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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20120928

Dossier : IMM-7344-11

Référence : 2012 CF 1149

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 septembre 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

MOHAMUD ABDULLA FARAH

(ALIAS DAHIR OMAR SHIRE)

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]                Le demandeur, dont le vrai nom est Dahir Omar Shire, est un citoyen de la Somalie âgé de 24 ans. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, il demande la cassation de la décision rendue le 9 septembre 2011 par un agent principal d’immigration dans laquelle celui-ci a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur. Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’ai conclu que la décision de l’agent était déraisonnable et, en conséquence, elle sera cassée.

 

Le contexte

[2]               Le demandeur et sa famille sont originaires de la Somalie. Il y a plusieurs années, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et les États-Unis leur ont reconnu la qualité de réfugié, et ils sont venus aux États-Unis et se sont établis au Minnesota. Le demandeur a décroché de l’école en 10e année et a développé une dépendance au crack. En 2007, il a admis sa culpabilité à une accusation d’avoir vendu une substance réglementée, soit du crack. Il a passé 27 mois en prison au Minnesota entre 2007 et 2009. En 2009, il a été remis en liberté conditionnelle et, alors qu’il était en liberté conditionnelle en février 2010, il a été accusé d’un autre chef de possession illégale de crack. Il devait comparaître devant une cour du Minnesota pour une audience générale le 6 août 2010, mais il a fait défaut de comparaître. La cour a lancé un mandat d’arrestation contre lui et a fixé le cautionnement à 100 000 $.

 

[3]               Craignant que les autorités américaines ne le renvoient en Somalie à cause de sa condamnation pour une infraction en matière de drogue et de sa condamnation possible à la suite des accusations alors en instance, le demandeur s’est enfui au Canada le 6 août 2010. Il a présenté un passeport frauduleux au point d’entrée et a prétendu être Mohamud Abdullah Farah. Il a revendiqué le statut de réfugié trois jours plus tard, affirmant qu’il était arrivé au Canada de la Somalie, après n’avoir fait que transiter par les États-Unis.

 

[4]               Le 2 septembre 2010, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a arrêté le demandeur au terme d’une enquête menée par Citoyenneté et Immigration Canada relativement aux empreintes digitales que le demandeur avait fournies à son entrée au Canada. Ces empreintes digitales indiquaient que le demandeur était Dahir Omar Shire de Rochester, au Minnesota, contre qui il y avait un mandat d’arrestation non exécuté. Le demandeur a alors été placé dans un centre de détention de l’Immigration.

 

[5]               Aux termes d’une décision datée du 18 avril 2011, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission) a statué que le demandeur ne pouvait pas obtenir le statut de réfugié puisqu’il était une personne exclue par l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 1951, [1969] R.T. Can no 6 (la Convention sur les réfugiés ou la Convention), incorporé à l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi). La Commission a statué que la condamnation du demandeur aux États-Unis pour une infraction en matière de drogue équivalait à de la grande criminalité, ce qui rendait le demandeur inadmissible à demander l’asile. L’article 98 de la LIPR est ainsi rédigé :

 

 

La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

 

A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention Refugee or person in need of protection.

 

 

L’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 1951, [1969] R.T. Can no 6 (la Convention sur les réfugiés ou la Convention) énonce, dans sa partie pertinente, que :

 

[…] ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

 

[…]

 

b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays

d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées;

 

 

[…] […] shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

 

[…]

 

(b)        he has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

 

[…]

 

 

 

[6]               Bien que la SPR ait statué que le demandeur était inadmissible à demander l’asile pour cause de grande criminalité, elle a formulé certains commentaires non contraignants dans sa décision, indiquant que si le demandeur était renvoyé en Somalie, il constituerait clairement une cible pour al-Shabaab[1], un groupe islamiste radical en Somalie. La SPR a également souligné que la situation en Somalie était extrêmement instable, et elle a demandé avec insistance que ses observations soient prises en considération si le demandeur cherchait à se prévaloir d’autres formes de protection au Canada (comme, par exemple, par voie de demande d’ERAR). La SPR a écrit ce qui suit à cet égard :

Le demandeur d’asile, qui a passé les dix dernières années de sa vie en Amérique du Nord, serait très visible en Somalie et, selon moi, il serait visé par les recruteurs d’Al-Shabaab. Il serait également vulnérable en tant que membre du clan Hamar Weyne, un clan minoritaire en Somalie, et étant une personne sans expérience en tant qu’adulte en Somalie. Si le demandeur d’asile cherche d’autres formes de protection au Canada, je demanderais avec insistance que cette observation soit prise en considération.

