu’une relation familiale.

 

[16]           La SPR a également conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État.

 

[17]           En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il est présumé que l’État est capable de protéger ses citoyens. Pour réfuter la présomption, le demandeur doit présenter une preuve claire et convaincante sur la capacité de l’État d’assurer sa protection. Hinzman, aux paragraphes 43 et 44.

 

[18]           Le défendeur fait valoir que la demanderesse principale, la mère, a retiré la plainte d’agression sexuelle sur la demanderesse mineure de 13 ans, un facteur défavorable à la prétention des demandeurs relativement à l’insuffisance de la protection de l’État. Quoiqu’elle n’ait pas fait référence à ce retrait, la SPR n’a pas accepté le témoignage selon lequel la demanderesse mineure avait subi un traumatisme psychologique. Le rapport psychologique est favorable à cette conclusion. Il y est écrit que la demanderesse mineure a dit avoir été menacée d’être violée de nouveau et tuée si elle donnait suite à l’accusation et qu’elle avait supplié sa mère de ne pas donner suite à l’accusation.

 

[19]           Je suis d’avis que, eu égard aux circonstances, la SPR a à bon droit décidé de ne pas considérer le retrait de l’accusation d’agression sexuelle comme un facteur défavorable à la demanderesse principale et à la demanderesse mineure dans son analyse sur la protection de l’État.

 

[20]           Cependant, j’estime que la SPR a commis une erreur en ne procédant pas, dans son analyse relative au paragraphe 97(1), à un examen personnalisé du risque particulier auquel la demanderesse mineure était exposée. Les renseignements contenus dans la RDI précitée faisaient état d’un risque plus élevé d’agressions sexuelles pour les femmes à Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines que dans d’autres pays. La demanderesse mineure a été prise pour cible pour des représailles par des membres d’un gang criminel. Dans l’analyse de la question de la protection de l’État, la SPR doit procéder à un examen personnalisé relativement à la question de savoir si la protection de l’État est disponible étant donné la situation très difficile dans laquelle se trouve la demanderesse mineure. Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, au paragraphe 7. Un facteur dont il faut tenir compte dans cet examen personnalisé est le fait que la demanderesse mineure a rapporté qu’on avait menacé de la tuer si l’enquête sur l’agression sexuelle se poursuivait. La SPR n’a pas procédé à l’examen personnalisé nécessaire.

 

[21]           Enfin, la SPR a assimilé la revendication de la demanderesse mineure à celles des deux autres demandeurs. La SPR écrit :

En ce qui concerne la demandeure d’asile mineure, la question de la protection de l’État doit donc être analysée exactement de la même façon qu’elle l’a été pour les deux autres demandeurs d’asile, c’est‑à‑dire en fonction des éléments de preuve qui attestent des mesures prises par la police pour contrer la violence perpétrée par les gangs, et non des éléments qui attestent des mesures prises par la police dans une situation de violence familiale. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[22]           La SPR a jugé que la police à Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines et à la Grenade s’efforçait sérieusement de combattre les stupéfiants, les gangs et la criminalité. Elle a conclu ensuite que, advenant leur retour, les demandeurs pourraient obtenir une protection accrue des autorités en se prévalant de l’aide de la police. Elle a statué que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante.

 

[23]           Il convient de répondre à deux questions. Premièrement, les demandeurs ont‑ils réfuté la présomption de la protection de l’État? Deuxièmement, la protection de l’État dont les demandeurs peuvent se prévaloir est‑elle suffisante?

 

[24]           La SPR n’a pas traité des efforts faits par les demandeurs pour éviter les préjudices, ni de leurs tentatives pour obtenir le secours de la police, sauf lorsqu’elle a observé que le demandeur avait obtenu la protection accordée aux témoins à Trinité (relativement à une autre affaire) et qu’il n’avait pas sollicité la protection de la police à la Grenade. La preuve des demandeurs est que la demanderesse principale avait pressenti le premier ministre de Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines et que le demandeur s’était adressé au commissaire de police. C’est à la SPR de déterminer si ces efforts et d’autres suffisent à réfuter la présomption de la protection de l’État et, le cas échéant, de déterminer si la protection sur le terrain était suffisante. La SPR ne l’a pas fait.

 

[25]           L’affirmation de la SPR selon laquelle les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de la protection de l’État est une conclusion à laquelle elle est parvenue sans avoir analysé la preuve du demandeur sur les efforts qu’ils ont faits pour obtenir la protection de l’État. Pour cette raison, cette conclusion constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

[26]           De plus, dans Jaroslav et al c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 634, au paragraphe 75, le juge Kelen a écrit :

Les efforts sérieux faits par l’État en vue d’assurer une protection est un facteur pertinent, mais non déterminant, pour la question de savoir si la protection est adéquate. Cette protection n’a pas à satisfaire à une norme de perfection. Dans Beharry c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 111, la juge Mactavish a conclu au paragraphe 9, au sujet de la protection de l’État, qu’il ne faut pas se concentrer sur les efforts déployés par le gouvernement pour combattre le crime, mais bien sur les efforts qui ont « véritablement engendré une protection adéquate de l’État ». De même, le juge O’Keefe statue, dans Toriz Gilvaja c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2009 CF 598, au paragraphe 39, que la Commission ne devrait pas se demander si l’État a fait de sérieux efforts pour assurer la protection des citoyens, mais plutôt si la protection a été appliquée sur le terrain.

 

 

[27]           La SPR n’a pas examiné la question de savoir si la protection policière se traduisait réellement par la protection de l’État dans le cadre d’un examen personnalisé fondé sur le paragraphe 97(1) et portant sur les risques actuels ou prospectifs auxquels le demandeur est exposé. Le défaut de la SPR de procéder à un examen personnalisé fondé sur le paragraphe 97(1) constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

[28]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[29]            Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.         L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui‑ci rende une nouvelle décision.

3.         Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5427-11

 

INTITULÉ :                                      BRENDA LAVERNE NELSON-BELLE, DORIEL NELSON ET ASRIEL ASHER BELLE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 6 FÉVRIER 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 10 OCTOBRE 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Richard Wazana

 

POUR LES DEMANDEURS

 

M. Tamrat Gebeyehu

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Richard Wazana

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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