 

 

[7]               Le 25 janvier 2012, la Cour a rejeté une demande de contrôle judiciaire déposée à l’égard de la décision du 18 avril 2011 de la SPR statuant sur la demande d’asile du demandeur, en statuant que la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur avait un antécédent de grande criminalité était raisonnable (Shire c Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2012 CF 97, 212 ACWS (3d) 205). Dans des remarques incidentes non contraignantes, toutefois, le juge O’Keefe a fait écho aux observations de la SPR concernant la nature du danger auquel le demandeur pourrait être exposé s’il était renvoyé en Somalie. Le juge O’Keefe a formulé les conclusions suivantes dans ses motifs de jugement (au paragraphe 66) :

[traduction] Il convient de formuler un dernier commentaire concernant le risque auquel le demandeur serait exposé s’il était renvoyé en Somalie. Comme la Commission l’a affirmé, la Somalie est sans gouvernement digne de ce nom depuis deux décennies. La violence y est omniprésente, et les plus gros clans s’en prennent aux plus petits, comme celui du demandeur. Il reste peu de famille au demandeur en Somalie, et son père et ses deux frères ont été tués par al-Shabaab. Après avoir vécu à l’étranger pendant plus de dix ans, le demandeur éprouverait vraisemblablement de graves difficultés s’il était renvoyé. Cependant, l’article 98 a comme conséquence pratique que le demandeur ne peut pas obtenir l’asile en qualité de réfugié […] Il n’est pas non plus admissible au statut de résident permanent […] Il est donc recommandé que les difficultés liées à son renvoi éventuel, combinées à l’impossibilité d’obtenir d’autres formes de protection, soient soigneusement prises en considération lors de l’examen de toute demande d’immigration que le demandeur pourrait déposer à l’avenir.

 

[Renvois omis.]

 

 

[8]               Après que la SPR eut rejeté sa demande d’asile, le demandeur a fait une demande d’ERAR, le 20 juin 2011, dans laquelle il a soutenu qu’il serait exposé au risque d’être assujetti à des traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Somalie. Puisque l’alinéa 113d) de la LIPR rendait le demandeur inadmissible à demander l’asile en qualité de réfugié, la portée de l’ERAR faisant suite à sa demande a été limitée à la question de savoir si, dans l’hypothèse où le demandeur serait renvoyé en Somalie, celui-ci serait exposé au risque d’être assujetti à la torture ou à des traitements ou peines cruels et inusités au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

[9]               Au soutien de sa demande d’ERAR, le demandeur a allégué qu’al-Shabaab le ciblerait aux fins de recrutement en tant que jeune homme de retour des États-Unis, qu’il ne partageait pas les opinions radicales de cette organisation, qu’il ne souhaitait nullement se joindre à al-Shabaab, et qu’il serait donc exposé au risque d’être maltraité et torturé par des membres d’al-Shabaab et, de manière plus générale, il risquerait d’être tué ou blessé en raison de la situation volatile en Somalie et du fait qu’il n’était affilié à aucun clan.

 

[10]           Dans une décision datée du 9 septembre 2011, un agent principal d’immigration a rejeté la demande d’ERAR du demandeur, statuant que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur (PRI), ou essentiellement la possibilité de trouver un endroit sûr où vivre, à Mogadiscio. L’agent d’immigration a conclu que le demandeur ne serait pas exposé au risque d’être assujetti à la torture ni à une menace à sa vie ni au risque d’être assujetti à des traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Somalie puisqu’il pourrait vivre en toute sécurité à Mogadiscio, où il avait vécu dans sa tendre enfance. L’agent d’immigration a fondé sa conclusion quant à l’existence d’une PRI principalement sur cinq reportages de l’agence de presse Reuters, datés des 6, 11, 24, 27 et 31 août 2011. Ces reportages indiquaient qu’al-Shabaab s’était retiré à tout le moins temporairement de Mogadiscio et qu’en conséquence, des milliers de Somaliens ainsi que les représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) regagnaient la ville. Les reportages de Reuters ainsi qu’un rapport du Service canadien du renseignement de sécurité, daté de juillet 2011, indiquaient en outre que des dissensions étaient apparues entre hauts commandants d’al-Shabaab et que l’organisation s’en était trouvée affaiblie. L’agent d’immigration a également exprimé l’avis que le demandeur ne risquait pas d’être recruté par al-Shabaab parce que l’organisation ne l’avait pas encore identifié et qu’il ne possédait pas de passeport américain, et l’agent d’immigration a souligné que la documentation relative à la situation dans le pays indiquait que [traduction] « […] bien que les militants cherchaient uniquement à recruter de jeunes hommes américains et anglais qui parlent anglais et qui ont été privés de leurs droits, ces jeunes hommes étaient aussi plus convoités lorsqu’ils détenaient un passeport américain » (décision à la page 9, dossier certifié du tribunal (DCT), à la page 11).

 

Analyse

[11]           Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur soulève plusieurs arguments; cependant, il y en a un seul qui doit être examiné, à savoir l’affirmation selon laquelle la décision de l’agent est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de l’ensemble des éléments de preuve dont disposait l’agent, et qui démontraient que le centre-sud de la Somalie et, en particulier, Mogadiscio, sont des endroits extrêmement dangereux, où les civils sont exposés à une menace à leurs vies à cause de la lutte en cours entre al-Shabaab et les forces du gouvernement fédéral de transition (GFT). Pour les motifs exposés ci-dessous, j’ai conclu que la conclusion de l’agent était déraisonnable parce qu’elle était fondée sur des conclusions de fait erronées que l’agent a tirées « sans tenir compte des éléments de preuve dont il dispos[ait] » comme le prévoit l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. La décision est fondée sur une poignée de reportages médiatiques qui décrivent ce que l’un d’eux qualifie de [traduction] « manœuvre tactique » d’al-Shabaab et, à partir de ces sources limitées, l’agent conclut déraisonnablement que le demandeur ne serait exposé à aucun risque à l’avenir s’il était renvoyé en Somalie. Cette conclusion ne tient pas compte de l’ensemble des éléments de preuve dont disposait l’agent, notamment le contenu complet des reportages médiatiques susmentionnés, et, qui plus est, elle ne tient pas compte des antécédents de conflit en Somalie, qui étaient décrits de manière très détaillée dans les éléments de preuve dont disposait l’agent.

 

[12]           À cet égard, en plus de longues analyses portant sur les troubles qui ont secoué la Somalie au cours des deux dernières décennies, l’agent disposait des éléments de preuve suivants concernant les conditions récentes en Somalie :

         Le rapport de 2011 sur la Somalie d’Amnistie Internationale qui indique que les FGT ne contrôlent qu’une partie de Mogadiscio, que des groupes armés multiplient « les homicides illégaux, les actes de torture et les recrutements forcés », qu’il y a encore des attaques aveugles à Mogadiscio et que les organisations humanitaires doivent limiter leurs activités (DCT, aux pages 126 à 128);

         Un rapport du 29 avril 2011 du HCR qui note que la « dégradation de la situation de sécurité » a entraîné un déplacement à grande échelle de citoyens (50 000 civils ont fui la Somalie au cours du premier trimestre, le double par rapport à l’année précédente) (DCT, aux pages 137 et 138);

         Une déclaration de Human Rights Watch en mars 2011 selon laquelle [traduction] « La Somalie connaît une des pires montées de violence des dernières années. » (DCT, à la page 194);

         Le rapport de 2010 d’Amnistie Internationale qui soulignait que cette organisation était

[traduction] […] préoccupée par les violations largement répandues du droit international humanitaire et du droit des droits de la personne, y compris des crimes de guerre, et de la situation humanitaire très grave à laquelle sont exposés les civils dans le sud et le centre de la Somalie. Des civils sont exposés à un risque élevé d’être tués ou blessés lors d’attaques aveugles menées par toutes les parties au conflit armé interne et, de ce fait, à une situation de violence généralisée et à l’effondrement de la primauté du droit […] La capitale de la Somalie, Mogadiscio, est depuis 2007 l’épicentre d’un conflit armé entre, d’une part, le gouvernement fédéral de transition (GFT) de la Somalie et ses alliés et, d’autre part, les groupes islamistes armés al-Shabab et Hizbul Islam. Depuis 2008, al-Shabab a étendu son contrôle à la majorité du territoire dans le sud et le centre de la Somalie, y compris à des grandes villes, mais Mogadiscio est encore le théâtre de lourds combats et d’attaques.

(DCT, à la page 220)

 

         Le rapport du Département d’État des États-Unis sur les droits de la personne en Somalie, daté du 8 avril 2011, qui décrivait une [traduction] « détérioration de la situation des droits de la personne » dans le centre et le sud de la Somalie due au contrôle d’al-Shabaab (p. ex., [traduction] « exécutions, enlèvements, torture, viols, amputations et passages à tabac arbitraires; impunité officielle; conditions de détention pénibles et potentiellement létales; et arrestations, expulsions et détentions arbitraires ») (DCT, à la page 147);

         Une note d’information d’octobre 2010 d’Amnistie Internationale qui décrit Mogadiscio comme [traduction] « l’épicentre d’un conflit armé » entre factions combattantes et évoque les lourdes conséquences de ces combats sur la population civile, notamment la rupture de voies d’acheminement d’aide humanitaire (DCT, à la page 220);

         Un rapport de 2010 du HCR sur les lignes directrices en matière d’admissibilité pour évaluer les besoins de protection internationale des demandeurs d’asile de la Somalie qui indique qu’il n’existe aucune PRI dans le sud et le centre de la Somalie (DCT, à la page 270);

         Un rapport de 2010 de Human Rights Watch qui décrit comment de jeunes hommes fuient Mogadiscio à cause de menaces de mort proférées à leur endroit parce qu’ils refusent de se joindre à al-Shabaab (voir, p. ex., le DCT, à la page 343);

         Un rapport de janvier 2010 du représentant du Secrétaire général des Nations Unies sur les droits de la personne des personnes déplacées à l’intérieur du pays qui indique que le représentant a été incapable de se rendre dans le centre et le sud de la Somalie à cause de l’instabilité et du manque de sécurité dans la région (DCT, à la page 376);

         Un rapport de 2010 du Groupement pour les Droits des Minorités qui souligne que les minorités, en particulier dans le sud et le centre de la Somalie, sont vulnérables à la violence (notamment à des décapitations, des exécutions par balle, etc.) (DCT, aux pages 417 à 454).

 

[13]           De fait, l’agent disposait d’environ 800 pages de documents sur les conditions dans le pays, dont seulement 16 pages de reportages de Reuters traitaient des développements récents à Mogadiscio qui avaient mené au retrait d’al-Shabaab de la capitale. Étant donné les antécédents de conflit volatile dans le pays pris dans leur ensemble, et dans la région de Mogadiscio en particulier, s’appuyer sur un seul développement qui ne datait que de quelques semaines n’appartient pas aux conclusions raisonnables, en particulier à la lumière des éléments de preuve relatifs aux suites qu’avaient connues des développements similaires dans le passé. À cet égard, le dossier dont disposait l’agent indiquait que les moments de stabilité avaient été de courte durée en Somalie durant le conflit. Par exemple, le rapport de mars 2010 d’Amnistie Internationale dont disposait l’agent décrit comment, à la suite de la nomination d’un nouveau président en 2009, 60 000 personnes étaient retournées à Mogadiscio que [traduction] « les espoirs d’amélioration dans la vie des civils [s’étaient] révélés sans lendemain […] des groupes d’opposition armés […] [avaient] lancé une offensive majeure [et, depuis,] […] Mogadiscio [avait] été le théâtre de certains des combats les plus intenses, ce qui [avait] considérablement détérioré la situation de sécurité dans la ville » (DCT, à la page 357). L’agent aurait dû tenir compte de ce contexte lorsqu’il a examiné les développements décrits dans les reportages médiatiques de 2011 de Reuters sur lesquels il s’est appuyé.

 

[14]           De plus, même s’il avait été indiqué que l’agent fonde sa décision exclusivement sur le développement récent mentionné dans les reportages médiatiques d’août 2011 de Reuters, les conclusions de l’agent ne tenaient pas raisonnablement compte du contenu de ces articles. Ces articles comportaient les affirmations suivantes concernant le retrait d’al-Shabaab :

         [traduction] « Des analystes ont affirmé qu’ils s’attendaient à ce qu’al-Shabaab, qui contrôle encore de vastes régions du sud et du centre de la Somalie, retourne à Mogadiscio et adopte des tactiques de guérilla. » (DCT, à la page 15);

         Une citation du dirigeant d’al-Shabaab (le sheikh Muktar Abu Zubeir) qui affirmait : [traduction] « Nous n’avons pas renoncé au combat et nous ne sommes pas faibles. Nous lançons maintenant une nouvelle phase de combat contre vous qui marquera votre fin. » D’ailleurs, cet article comporte, entre autres intertitres, l’intertitre [traduction] « Mogadiscio peu sûr ». L’article rapporte ensuite que [traduction] « les troupes gouvernementales et les soldats du maintien de la paix de l’UA [Union africaine] admettent qu’ils ne contrôlent pas tout Mogadiscio et qu’il y a encore des poches de résistance ». (DCT, à la page 15);

         [traduction] « Les rebelles d’al-Shabaab inspirés par al-Qaida ont mené pendant quatre ans une insurrection contre des troupes gouvernementales et des soldats du maintien de la paix de l’Union africaine appuyés par l’Occident avant de se retirer de la capitale plus tôt ce mois-ci, dans le cadre de ce qu’ils ont dit être une manœuvre tactique. Des analystes croient que les militants réapparaîtront bientôt dans la capitale en tant que groupe de combattants de guérilla pour mener des attentats suicide à la bombe à grande incidence. » (DCT, à la page 17);

         [traduction] « Des milliers de Somaliens retournent à Mogadiscio depuis que les rebelles islamistes ont annoncé leur retrait, mais la capitale souffre encore des effets de plusieurs années de lutte armée. Deux enfants ont été tués samedi après avoir joué par erreur avec une mine terrestre dans le district de Karan, à Mogadiscio, qu’al‑Shabaab avait abandonnée. Neuf personnes ont également été blessées, selon des témoins. » (DCT, à la page 18);

         Un des articles s’intitulait [traduction] « Mogadiscio fête le retrait d’al-Shabab mais les militants ne sont pas loin » [Non souligné dans l’original.]. L’article relate ensuite comment al-Shabab a exécuté trois hommes par peloton d’exécution dans le nord de Mogadiscio et mentionne qu’[traduction] « al-Shabab a dit que le retrait était une manœuvre stratégique et a juré de demeurer à proximité et de poursuivre ses efforts en vue de renverser le gouvernement appuyé par les Nations Unies. » (DCT à la page 22);

         Un autre article, intitulé [traduction] « Mogadiscio demeure dangereux malgré le retrait d’al-Shabab », note que [traduction] « la capitale somalienne demeure un endroit dangereux, y compris pour les travailleurs humanitaires [mais], [m]algré cela, de nombreux Somaliens viennent à la ville dans l’espoir d’y trouver de la nourriture et de l’eau dans un pays frappé par la sécheresse et la famine. » L’article poursuit en disant : [traduction] « Bien que le retrait d’al-Shabab ait permis l’accès à certaines parties de la ville, la capitale somalienne ne peut pas être qualifiée de sûre. » L’article cite un représentant de Médecins sans frontières qui aurait affirmé que le retrait [traduction] « a laissé une sorte de vide au plan de la sécurité. Aussi, même, disons, au plus fort du conflit à Mogadiscio, si dangereuse ait été la ville, il y avait une ligne de front claire même s’il pouvait y avoir des homicides et des attentats à la bombe ciblés dans les secteurs contrôlés par le GFT […] Il y a également des milices privées liées à différents clans, et ainsi de suite. Et je trouve qu’en fait, travailler dans ces circonstances est presqu’aussi dangereux, sinon plus dangereux, qu’à l’époque où une ligne de front traversait la ville. » L’article mentionne : [traduction] « Les forces pro-gouvernementales ont maintenant un secteur beaucoup plus vaste à contrôler sans disposer d’aucunes troupes additionnelles. Cela permet à d’autres groupes armés d’agir plus librement. » (DCT à la p. 24);

         L’article daté du 26 août 2011 mentionne : [traduction] « Des rebelles islamistes somaliens ont décapité au moins 11 civils dans la capitale au cours des deux dernières semaines, une campagne de terreur dont des résidents disaient vendredi qu’elle vise à démontrer que les insurgés sont encore capables d’agir dans Mogadiscio après leur retrait plus tôt ce mois-ci des bases qu’ils y avaient [...] Des résidents – dont certains étaient trop terrifiés pour donner leurs noms – ont appelé le gouvernement somalien et les troupes de l’UA à sécuriser leur quartier. Bien qu’al‑Shabaab se soit retiré, des combattants individuels sont encore actifs dans la ville et les coups de feu sont chose courante. » (DCT, à la page 26);

         [traduction] « Le gouvernement éprouvé de la Somalie a célébré le départ des rebelles comme une victoire majeure, mais al-Shabaab a dit que son retrait était purement tactique et a promis de revenir, et des analystes ont dit que le retrait pourrait annoncer une vague d’attaques suicides à la manière d’al-Qaida. » (DCT, à la page 32).

 

[15]        Ainsi, contrairement à ce que l’agent à conclu, les articles d’août 2011 de Reuters révélaient une situation qui demeurait incertaine et dangereuse. Des Somaliens retournaient à la capitale, mais la documentation indiquait que cela était attribuable en grande partie à la famine et la sécheresse extrêmes qui sévissaient ailleurs (voir, p. ex., le DCT, aux pages 29 à 32). Comme l’a noté un haut fonctionnaire américain qui avait accompagné l’épouse du président en Somalie en août 2011 et qui était cité dans un des articles, [traduction] « Je pense qu’il s’agit d’un des contextes les plus dangereux de toutes les opérations humanitaires dans le monde à l’heure actuelle, et donc, assurément, il y a un risque d’intensification des combats, il y a toutes sortes de risques » (DCT, à la page 32).

 

[16]      Tel qu’il ressort clairement des paragraphes qui précèdent, la vaste majorité des documents sur la situation dans le pays qui avaient été produits en preuve indiquaient que Mogadiscio était un endroit incroyablement dangereux. Dans ses motifs, l’agent n’a pas tenu compte de contexte plus général et, qui plus est, il n’a même pas saisi correctement le message essentiel des articles sur lesquels il s’est appuyé qui indiquaient que malgré le retrait d’al-Shabaab de la capitale, la situation à Mogadiscio et dans les environs demeurait extrêmement volatile et dangereuse.

 

[17]           Le manque de sécurité à Mogadiscio a été reconnu dans deux décisions judiciaires récentes et dans une décision récente de la SPR.

 

[18]           En avril de cette année, le juge en chef Blais de la Cour d’appel fédérale a été saisi d’une question similaire dans le cadre d’une requête en sursis de renvoi en Somalie d’un jeune homme qui se trouvait dans une situation analogue à celle du demandeur (dans l’arrêt Mohamed c Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2012 CAF 112 (Mohamed)). En s’appuyant sur pratiquement les mêmes éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays que ceux dont disposait l’agent dans la présente espèce, le juge en chef Blais a conclu que le demandeur aurait une PRI dans le nord de la Somalie puisque cette région semblait être relativement stable. Toutefois, il a souligné que [traduction] « les éléments de preuve produits par les deux parties démontrent que la situation est bien plus dangereuse et instable dans le sud et dans les environs de la capitale somalienne, Mogadiscio », et il a conclu que [traduction] « la situation est particulièrement difficile dans le sud et le centre de la Somalie, y compris à Mogadiscio […] » (Mohamed, aux paragraphes 19 et 25).

 

[19]           Dans le même ordre d’idées, la décision Sufi et Elmi c Royaume-Uni, demandes nos 8319/07 et 11449/07, de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (28 juin 2011), bien qu’elle ne me lie pas, est instructive. Dans cette affaire, la CEDH était saisie des demandes de deux hommes citoyens de la Somalie qui affirmaient que leur renvoi en Somalie du Royaume-Uni les exposerait à un risque réel de subir des mauvais traitements en violation des articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction de la torture) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 RTNU 222, STE no 5, et porterait également atteinte à leurs droits prévus à l’article 8 de cette convention (droit au respect de la vie privée et de la vie familiale). La Cour [traduction] « [a conclu] que la violence à Mogadiscio connaît un tel degré d’intensité que quiconque dans la ville, à l’exception peut-être de ceux qui entretiennent des liens étroits avec des "acteurs puissants", serait exposé au risque réel de subir un traitement interdit par l’article 3 de la Convention » (Sufi, au paragraphe 250).

 

[20]           Enfin, et fait significatif, dans la seule décision que la SPR a rendue au cours de la dernière année concernant la Somalie (dossier de la SPR no VB0-04912, [2011] DSPR no 26), la Commission a conclu que le demandeur avait effectivement une crainte bien fondée de persécution de la part d’al-Shabaab. Dans une décision rendue de vive voix en décembre 2011 (avec motifs écrits rendus en janvier 2012), la Commission s’est appuyée sur le rapport du Home Office du Royaume-Uni et a conclu au paragraphe 13 de sa décision que :

 

 

[…] pour le gouvernement fédéral de transition, Al‑Shabaab représente la principale menace. Ce groupe, qui est classé par les États-Unis parmi les organisations terroristes, est accusé d’avoir des liens avec Al-Qaïda. Il contrôle une grande partie du sud et du centre de la Somalie, dont certaines parties de Mogadiscio. Al-Shabab serait dirigé par un personnage obscur se faisant appeler Abu Zubeyr. L’objectif proclamé du groupe est de propager l’Islam partout dans le monde.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Bien que je ne sois pas liée par cette décision non plus, il est révélateur qu’une décision rendue quelques mois après qu’al-Shabaab se fut retiré de la capitale ait conclu que Mogadiscio demeurait un endroit dangereux.

 

Conclusion

[21]           Ainsi, la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’il l’a rendue sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait. Ces éléments de preuve indiquaient que Mogadiscio est un endroit dangereux et ne peut donc pas constituer une PRI. Les reportages d’août 2011 de Reuters ne disaient pas autre chose. La conclusion selon laquelle Mogadiscio ne constitue pas une PRI trouve également appui dans plusieurs décisions récentes.

 

[22]           Étant donné que l’agent a fondé sa décision sur la conclusion déraisonnable selon laquelle Mogadiscio constituait une PRI pour le demandeur, il a omis d’examiner et d’analyser la question de savoir si le risque auquel le demandeur serait exposé s’il retournait à Mogadiscio était un risque généralisé au sens de l’article 97 de la LIPR et si, le cas échéant, le demandeur pouvait néanmoins être renvoyé en Somalie sans qu’il ne soit porté atteinte à ses droits prévus à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés , qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [LRC (1985), appendice II, no 44]. (La Cour d’appel fédérale est actuellement saisie, dans l’affaire Mohamed, toujours en instance, de la question de savoir si une analyse en vertu de la Charte est requise dans ces circonstances.)

 

 

[23]           En conséquence, la décision de l’agent d’ERAR sera cassée et l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et aucune ne se pose en l’espèce puisque ma décision est étroitement liée aux faits et porte essentiellement sur la façon dont l’agent a tiré ses conclusions.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de l’agent est cassée;

2.                  La demande d’ERAR du demandeur est renvoyée pour nouvelle décision par un autre agent d’ERAR;

3.                  Les parties se verront offrir la possibilité de présenter des éléments de preuve et des observations additionnels au nouvel agent d’ERAR concernant la situation qui prévaudra en Somalie au moment de la nouvelle décision;

4.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée;

5.                  Il n’y a aucune adjudication de dépens.

 

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7344-11

 

INTITULÉ :                                      Mohamud Abdulla Farah, alias Dahir Omar Shire c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 juin 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 28 septembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Prasanna Balasundaram

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nadine Silverman

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Prasanna Balasundaram,

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 



[1] Al-Shabaab est épelé de différentes façons dans le dossier; l’épellation utilisée dans les citations directes est laissée telle quelle.

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